CEDH : l’empoisonnement au polonium d’un dissident russe

Publié le 30/09/2021

En 2001, M. Litvinenko et sa famille obtinrent l’asile au Royaume-Uni et se virent accorder la nationalité britannique cinq ans plus tard. Ils changèrent de nom. M. Litvinenko se mit à dénoncer une situation de corruption et des liens présumés avec le crime organisé au sein des services de renseignement russes. Il aurait également coopéré avec les autorités britanniques, espagnoles et italiennes et il les aurait renseignées sur le crime organisé russe ainsi que sur des opérations du KGB en Europe.

Plusieurs fois, une connaissance de longue date de M. Livinenko vint le voir, parfois accompagné, ils dinèrent ensemble et des signes de contamination au polonium se firent ressentir. On en trouva d’ailleurs des traces tant dans sa chambre que sur un siège d’avion qu’il avait pris avec son ami pour aller voir un match ou encore dans une théière, et les toilettes des hommes que seuls les visiteurs avaient utilisées.

Il tomba malade, fut hospitalisé, les médecins soupçonnant un empoisonnement et décéda.

Le procureur général russe ouvrit une enquête pénale au sujet de laquelle la Cour ne dispose que de peu d’informations.

Au Royaume-Uni, une enquête publique permit d’établir au-delà de tout doute raisonnable que M. Litvinenko avait été empoisonné au polonium et que le poison lui avait été administré par ses visiteurs. Elle permit d’exclure l’hypothèse d’un empoisonnement accidentel ou d’un auto-empoisonnement volontaire. Elle écarta également l’hypothèse selon laquelle son « ami » aurait été piégé par les services de renseignement britanniques.

L’enquête publique releva les motivations qui auraient pu conduire des entités au sein de l’État russe à souhaiter la mort de M. Litvinenko, ainsi que la preuve de l’existence de liens entre les deux visiteurs et l’État russe. Elle conclut que ces derniers avaient agi sur ordre des services secrets en toute connaissance de cause.

La requérante est la veuve de M. Litvinenko qui soutient que rien dans les prétentions du Gouvernement russe ne met en doute les éléments de preuve et que, lorsque des documents touchaient au cœur de l’enquête, comme les résultats des tests russes de contamination à bord des avions, ils n’ont pas été utilisés dans le cadre de l’enquête pour des raisons juridiques car les autorités russes ont refusé leur autorisation de les utiliser et les conclusions de l’enquête ont été rejetées comme étant « unilatérales », l’Investigative Committee of the Russian Federation « ICRF » s’étant volontairement absentée pour que cela le soit.

Or la procédure d’enquête a été irréprochable. Un juge de la Haute Cour avec de nombreuses années d’expérience sur le banc a été nommé président. Il était assisté d’une équipe d’avocats, dont le Conseil d’enquête, dont la seule fonction était d’élucider les faits, « sans crainte ni faveur envers aucune partie ni aucune piste d’enquête particulière », et d’examiner tous les éléments de preuve d’un point de vue objectif et point de vue indépendant.

L’enquête a satisfait aux exigences de transparence et de responsabilité. La preuve ouverte a été reçue et les témoins ont été entendus lors d’audiences publiques. Le public et la presse avaient un accès illimité aux audiences et une transcription des débats était publiée sur le site Internet de l’enquête à la fin de chaque journée. Les preuves documentaires pouvaient être consultées et téléchargées sur le site Web de l’enquête pendant toute la durée de la procédure. Le rapport d’enquête fut à la fois déposé devant le Parlement et publié. Les décisions prises par le président étaient susceptibles d’un contrôle juridictionnel avec pour conséquence que toute personne concernée par une décision ou un arrêt pouvait former un recours en contrôle juridictionnel. Toutes les parties intéressées pouvaient demander le statut de participant principal et nombre d’entre elles l’ont fait, leur candidature ayant été acceptée par le Président.

Les autorités russes et les « visiteurs » ont choisi de ne pas le faire. Néanmoins, même en leur absence, des mesures ont été prises pour garantir l’équité de la procédure. Il est hautement significatif que le Président ait abordé les conséquences à attacher à leur décision de ne pas participer et décidé qu’aucune conséquence ne serait tirée de leur absence.

S’il est vrai que ni les parties ni la Cour n’ont eu accès aux preuves confidentielles concernant la sécurité nationale, la procédure de preuve à huis clos a été décrite en détail dans le rapport d’enquête et que la nature des documents clos a été décrite, bien qu’en termes généraux. Bien que les documents faisant l’objet d’un avis de restriction n’aient pas pu être mentionnés lors des audiences publiques et ont dû être supprimés du rapport avant sa publication, les avis de restriction étaient eux-mêmes des documents publics. La Cour est donc convaincue que, dans la mesure du possible dans les circonstances, l’obtention et l’utilisation de preuves à huis clos s’accompagnaient de garanties appropriées. Enfin, la Cour note que les conclusions de l’enquête ne sont pas isolées. Ils concordent avec le résultat d’une enquête criminelle qui, après avoir évalué les preuves, a estimé qu’il existait suffisamment de preuves contre « les visiteurs » pour les inculper du meurtre par empoisonnement. Le fait qu’ils n’aient finalement pas été jugés pour les crimes dont ils étaient accusés n’est donc pas dû à un manque de preuves mais plutôt au refus de la Fédération de Russie de les extrader.

En l’espèce, les circonstances de la mort de M. Litvinenko ne sont plus une question de spéculation et d’hypothèse. Il a été établi, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il a été empoisonné au polonium 210, un isotope radioactif rare. Il a en outre été établi, également au-delà de tout doute raisonnable, que le poison a été administré par ses visiteurs, qui ont agi sciemment et avec préméditation.

Ils ont agi en tant qu’agents de l’État défendeur. Dès lors, l’exception d’irrecevabilité ratione loci du Gouvernement doit être rejetée. La Cour rappelle que l’article 2, qui garantit le droit à la vie et énonce les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut être justifiée, figure parmi les dispositions les plus fondamentales de la Convention, à laquelle aucune dérogation n’est autorisée. Le Gouvernement n’ayant pas cherché à soutenir que le meurtre de M. Litvinenko pouvait être justifié par l’une quelconque des exceptions prévues au deuxième alinéa de l’article 2, la Cour conclut à la violation du volet matériel de cette disposition.

Sources :
Rédaction
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