CEDH : infraction de corruption des sociétés du groupe Total
À la suite de l’intervention militaire menée par une coalition d’États contre le régime de Saddam Hussein, l’exploitation des archives irakiennes permit de découvrir des dysfonctionnements du programme « pétrole contre nourriture » instauré par le conseil de sécurité de l’ONU à la suite de l’embargo international sur l’ensemble du commerce extérieur iraquien pour répondre à une crise alimentaire et sanitaire de la population iraquienne.
Plusieurs signalements concernant des flux financiers suspects en provenance de grandes sociétés françaises ou de leurs filiales françaises ou étrangères furent recueillis par la cellule de renseignement financier nationale, dite « Tracfin », et des investigations firent apparaître l’existence de commissions versées par le groupe Total lors d’opérations d’achat de pétrole dans certains pays, notamment en Irak pendant l’embargo. Parallèlement à la procédure diligentée en France, l’une des sociétés plaida coupable pour les faits devant la justice américaine.
La cour d’appel de Paris jugea que les éléments constitutifs du délit de corruption d’agents publics étrangers, au sens de l’article 435-3 du Code pénal, étaient réunis à l’encontre des deux sociétés requérantes. Ces dernières formèrent un pourvoi en cassation qui fut rejeté par la chambre criminelle.
La première société requérante soutient que l’application de l’article 435-3 du Code pénal et sa condamnation sur ce fondement n’étaient pas prévisibles, il n’aurait pas vocation à s’appliquer pour sanctionner la violation de règles internationales.
La seconde société requérante concède qu’en sa qualité de professionnelle du commerce international du pétrole, elle ne pouvait ignorer, d’une part, que le paiement de suppléments de prix sur les barils iraquiens était interdit et, d’autre part, que la Convention de l’OCDE poursuivait un objectif de transparence dans les relations internationales. En revanche, elle soutient qu’elle ne pouvait prévoir que son comportement entrait dans les prévisions de l’article 435-3 du Code pénal et qu’elle pouvait être pénalement sanctionnée sur ce fondement.
La Cour note que les dispositions de l’article de ce texte sont entrées en vigueur avant la période au cours de laquelle les faits reprochés aux sociétés requérantes ont été commis et relève que, quelques jours seulement après l’invasion du Koweït par l’Irak, les relations financières avec cet État avaient déjà été réglementées, les mouvements de capitaux et les règlements de toute nature entre la France et l’étranger effectués pour le compte de personnes physiques ou morales résidentes au Koweït et en Irak ou de nationalité koweïtienne ou iraquienne étant désormais soumis à une autorisation préalable du ministre chargé de l’économie.
La Cour reconnaît que les sociétés requérantes ont été les premières personnes condamnées sur le fondement de l’article 435-3 du Code pénal pour le délit de corruption d’agents publics étrangers mais que l’État ne saurait se voir reprocher, pour ce seul motif, un manquement à l’exigence de prévisibilité de la loi, dès lors que, faute de situation strictement identique soumise précédemment aux juges, les juridictions nationales n’avaient pas jusqu’alors été mises en mesure d’en préciser, par voie prétorienne, le champ et la portée.
La Cour relève que les juridictions internes ont recherché si les différents éléments constitutifs du délit de corruption d’agents publics étrangers étaient réunis. En particulier, la cour d’appel de Paris a spécialement et longuement motivé son arrêt sur ce point, en répondant aux arguments soulevés par les sociétés requérantes, chacune étant assistée de plusieurs conseils, et en effectuant une analyse détaillée en ce qui concerne chacun de ces éléments eu égard à l’interprétation qu’elle retenait de l’article d’incrimination. Elle fit de même s’agissant de la question des bénéficiaires de la corruption active, compte tenu notamment de la Convention de l’OCDE qui prévoit expressément que l’« avantage indû pécuniaire ou autre (…) à un agent public étranger » puisse être offert, promis ou octroyé « à son profit ou au profit d’un tiers ».
La Cour prend en considération la circonstance, relevée par les juridictions internes, que les sociétés requérantes étaient « rompues au commerce international de pétrole » et qu’avait été publié au Journal Officiel un avis sur l’interdiction des paiements hors compte séquestre. La première société requérante ne pouvait ainsi ignorer que sa décision, pour reprendre les termes de la cour d’appel de Paris, « d’utiliser parallèlement à la voie légale de l’ONU le marché secondaire en acceptant le dispositif de surcharges selon des procédés très sophistiqués, (…) dans le cadre d’une organisation sophistiquée qui a nécessité une forte implication », et ce de manière répétée et délibérée, avec le recours à des « circuits de règlement clandestins et là encore variables », était susceptible de la faire tomber sous le coup du délit de corruption d’agents publics étrangers prévu par l’article 435-3 précité. La Cour considère qu’il ne saurait être non plus soutenu que la seconde société requérante ne pouvait anticiper, au moment des faits, les éventuelles conséquences pénales de son comportement, alors qu’elle participait sciemment à ce circuit occulte.
Rappelant qu’il convient de ne pas attacher une importance décisive au regard de l’article 7 de la Convention à l’absence de jurisprudence établie en la matière, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter des décisions des juridictions internes, qui ont considéré que les sociétés requérantes, familières du négoce de pétrole et aguerries aux opérations d’envergure dans un contexte international, auraient dû faire preuve d’une prudence accrue et mettre un soin particulier à évaluer les risques lorsqu’elles ont décidé d’entreprendre les opérations d’achat de pétrole iraquien litigieuses, le cas échéant en ayant recours à des conseils éclairés, auxquels il n’est pas contesté qu’elles avaient largement accès.
Elle rappelle, à cet égard, qu’il ne lui incombe normalement pas de se substituer aux juridictions internes dans l’appréciation et la qualification juridique des faits, et qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction.
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