CEDH : autorisation d’exercer la profession d’agent de sécurité refusée à un partisan de l’idéologie salafiste

Publié le 18/12/2023

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En Belgique, l’exercice de la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage requiert l’obtention d’une carte d’identification délivrée par le ministre de l’Intérieur ou son délégué.

Un ressortissant belge, employé par une entreprise de sécurité qui l’affecta, entre autres, à la surveillance des bâtiments de la Commission européenne pour laquelle il avait obtenu une autorisation spéciale. Puis, il fut engagé en tant qu’agent de sécurité sur un poste d’opérateur dans la salle de contrôle située à la gare ferroviaire de Bruxelles-Midi.

Pour exercer les tâches qui lui furent confiées, il était en possession d’une carte d’identification délivrée par le ministère de l’Intérieur valable jusqu’en 2024. Après que son ancien employeur lui eut proposé un travail complémentaire visant à assurer la sécurité de grands événements, emploi qui nécessitait l’obtention d’une seconde carte d’identification, spécifique à un travail de gardiennage, la Sûreté de l’État informa le ministère de l’Intérieur que l’intéressé était connu des services de renseignement pour ses contacts avec plusieurs individus de tendance salafiste scientifique.

La Commission d’enquêtes sur les conditions de sécurité estima que l’intéressé ne répondait pas au profil fixé par la loi pour l’exercice de la fonction d’agent de gardiennage et suggéra au ministère d’initier une procédure visant au refus de la délivrance d’une seconde carte d’identification.

Le ministère de l’Intérieur décida de lui retirer sa première carte d’identification et refusa de lui accorder la seconde.

Il demanda l’annulation de cette décision devant le Conseil d’État de Belgique.

Dans sa demande d’avis, le Conseil d’État fait référence à des notions telles que « la proximité » ou « l’appartenance » à un mouvement religieux, sans préciser si elles visent la proximité ou l’appartenance par la pensée ou plutôt une manifestation concrète de cette appartenance, à travers des actes.

Il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux autorités nationales dans l’examen des conditions à remplir en droit belge pour qu’une autorisation d’exercer les fonctions d’agent de sécurité ou de gardiennage puisse être délivrée. Son rôle consiste plutôt à indiquer les critères issus de la Convention qui lui paraissent pertinents dans l’examen par la juridiction demanderesse du litige porté devant elle. Eu égard toutefois à l’effet utile que cet avis est appelé à avoir, la Cour formulera son avis au plus près du contexte juridique et factuel dans lequel s’inscrit la présente demande et précise que le présent avis est rendu sans que la Cour ait eu connaissance des éléments figurant dans le dossier classifié constitué auprès de la Sûreté de l’État belge.

En se référant dans sa demande d’avis consultatif à l’article 9 § 2 de la Convention, le Conseil d’État se place uniquement sur le terrain de la liberté de manifester ses convictions et sa religion, c’est-à-dire du for externe, lequel en l’espèce, eu égard aux incertitudes qui entourent la notion de « proximité », concerne principalement l’appartenance à un mouvement religieux. Aussi la Cour se concentrera-t-elle sur cette dernière.

La Cour rappelle que l’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. À la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui, de telles manifestations d’une religion ou d’une conviction peuvent aussi consister dans l’usage de l’Internet et des réseaux sociaux. Elles sont, en principe, protégées par l’article 9, aux termes duquel, la liberté de manifester sa religion englobe par ailleurs le droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un enseignement.

En l’occurrence, la Cour déduit de la question posée par le Conseil d’État que celui-ci considère le refus d’autoriser l’exercice de la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage dont fait l’objet l’intéressé comme constituant une ingérence dans les droits que ce dernier tire de l’article 9.

Il n’y a pas lieu pour la Cour, dans le cadre de la présente procédure d’avis, d’examiner si ces exigences sont remplies. Cette appréciation incombera au Conseil d’État et devrait tenir compte des critères suivants issus de la Convention.

Il convient tout d’abord pour la Cour de rappeler sa jurisprudence constante selon laquelle il revient au Conseil d’État de s’assurer que l’ingérence litigieuse repose sur une base légale.

Quant aux buts légitimes susceptibles de justifier une restriction à la liberté de manifester sa religion ou ses convictions, il semble ressortir des informations fournies à la Cour que la mesure en cause dans la procédure ayant donné lieu à la présente demande est considérée par le Conseil d’État comme poursuivant au moins un des buts légitimes énumérés à l’article 9 § 2 de la Convention, parmi lesquels figurent, notamment, la sécurité publique, la protection de l’ordre et la protection des droits et libertés d’autrui. Cette énumération étant exhaustive, il appartient au Conseil d’État de s’assurer que le refus d’autoriser l’exercice de la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage est inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ces buts légitimes.

