CEDH : nouveau délai de recours administratif et procès équitable

Publié le 13/11/2023

CEDH : nouveau délai de recours administratif et procès équitable

La CEDH est saisie de dix-huit requêtes concernant l’application immédiate en cours d’instance d’un nouveau délai de recours contentieux, consacré par le Conseil d’État dans sa décision « Czabaj » (CE, 13 juill. 2016 n° 387763), par laquelle le Conseil d’État a posé le principe selon lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, il n’est possible de la contester hors délai légal ou réglementaire que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières.

La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif.

Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle en raison de sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière.

La Cour considère néanmoins que les limitations appliquées au droit d’accès à un tribunal ne sauraient restreindre cet accès d’une manière ou à un point tels que ce droit s’en trouve atteint dans sa substance même. S’agissant, en particulier, des délais légaux de péremption ou de prescription, la Cour rappelle avoir elle-même relevé qu’ils figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal et ont plusieurs finalités importantes. Il s’agit, d’une part, de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et de mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives, peut-être difficiles à contrer. À cet égard, la Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice. Il s’agit, d’autre part, d’empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé.

La Cour rappelle toutefois que ces limitations doivent être entourées de certaines garanties pour le justiciable. À cet égard, elle souligne que cet article n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation. Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties qui y sont attachées doivent être respectées. La réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible. À cet égard, la Cour attache de l’importance à la question de savoir si le requérant était représenté au cours de la procédure et si lui-même et/ou son représentant en justice ont fait preuve de la diligence requise pour l’accomplissement des actes de procédure pertinents.

En l’espèce, la Cour note que, par la décision « Czabaj », le Conseil d’État a créé, de manière prétorienne, une limitation temporelle d’ordre procédural susceptible, dans certains cas, d’entraîner l’irrecevabilité du recours formé contre une décision administrative individuelle, faisant ainsi obstacle à ce que les juridictions puissent apprécier le fond du litige.

La Cour considère qu’il ne lui appartient pas, alors que les autorités nationales se sont délibérément abstenues de le faire, de qualifier, au regard du droit interne, la nature du délai raisonnable de recours. Sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la nature exacte de cette restriction du droit d’accès au tribunal, la Cour considère que cette nouvelle règle de recevabilité touche non pas aux seules modalités d’exercice du droit au recours, ainsi que l’a estimé le Conseil d’État, mais est susceptible d’affecter sa substance même.

La Cour considère que la consécration d’un délai raisonnable de recours contentieux, fixé, en règle générale, à une année à compter du moment où le requérant a eu connaissance de la décision dont il est le destinataire, accorde à celui-ci une période de temps qui ne saurait être regardée, en principe, comme insuffisante pour pouvoir s’enquérir des voies et délais de recours lui permettant de contester cette décision. Elle relève que si cette nouvelle cause d’irrecevabilité n’est pas susceptible de donner lieu à régularisation en cours d’instance sur le fondement de l’article R. 612-1 du Code de justice administrative, le requérant est néanmoins mis à même de justifier de circonstances particulières pouvant entraîner, à l’appréciation du juge, l’allongement du délai raisonnable.

Dans ces conditions, la Cour considère que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.

Toutefois, la Cour note que la nouvelle cause d’irrecevabilité issue du revirement de jurisprudence a été consacrée à une date postérieure à celle à laquelle les requêtes de première instance de chacun des requérants ont été introduites. Il s’ensuit que l’application immédiate, en cours d’instance, de la nouvelle règle de délai de recours revient à ce que la cause d’irrecevabilité a été opposée rétroactivement à l’ensemble des requérants.

D’une part, elle constate qu’il n’est pas contesté qu’aucune erreur procédurale ne pouvait être imputée aux requérants concernant le délai de recours contentieux à la date d’introduction de leur requête.

D’autre part, la Cour note que le non-respect du nouveau délai raisonnable, dégagé par voie prétorienne, a constitué l’unique motif d’irrecevabilité opposé aux requérants.

La Cour ajoute au demeurant que, hormis un cas, les requêtes des intéressés n’ont jamais été tranchées au fond, ou bien l’ont été en leur faveur avant que ne leur soit ensuite opposée l’irrecevabilité au stade de l’instance d’appel ou de cassation.

Elle relève que les requérants font valoir, sans être contestés, sur ce point, par le Gouvernement, que ce revirement de jurisprudence était, de leur point de vue, absolument imprévisible, en l’absence de tout élément permettant d’en augurer l’intervention et note que le Gouvernement, tout en reconnaissant que la tardiveté du recours n’est pas une cause d’irrecevabilité susceptible d’être régularisée en cours d’instance, invoque la possibilité pour les requérants de faire valoir des circonstances particulières propres à allonger la durée du délai raisonnable, fixée, en règle générale, à un an.

La Cour relève néanmoins que la justification de circonstances particulières ne conduit pas le juge à écarter l’exigence d’introduction du recours dans un délai raisonnable mais a seulement pour effet d’allonger la durée de ce dernier. La Cour ne peut que constater que, dans aucune des présentes requêtes, les juridictions n’ont considéré que de telles circonstances devaient être retenues. La Cour considère qu’en l’absence, à cette période, de jurisprudence établie sur ce point, il était difficile aux requérants d’anticiper la nature des circonstances particulières susceptibles d’allonger la durée de ce délai raisonnable. Au demeurant, les illustrations jurisprudentielles citées par le Gouvernement ne correspondent à aucun des cas d’espèce dans lesquels se trouvaient ces derniers. Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants, en ce qui concerne leurs litiges respectifs, n’avaient pas de perspective raisonnable de voir allongé le délai raisonnable d’une année. Ils ne peuvent donc être regardés comme ayant effectivement, dans les circonstances des espèces, eu la possibilité de remédier à la cause d’irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle qui leur fut appliquée rétroactivement.

La Cour conclut que le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Sources :
Rédaction
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