CEDH : conclusions d’avocat et liberté d’expression

Publié le 26/05/2023

CEDH : conclusions d’avocat et liberté d’expression

La requérante, société de droit monégasque ayant pour activité la vente au détail de vêtements et d’accessoires, soutient que la suppression par les juridictions internes d’un passage de ses conclusions écrites d’appel a méconnu son droit à la liberté d’expression.

La Cour constate que la société requérante a pu communiquer et donc faire valoir ses arguments juridiques, dont les propos finalement supprimés, auprès des destinataires visés, à savoir les juges internes en charge de l’affaire, et que ceux-ci en ont effectivement pris connaissance. Elle considère toutefois que la décision de la cour d’appel, confirmée par la Cour de révision, de supprimer le passage litigieux des conclusions d’appel avait pour objet de sanctionner des propos jugés attentatoires à la considération d’une société d’avocats et pour effet de priver partiellement une partie au litige de son argumentaire. Il s’agit donc d’une ingérence des autorités internes dans la liberté d’expression de la société requérante, matérialisée dans les écrits judiciaires de son conseil, ce point n’étant d’ailleurs pas contesté par le Gouvernement.

À titre liminaire, la Cour précise que la question essentielle qui se pose au niveau de la légalité est celle de savoir si, lorsque la société requérante a déposé son assignation par le biais de son avocat, elle savait ou aurait dû savoir que ses écritures étaient susceptibles de faire l’objet d’une suppression par la cour d’appel sur le fondement de la loi sur la liberté d’expression publique.

Or, compte tenu de l’énoncé des articles de cette loi, la Cour est d’avis que la société requérante, représentée par un avocat, pouvait raisonnablement prévoir que tous propos formulés dans ses écrits judiciaires et considérés comme diffamatoires étaient susceptibles de faire l’objet d’un bâtonnement par les juges saisis de la cause. Elle relève par ailleurs que ces dispositions avaient déjà été appliquées par les juridictions internes à l’époque des faits, notamment à l’égard de propos imputant à la partie adverse une « grande propension […] à frauder ».

Quant à l’argument fondé sur le caractère imprévisible et contradictoire des solutions apportées par les juridictions monégasques à des propos similaires, la Cour estime que l’opération de qualification et d’interprétation de la loi à laquelle s’est livré le juge interne relève sans conteste de son office et ne peut dès lors constituer un grief, en soi, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, sauf en cas d’arbitraire manifeste. Or, en l’espèce, la Cour ne décèle aucun élément de cette nature.

Partant, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice, par la société requérante, de son droit à la liberté d’expression était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

La Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion d’affirmer, dans des affaires concernant des propos tenus par des avocats représentant leurs clients dans l’enceinte du prétoire, que l’égalité des armes et d’autres considérations d’équité militent en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties. Il n’en demeure pas moins que les avocats ne peuvent pas tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle.

En l’espèce, la Cour relève tout d’abord que les propos litigieux concernaient un différend purement privé et ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’un débat d’intérêt général. Elle observe en outre qu’ils visaient une autre société privée, et non un fonctionnaire pour lesquels la Cour a admis que les limites de la critique admissible peuvent, dans certains cas, être plus larges que pour les simples particuliers. La Cour en déduit que l’État défendeur disposait, dans ces circonstances, d’une plus grande marge d’appréciation.

En outre, le support juridique sur lequel se sont fondées les juridictions pour ordonner le bâtonnement traduit en réalité la volonté d’aménager et de tempérer l’immunité judiciaire dont bénéficient les avocats et leurs clients pour les écrits ou plaidoiries portés devant les tribunaux. Le texte de loi autorisant la suppression de certains passages est en effet un instrument juridique destiné à prévenir tout risque d’intimidation des parties ou de leurs avocats qui pourraient s’auto-censurer dans l’expression de leurs propos de crainte de s’exposer à des poursuites pénales. Toutefois, cette liberté de la parole ou de l’écrit porté devant les tribunaux ne doit pas être absolue. Le juge est le gardien de cet équilibre puisqu’il est investi par la loi d’une mission de contrôle de l’expression judiciaire qu’il peut supprimer s’il l’estime diffamatoire, outrageante, injurieuse ou attentatoire à la vie privée.

La Cour considère que la cour d’appel a ainsi pu juger que le passage litigieux contenait l’allégation d’agissements frauduleux consistant en la cession d’un fonds de commerce à une personne frappée d’une interdiction légale d’exercer le commerce. Les personnes visées pouvaient aisément être identifiées et les accusations implicitement portées déterminées. Ainsi, la création de la SCP cocontractante de la requérante pour une location-gérance est présentée comme ayant eu une dimension frauduleuse destinée, lors d’une opération future et hypothétique de cession de parts sociales, à masquer, soit l’absence d’exploitation effective du fonds de commerce, soit l’interdiction d’exercer le commerce dont aurait été frappé l’un des acquéreurs.

L’expert-comptable et gérant co-associé de la SCP, associé majoritaire, sont implicitement mais nécessairement désignés comme faisant partie d’une structure susceptible de participer à une fraude.

Par ailleurs, la Cour relève que la demande de bâtonnement a été strictement limitée aux propos jetant un discrédit flou et hypothétique sur la probité de la société et de ses membres.

En revanche, le passage de l’acte d’appel qui rappelle l’incompatibilité entre l’exercice des activités d’expert-comptable et la réalisation d’actes de commerce, sous peine de sanctions pénales, est un élément objectif des débats qui a été librement débattu et tranché par la cour d’appel. Les juridictions nationales, même si elles l’ont écartée en substance, n’ont donc pas éludé l’allégation d’incompatibilité dès lors qu’elle reposait sur des éléments tangibles d’appréciation.

La Cour estime que la cour d’appel a pu raisonnablement considérer, dans le cadre du pouvoir d’appréciation que lui conférait la législation nationale, que les déclarations litigieuses, bien que voilées, dépassaient la limite du commentaire admissible, dans la mesure où, en l’absence de base factuelle solide, et donc d’éléments de nature à prouver la véracité des accusations, à peine masquées, elles pouvaient parfaitement être considérées comme ayant une nature diffamatoire.

Enfin, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. En l’espèce, elle constate que la suppression par les juges des propos diffamatoires constitue la sanction la plus légère prévue par la loi sur la liberté d’expression publique.

Dans ces circonstances, et eu égard à la marge d’appréciation dont disposaient les autorités nationales, la Cour considère que la suppression des propos litigieux n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi. L’ingérence peut donc raisonnablement être considérée comme nécessaire dans une société démocratique pour protéger la réputation d’autrui au sens de l’article 10 § 2.

Sources :
Rédaction
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