CEDH : fin d’une délégation de service public de remontées mécaniques
La requérante est une société de droit français qui a exploité commercialement des équipements de remontées mécaniques pendant plusieurs décennies.
Avec l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985 relative au développement et à la protection de la montagne, les remontées mécaniques sont devenues un service public à la charge de communes, groupements de communes ou départements. La requérante a poursuivi son activité dans un cadre de droit privé durant une période transitoire de quatorze ans, à l’issue de laquelle elle a conclu une convention de délégation de service publique avec la collectivité concernée. Au terme cette convention, la collectivité a décidé de reprendre elle-même l’exploitation des remontées mécaniques, avec pour conséquence le transfert des équipements nécessaires au service public en application de la règle des biens de retour.
La société se plaint du fait qu’en raison de l’application de cette règle, elle a été privée de biens dont elle était propriétaire avant la signature de la convention de délégation de service public sans qu’une indemnisation couvrant leur valeur vénale lui soit versée, et en vertu d’une règle qui n’était ni accessible ni prévisible.
Le Conseil d’État, en 2012, a énoncé que, dans le cadre d’une délégation de service public ou d’une concession de travaux mettant à la charge du cocontractant les investissements correspondant à la création ou à l’acquisition des biens nécessaires au fonctionnement du service public, l’ensemble de ces biens appartient, dans le silence de la convention, dès leur réalisation ou leur acquisition, à la personne publique. Et, dans des arrêts rendus en la cause de la société requérante, précisé que cela vaut aussi « lorsque le cocontractant de l’administration était, antérieurement à la passation de la concession de service public, propriétaire de biens qu’il a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci ». Une telle mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique soit, ainsi que le comprend la Cour, à la date de la conclusion de la convention de délégation de service public.
La Cour en déduit que les biens litigieux, dont la société requérante était propriétaire avant la conclusion du contrat de délégation de service public, ont été transférés à cette date dans le patrimoine de la collectivité de communes.
La Cour renvoie à sa jurisprudence dont il ressort que toute ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens doit être légale, servir un intérêt public (ou général) légitime et être raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit, le juste équilibre à préserver entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu étant brisé si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante.
En l’espèce, si le Conseil d’État n’avait pas expressément jugé avant l’arrêt qu’il a rendu en sa cause que la règle des biens de retour s’appliquait à des biens dont le délégataire était propriétaire antérieurement à la signature de la convention de délégation de service public, la Cour constate que cette règle est énoncée depuis longtemps par la jurisprudence du Conseil d’État. D’après cette règle, dans le cadre d’une convention de délégation de service public, les biens nécessaires au fonctionnement du service public sont, par principe, dans le silence de la convention, la propriété de la personne publique délégante dès leur réalisation ou leur acquisition par le concessionnaire, et lui font obligatoirement retour au terme du contrat, en principe à titre gratuit, sous réserve qu’ils aient été totalement amortis.
La Cour constate par ailleurs que la société requérante a eu la possibilité de défendre sa cause contradictoirement devant les juridictions internes, en particulier au regard de l’application de la règle des biens de retour, et que la question de l’application de cette règle a fait l’objet d’un examen approfondi. La condition de légalité de l’ingérence est donc remplie.
Le but de la règle des biens de retour, visant à assurer la continuité du service public, il relève sans conteste de l’intérêt public, d’autant plus que, s’agissant en l’espèce du service public des remontées mécaniques, il se rattache à l’objectif de développement équitable et durable des territoires de montagne, qui a été déclaré « objectif d’intérêt national » par la loi du 9 janvier 1985.
Concernant la proportionnalité, la Cour relève que la société requérante a, avant l’intervention de la loi précitée, exploité commercialement durant plusieurs décennies ses propres équipements de remontées mécaniques, dans un cadre de droit privé.
La loi du 9 janvier 1985 a conféré le caractère de « service public » à l’ensemble du service des remontées mécaniques, confiant son organisation à des collectivités territoriales. Cette loi offre aux collectivités territoriales concernées le choix entre assurer elles-mêmes l’exécution de ce service, la confier à une autre personne morale de droit public et la concéder conventionnellement pour une durée déterminée à une entreprise privée. Dans le troisième cas de figure, elle donnait quatre ans aux exploitants privés et aux collectivités territoriales concernées pour conclure une convention de concession de service public. Elle ajoutait cependant que, dans le cas où une telle convention n’avait pu être conclue à l’expiration de ce délai du fait de la collectivité territoriale concernée, l’autorisation d’exploiter antérieurement accordée continuait de produire ses effets pour une durée maximale de dix ans. La société requérante, qui a bénéficié de cette mesure transitoire, a continué d’exploiter ses installations sous le régime du droit privé durant les quatorze années qui ont suivi l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985.
Au cours ou à l’issue de cette période de quatorze années, la société requérante aurait pu cesser son activité et céder ses équipements au prix du marché, à l’amiable ou à la suite d’une procédure d’expropriation, voire, d’après le Gouvernement, à une personne privée. Elle a cependant choisi de poursuivre son activité après la période transitoire, avec pour seule possibilité à cette fin de conclure une convention de délégation de service public avec la communauté de communes.
La société requérante a ensuite exploité les remontées mécaniques durant quinze années sous le régime de la délégation de service public, donc continué à exploiter commercialement les équipements litigieux durant plus de vingt-huit ans après l’entrée en vigueur de la loi du 9 janvier 1985.
Si la société requérante n’a pu obtenir le versement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens litigieux, il n’en résulte pas pour autant qu’elle a été privée de toute compensation et de toute possibilité d’indemnisation.
En effet, d’une part, la société requérante indique elle-même que les équipements qu’elle a apportés à l’exploitation étaient amortis à la fin de la concession. Il s’en déduit que le coût de ces équipements, qui avait ainsi été comptabilisé en charges, était couvert par les résultats de l’exploitation lorsqu’ils ont fait retour à la communauté de communes.
D’autre part, il ressort des conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État que, si le contrat se révèle a posteriori déséquilibré, et aboutit à son issue à un enrichissement sans cause de la personne publique, le concessionnaire est fondé à saisir le juge du contrat d’une demande tendant à l’obtention d’une indemnité destinée à rétablir l’équilibre économique du contrat.
La société requérante aurait donc pu saisir les juridictions administratives d’un recours de plein contentieux, plaider dans ce cadre que l’accord approuvé par les délibérations de la communauté de communes contribuait à l’équilibre économique du contrat, faire valoir que l’annulation de ces délibérations, qui empêchait la mise en œuvre de cet accord, avait rompu cet équilibre, et réclamer une indemnité destinée à le rétablir. Selon le Gouvernement, cette possibilité est toujours ouverte à la société requérante.
Dans cette circonstance, à supposer que l’ingérence litigieuse soit constitutive d’une privation de propriété, on ne saurait considérer qu’elle a supporté une charge spéciale et exorbitante du seul fait qu’elle n’a pu obtenir le paiement d’une somme correspondant à la valeur vénale des biens transférés. Vu de plus la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur et l’importance du but légitime poursuivi, s’agissant de la continuité d’un service public s’inscrivant dans une politique d’aménagement du territoire, la Cour conclut que cette ingérence était raisonnablement proportionnée à ce but.
Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1.
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