Quant au point de savoir s’il peut y avoir « nécessité dans une société démocratique » à refuser à une personne l’exercice d’une telle profession en raison de sa seule appartenance à un mouvement religieux considéré par l’autorité administrative nationale compétente comme présentant à moyen ou à long terme une menace pour l’État, les critères suivants apparaissent pertinents dans l’examen de cette question.

La Cour rappelle que le fait pour une personne d’abuser de sa position et de poster régulièrement sur les réseaux sociaux des contenus incitant à contester, voire à mettre en danger les institutions de l’État ou le respect des droits et libertés d’autrui, en exerçant une pression indue sur les destinataires de ces contenus, représente une forme de prosélytisme dont la compatibilité avec l’article 9 de la Convention est sujette à caution. L’appréciation, au regard de l’article 9, de telles formes de prosélytisme, qui détournent la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention de sa vocation, en l’utilisant à des fins manifestement contraires à l’esprit de la Convention, demande à être vérifiée à la lumière des circonstances particulières de chaque cas.

Une des particularités de la situation en cause en l’espèce tient au fait que l’ingérence dénoncée par l’intéressé n’est pas une sanction, mais une mesure préventive qui a été décidée en vue de prévenir la matérialisation d’un risque dont il serait, de l’avis de la Sûreté de l’État, porteur s’il était autorisé à poursuivre l’exercice d’une fonction très spécifique, à savoir celle d’agent de sécurité ou de gardiennage. Cela pose la question de l’admissibilité de pareilles mesures préventives.

Il appartient aux autorités nationales compétentes de rechercher si l’intérêt poursuivi par la mesure défavorable à l’intéressé, en l’occurrence le refus d’autoriser l’exercice de la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage, doit prévaloir sur les conséquences qu’elle entraîne pour l’intéressé. Pour ce faire, les critères suivants doivent entrer en ligne de compte : la nature de la fonction d’agent de sécurité ou de gardiennage et ses exigences, telles qu’elles sont prévues par la législation nationale applicable  ; la nature et le degré d’appartenance de l’intéressé au mouvement religieux en question ainsi que les risques qui en résultent pour l’exercice de la fonction d’agent de sécurité ou de gardiennage ; la possibilité, ou non, pour l’employeur, d’aménager la fonction briguée par l’intéressé de façon à supprimer ou à minimiser les risques potentiels ; le fait que la mesure litigieuse ne contraint pas l’intéressé à abandonner ses convictions, à modifier ou à abandonner sa pratique active au sein de ce mouvement.

Ensuite, pour être proportionnée, la mesure litigieuse doit être accompagnée de garanties procédurales adéquates pour prévenir tout risque d’arbitraire. Il convient, en particulier, que la personne concernée soit associée au processus décisionnel, considéré dans son ensemble, dans une mesure suffisante pour lui assurer la protection requise de ses intérêts.

À ce stade, la Cour se limite à rappeler que là où une mesure défavorable à la personne concernée se fonde sur des informations confidentielles, seules sont légitimes les limitations des droits procéduraux qui n’atteignent pas ceux-ci dans leur substance même. Lorsque des preuves n’ont pas été communiquées à l’une des parties au nom d’un intérêt public dûment justifié, les difficultés qui en résultent pour la partie concernée doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les juridictions compétentes, laquelle doit satisfaire dans toute la mesure du possible aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes et être assortie de garanties aptes à protéger les intérêts de la personne concernée. Parmi ces facteurs compensateurs figurent le contrôle par la juridiction compétente du contenu des informations classifiées et de leur utilisation dans la motivation de la décision attaquée, ainsi que, le cas échéant, et dans toute la mesure compatible avec la préservation de la confidentialité et de la bonne conduite des investigations visant une personne, la communication, à tout le moins sommaire, à cette personne de la substance des reproches dont elle fait l’objet.

Il appartiendra donc au Conseil d’État de s’assurer que des facteurs compensateurs suffisants, de nature à contrebalancer les effets des restrictions apportées aux droits procéduraux de l’intéressé, ont été appliqués ou qu’ils le seront lorsque la procédure en instance reprendra. La Cour rappelle à cet égard qu’un éventuel défaut d’équité lié à la méconnaissance du principe de l’égalité des armes à un stade précoce de la procédure peut, sous certaines conditions, être corrigé à un stade ultérieur.

Sources :
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