CEDH : enchaînement mortel lors d’une manifestation

Publié le 03/03/2025 à 6h10
CEDH : enchaînement mortel lors d'une manifestation
AlexOakenman/AdobeStock

Un étudiant âgé de vingt-et-un-ans fut mortellement blessé lors d’une manifestation. Ce soir-là, les gendarmes, visés par des projectiles, ordonnèrent à plusieurs reprises par haut-parleur aux manifestants de stopper leur progression et de se retirer puis, constatant l’inefficacité de leurs avertissements, annoncèrent qu’ils allaient faire usage de la force. Les gendarmes lancèrent des grenades à effet lacrymogène. Après avoir adressé à haute voix un avertissement destiné aux manifestants, le haut-parleur étant alors défectueux, un maréchal des logis-chef lança une grenade OF-F1 par un mouvement de lancer « en cloche » au-dessus du grillage, qui atteignit mortellement l’étudiant.

La Cour relève à titre liminaire que la cause du décès de Rémi Fraisse ne prête pas à débat entre les parties, la grenade lancée par le maréchal des logis étant tombée accidentellement entre son cou et le sac à dos qu’il portait.

S’agissant des circonstances particulières de l’affaire, la Cour constate que la soirée sur le site a été marquée par des affrontements particulièrement violents entre manifestants radicaux et forces de l’ordre, qui, à l’origine, avaient seulement pour mission d’empêcher l’accès des manifestants à la « zone vie ». Dans un contexte d’extrême tension, de véritables attaques ont été exercées à l’encontre des gendarmes mobiles par certains manifestants dans des conditions rendant l’opération particulièrement périlleuse. La Cour, qui rappelle qu’elle ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l’agent qui a dû réagir, dans le feu de l’action, à ce qu’il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie ou celle d’autrui, considère que rien au dossier ne la conduit à remettre en cause les appréciations portées par les autorités nationales selon lesquelles les circonstances étaient réunies pour déclencher l’emploi de la force par les gendarmes, et notamment par le maréchal des logis-chef, à l’encontre de manifestants violents qui avaient été rejoints par Rémi Fraisse.

Dans ces conditions, il revient à la Cour, pour contrôler le respect des obligations positives attachées à l’article 2 de la Convention, à l’occasion du recours à une force en théorie non létale mais qui s’est finalement révélée meurtrière, d’examiner, d’une part, le cadre général applicable à la date des faits litigieux s’agissant de l’usage de la force dans les opérations de maintien de l’ordre, et, d’autre part, les conditions dans lesquelles l’opération litigieuse a été organisée et conduite, afin de vérifier que le risque de mise en danger de la vie avait été réduit au minimum.

La Cour relève, d’une part, que l’usage de la force était régi, à la date des faits litigieux, par diverses dispositions dont la combinaison rendait le cadre juridique applicable complexe au point d’en affecter l’accessibilité et l’intelligibilité par les personnes chargées de le mettre en œuvre. En effet, l’article L. 211-9 du Code de la sécurité intérieure qui régit l’emploi de la force dans le cadre d’un attroupement, prévoit la possibilité d’y recourir, pour dissiper l’attroupement, soit seulement après sommations, soit directement, lorsque des violences sont exercées contre les forces de l’ordre ou quand celles-ci sont dans l’impossibilité de défendre autrement le terrain qu’elles occupent.

D’autre part, la Cour relève les insuffisances et les lacunes caractérisant le cadre juridique du recours à la force. Ainsi, les cas dans lesquels les représentants de la force publique « ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent » ne sont pas définis dans cet ensemble de dispositions. N’y est pas davantage prévue de gradation dans l’emploi des armes.

De l’avis de la Cour, le cadre juridique applicable, en permettant le recours aux armes dites « à feu » sans donner les précisions nécessaires pour déterminer en pratique quelle arme était la mieux adaptée à la menace ni pour en faire un usage réellement gradué, laissait les gendarmes mobiles en opération de maintien de l’ordre dans le flou. Tout en relevant que le cadre juridique et administratif a évolué de manière positive sur ce point postérieurement aux faits litigieux, la Cour considère que la réglementation applicable à cette époque n’était ni complète ni suffisamment précise pour permettre un usage réellement gradué de la force.

Prenant en considération le fait que l’utilisation du type de grenade considérée a été interdite postérieurement aux faits litigieux, la Cour considère qu’il ressort du dossier que cette arme était d’une dangerosité exceptionnelle. Si l’usage de la grenade OF-F1 avait une base légale, et si les forces de l’ordre étaient tenues d’y recourir dans le respect des principes d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité de l’emploi de la force, la Cour considère que la dotation de ce type d’arme était problématique en raison de l’absence d’un cadre d’emploi précis et protecteur, prévoyant a minima une formation sur sa dangerosité, une information sur les dommages susceptibles d’être occasionnés, l’interdiction du lancer en cloche, la mise en œuvre du tir par une équipe ou un binôme, et le respect d’une distance de sécurité.

La Cour relève ensuite que les gendarmes ont dû se défendre de nuit avec un éclairage très insuffisant dans la mesure où seuls les feux allumés par des manifestants éclairaient la zone, le matériel d’éclairage dont disposaient les gendarmes étant de faible autonomie. Elle constate en outre que le haut-parleur qu’était censé utiliser le maréchal des logis‑chef pour les sommations, même si, en théorie, il n’était pas tenu d’y recourir, s’est révélé défectueux. La Cour relève à cet égard qu’il ne ressort pas du dossier que les gendarmes avaient à leur disposition des fusées rouges, qui doivent normalement être utilisées en l’absence de haut-parleur.

En ce qui concerne la conduite de l’opération, la Cour relève les défaillances de la chaîne de commandement, en particulier l’absence de l’autorité civile sur les lieux au moment des faits litigieux. Certes, le préfet du Tarn, autorité civile responsable du choix du dispositif de maintien de l’ordre et du suivi de sa mise en œuvre, était en lien avec le commandement de la gendarmerie, mais le commandant a lui-même quitté le site à 21 h 30.

Or, la Cour considère que même si le directeur de cabinet du préfet était tenu informé du déroulement des événements pendant la soirée, le préfet ne pouvait, à distance, complètement percevoir l’ampleur des affrontements et la situation rencontrée par les forces de l’ordre. Dans ces conditions, elle considère que l’autorité civile n’a pas pleinement assumé sa responsabilité dans le cadre de cet événement.

La Cour conclut, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les responsabilités individuelles et qu’elle est pleinement consciente des difficultés rencontrées par les forces de l’ordre qui faisaient face à des agissements violents, qu’eu égard tant aux lacunes du cadre juridique et administratif alors applicable qu’aux défaillances de l’encadrement dans la préparation et la conduite des opérations litigieuses, le niveau de protection requis dans le cas d’un recours à une force potentiellement meurtrière, pour parer aux risques réels et immédiats pour la vie que sont susceptibles d’entraîner, fût-ce exceptionnellement, ce type d’opérations de maintien de l’ordre n’a pas été, dans les circonstances particulières de l’espèce, garanti. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

Sources :
Rédaction
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