CEDH : relations des juges de la Cour de cassation avec l’une des parties
Les requérants sont trois syndicats dont le syndicat national des journalistes. Le comité d’entreprise de la société Wolters Kluwer France (société ayant pour objet la fourniture d’informations, d’outils et de solutions professionnelles, notamment juridiques) déposa une plainte auprès du procureur de la République du TGI de Nanterre pour entrave à son fonctionnement régulier.
En fin de procédure, une formation de section de la chambre sociale de la Cour de cassation, composée de six conseillers, après avoir visé l’article L. 3326-1 du Code du travail, jugea que le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation qui avait été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société. Par ailleurs, la Cour de cassation décida de mettre fin au litige en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer l’affaire devant une autre cour d’appel et décida de la publication de l’arrêt.
À la suite d’une révélation du Canard Enchaîné selon laquelle trois des six magistrats ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF, assurant notamment des formations rémunérées pour des professionnels du droit, les requérants saisirent le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’une plainte à l’encontre de ces trois hauts magistrats. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) estima notamment que la participation régulière et rémunérée des trois magistrats concernés aux formations organisées par WKF constituait un lien d’intérêt entre eux et cette partie au pourvoi, et que l’existence de ce lien avait pu créer un doute légitime quant à leur impartialité. Il releva également que les trois magistrats s’étaient d’ailleurs interrogés sur l’opportunité d’un déport. Le CSM émit finalement l’avis que ces juges auraient dû se déporter dans l’affaire, considérant, pour autant, que leur inobservation des règles déontologiques n’était pas suffisamment grave pour constituer une faute disciplinaire.
La Cour note d’emblée qu’elle est saisie de la question de savoir si les trois conseillers de la Cour de cassation qui collaborent avec la maison d’édition WKF pouvaient siéger dans l’affaire opposant les requérants à cette dernière, et ce au regard de l’exigence d’impartialité prévue à l’article 6 § 1 de la Convention. En revanche, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le respect, par ces trois magistrats, de leurs obligations professionnelles concernant l’exercice d’activités accessoires, ce qui relève de la seule compétence des autorités internes.
Aux yeux de la Cour, la présente affaire concerne principalement l’impartialité objective et elle l’examinera donc sous cet angle.
Tout en renvoyant à son rappel de jurisprudence concernant la portée des activités accessoires des magistrats au regard de l’exigence d’impartialité, la Cour relève qu’en l’espèce le CSM s’est dit convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité, tout en observant que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social ».
La Cour ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat.
Dans le cadre de la procédure diligentée contre ces magistrats, le CSM a conclu qu’il existait un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient et que l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause. Pour le CSM, si l’inobservation des règles déontologiques constatée n’atteignait pas un degré de sévérité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire, pour autant les trois magistrats en cause auraient dû faire usage de la règle du déport. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat.
La Cour partage également l’avis du CSM concernant les explications avancées par deux des juges pour justifier le fait qu’ils ne se soient pas déportés, malgré leurs interrogations à ce sujet, à savoir la complexité de l’affaire, la volonté d’éviter son attribution à une formation composée de magistrats non spécialisés et le fait que la solution aurait été conforme à une jurisprudence constante de la Cour de cassation. En effet, de tels arguments ne pouvaient être mis en balance avec le droit à un procès équitable et, plus spécialement, les exigences d’impartialité des juges. En revanche, la Cour estime qu’ils témoignent assurément du fait que les juges concernés avaient conscience de la complexité de la question qui était soumise à la Cour de cassation, mais également des interrogations que leur participation pouvait soulever au regard de l’impartialité objective, et qu’ils ont donc décidé de siéger dans cette affaire en toute connaissance de cause.
En conclusion, tout en soulignant que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions, la Cour constate que les relations professionnelles des trois juges avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce.
Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
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