CEDH : protection du lanceur d’alerte

Publié le 14/02/2023

CEDH : protection du lanceur d'alerte

Le requérant, un ressortissant français, qui à l’époque des faits travaillait pour une société qui propose des services d’audit, de conseil fiscal et de conseil en gestion d’entreprise, et dont l’activité consiste notamment à établir des déclarations fiscales au nom et pour le compte de ses clients et à demander auprès des administrations fiscales des décisions fiscales anticipées.

Entre 2012 et 2014, plusieurs centaines de rescrits fiscaux et de déclarations fiscales établis par cette société furent publiés dans différents médias. Ces publications mettaient en lumière une pratique d’accords fiscaux très avantageux passés entre la société pour le compte de sociétés multinationales et l’administration fiscale luxembourgeoise.

À la suite d’une plainte déposée par la société, une procédure pénale fut engagée, à l’issue de laquelle le requérant fut condamné, en appel, au paiement d’une amende pénale de 1 000 euros ainsi qu’au paiement d’un euro symbolique en réparation du préjudice moral subi par la société. Dans son arrêt, la cour d’appel conclut notamment que la divulgation par le requérant des documents couverts par le secret professionnel avait causé à son employeur un préjudice supérieur à l’intérêt général.

Le requérant soutient que la condamnation pénale prononcée à son encontre constitue une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression tel que prévu par l’article 10 de la Convention.

Alors que le requérant invite la Cour à définir la notion de lanceur d’alerte, la Cour rappelle que cette notion ne fait pas l’objet, à ce jour, d’une définition juridique univoque et qu’elle s’est toujours abstenue d’en consacrer une définition abstraite et générale. Dans la présente affaire, la Cour entend maintenir cette approche. En outre, la question de savoir si une personne qui prétend être un lanceur d’alerte bénéficie de la protection offerte par l’article 10 de la Convention appelle un examen qui s’effectue non de manière abstraite mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

D’une part, il revient donc seulement à la Cour de rechercher si, et dans quelle mesure, la condamnation du requérant constitue, dans les circonstances de l’espèce, une ingérence disproportionnée dans son droit à l’exercice de la liberté d’expression, d’autre part, s’agissant de la question particulière de la protection des lanceurs d’alerte, la Cour entend effectuer son contrôle selon les modalités qu’elle retient, de manière générale, pour l’exercice de sa mission. Elle s’en tiendra donc, au cas d’espèce, à son approche habituelle fondée sur une démarche casuistique, consistant à apprécier les circonstances propres à chaque affaire dont elle se trouve saisie, à la lumière des principes généraux définis dans sa jurisprudence. À cet égard, il lui revient donc, dans le respect du principe de subsidiarité, d’apprécier, dans un premier temps, les modalités de mise en œuvre par les juridictions internes de la protection accordée aux lanceurs d’alerte, puis, dans un deuxième temps, de se prononcer sur leur compatibilité avec les principes et critères définis dans la jurisprudence de la Cour et le cas échéant, enfin, de procéder elle-même à leur application au cas d’espèce.

Selon les critères dégagés par la jurisprudence Guja, il faut d’abord que des mécanismes internes de signalement existent et soient adaptés afin que celui qui veut lancer l’alerte ait pu choisir de les saisir. Il faut ensuite qu’un lanceur d’alerte se soit employé avec diligence à vérifier, dans toute la mesure du possible, l’authenticité de l’information litigieuse divulguée, tout en précisant qu’il ne saurait être exclu de la protection que lui confère l’article 10 de la Convention au seul motif qu’il s’est par la suite avéré qu’elle était inexacte. Le critère de bonne foi est lui aussi important. Pour apprécier la bonne foi d’un requérant, la Cour vérifie, dans chaque cas dont elle se trouve saisie, s’il était ou non motivé par le désir de tirer un avantage personnel de son acte, notamment un gain pécuniaire, s’il avait un grief personnel à l’égard de son employeur ou s’il était mû par une autre intention cachée. Enfin, la question de savoir si une divulgation en méconnaissance d’un devoir de confidentialité sert ou non un intérêt public appelle un examen qui s’effectue non de manière abstraite mais en fonction des circonstances de chaque affaire et du contexte dans lequel elle s’inscrit.

Il est aussi tenu compte du préjudice causé par la divulgation de l’information secrète. Au-delà du seul préjudice causé à l’employeur, c’est l’ensemble des effets dommageables que la divulgation litigieuse est susceptible d’entraîner qu’il convient de prendre en compte pour statuer sur le caractère proportionné de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression des lanceurs d’alerte protégés par l’article 10 de la Convention et, pour finir, la nature et la lourdeur des peines infligées constituent des éléments à prendre en compte lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une atteinte au droit à la liberté d’expression.

En l’espèce, la Cour estime que les informations litigieuses n’étaient pas seulement de nature à « interpeller ou scandaliser » comme le retint la Cour d’appel, mais apportaient bien un éclairage nouveau, dont il convient de ne pas minorer l’importance dans le contexte d’un débat sur « l’évitement fiscal, la défiscalisation et l’évasion fiscale », en fournissant des renseignements à la fois sur le montant des bénéfices déclarés par les multinationales concernées, sur les choix politiques opérés au Luxembourg en matière de fiscalité des entreprises, ainsi que sur leurs incidences en termes d’équité et de justice fiscale, à l’échelle européenne et en particulier en France.

La Cour estime en outre que le poids de l’intérêt public attaché à la divulgation litigieuse ne peut être évalué indépendamment de la place qu’occupent désormais les multinationales de dimension mondiale tant sur le plan économique que social. Le rôle des recettes fiscales sur l’économie et les budgets des États et les enjeux considérables pour les gouvernements des stratégies fiscales telles que le transfert de bénéfices, auxquelles peuvent recourir certaines multinationales, doivent également être pris en considération. La Cour en déduit que les informations relatives aux pratiques fiscales des multinationales telles que celles dont les déclarations ont été rendues publiques par le requérant permettaient indéniablement de nourrir le débat en cours sur l’évasion fiscale, la transparence, l’équité et la justice fiscale. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’informations dont la divulgation présente un intérêt public pour l’opinion – aussi bien au Luxembourg, dont la politique fiscale était directement en cause, qu’en Europe et dans les autres États dont les recettes fiscales pouvaient se trouver affectées par les pratiques révélées.

En conclusion, la Cour, après avoir pesé les différents intérêts ici en jeu et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée au requérant, conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Sources :
Rédaction
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