CEDH : dénonciation de harcèlement
La requérante était employée comme secrétaire dans une association d’enseignement confessionnel à Paris. Presque après qu’elle eut de l’aide au fils de celui qu’elle désignait comme son harceleur, directeur spirituel de l’association, son époux envoya des messages SMS à ce directeur spirituel et au directeur général de l’association, alléguant des faits de harcèlement et d’agression sexuelle à l’égard de son épouse et leur demandant d’intervenir. En réponse, le directeur proposa à l’intéressée de se placer en arrêt de travail dans l’attente de la négociation d’une rupture conventionnelle ou de la proposition d’une nouvelle affectation.
La requérante envoya un courriel intitulé « Agression sexuelle, Harcèlement sexuel et
Moral », à destination du directeur général de l’association, mettant en copie l’inspecteur du travail, celui qu’elle désignait comme le harceleur et deux de ses fils.
Le directeur ayant réitéré sa proposition initiale en réponse, l’époux de la requérante publia, sur le mur du compte Facebook d’une de ses connaissances, un billet reprenant les allégations de son épouse qu’il qualifiait de « scandale sexuel ». Ce billet citait la famille du prétendu harceleur et l’association, et suscita quelques vifs commentaires. La requérante fut condamnée pour diffamation.
Devant la Cour, la requérante se plaint de ce que sa condamnation pénale pour diffamation a violé son droit à la liberté d’expression.
La Cour souligne que le courriel pour l’envoi duquel la requérante a été pénalement condamnée a été diffusé dans un contexte tendu mêlant le travail et la vie privée de l’intéressée.
S’agissant, en premier lieu, des destinataires du courriel litigieux, la Cour rappelle qu’ils n’étaient qu’au nombre de six : le prétendu agresseur (alors vice-président exécutif de l’employeur), ses deux fils (dont l’un était également directeur spirituel de l’association et était déjà au courant des allégations), le directeur général de l’association, l’inspecteur du travail et enfin l’époux de l’intéressée (également au courant des allégations). Ainsi, sur ces six personnes, seul le second fils du prétendu agresseur était hors de l’affaire, tandis que toutes les autres étaient soit impliquées, directement ou indirectement dans cette dernière, soit habilitées à recevoir les dénonciations de harcèlement. La Cour considère dès lors qu’il s’agissait d’un texte envoyé à un nombre limité de personnes, n’ayant pas vocation à être diffusé au public, mais dont le seul but était d’alerter les intéressés sur la situation de la requérante afin de trouver une solution permettant d’y mettre fin.
Pour autant, les juridictions internes, retenant une interprétation stricte des conditions prévues par la loi pour l’exonération de la responsabilité pénale du salarié, ont reconnu le caractère public du courriel litigieux, au sens de la loi du 29 juillet 1881. Une telle approche apparaît, dans les circonstances de l’espèce, excessivement restrictive au regard des exigences attachées au respect de l’article 10.
S’agissant, en deuxième lieu, de la nature des propos litigieux, la Cour souligne que la requérante a agi en sa qualité de victime alléguée des faits qu’elle dénonçait et non pas en qualité de citoyen ou de lanceur d’alerte, ce qui entraîne l’inopérance, dans l’exercice de mise en balance, du critère de l’existence d’un intérêt public ou d’un débat d’intérêt général.
La Cour relève ensuite que les propos contenus dans le courriel étaient des déclarations de fait. La cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a estimé qu’il ne pouvait pas être reproché à la requérante, dans le contexte qu’elle subissait, de s’exprimer de manière vive et qu’il existait des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral voire sexuel dans la perception que l’intéressée avait pu en avoir, contrairement à l’agression sexuelle dont rien ne permettait de prouver l’existence. Pour autant, les juridictions nationales ont estimé que la requérante ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, ses propos ne disposant pas d’une base factuelle suffisante.
Certes, même les documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes doivent avoir une base factuelle, pour autant, la Cour relève, ainsi que le fait valoir la requérante, que les faits dénoncés ont été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi. Soulignant la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes, elle considère, à l’instar de l’avocat général dans ses conclusions, que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer.
S’agissant, en troisième lieu, des effets des propos de la requérante sur la réputation du prétendu agresseur, la Cour ne perd pas de vue que ce n’est pas tant le courriel litigieux en soi que le billet publié sur Facebook par l’époux de l’intéressée, qui a suscité de vifs échanges et a porté l’affaire à la connaissance du public. Dans ces conditions, elle considère que le courriel envoyé par la requérante à six personnes dont une seulement était hors de l’affaire n’a entraîné, en tant que tel, que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur.
S’agissant, en dernier lieu, de la sévérité de la sanction, il est vrai que la cour d’appel a diminué le montant de l’amende infligée à la requérante, intégralement assortie de sursis, et lui a enjoint de payer, in solidum avec son époux, les frais de la procédure prenant en compte le contexte de l’affaire et la situation de l’intéressée. Si une telle sanction ne saurait être qualifiée de particulièrement sévère, il n’en reste pas moins que la requérante s’est vu infliger une condamnation pénale qui comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel.
La Cour conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
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