CEDH : toujours pas de reconnaissance du « sexe neutre » pour l’état civil

Publié le 02/02/2023

CEDH : toujours pas de reconnaissance du « sexe neutre » pour l’état civil

 

Le requérant, un ressortissant français marié et père d’un enfant adopté, dont l’acte de naissance indique qu’il est de sexe masculin, déclare être une personne intersexuée. Il demanda au procureur de la République de saisir le président du TGI afin qu’il remplace sur son acte de naissance la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ». Le président du TGI donna gain de cause au requérant mais, saisie par la procureure générale du TGI, la cour d’appel infirma le jugement et le pourvoi du requérant fut annulé.

La Cour relève, tout d’abord, qu’un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause, le requérant dénonçant une discordance entre son identité biologique et son identité juridique. Si de tels enjeux militent en faveur d’une marge d’appréciation restreinte, la Cour constate que les questions en litige portent sur un sujet de société qui se prête au débat voire à la controverse, de nature à susciter de profondes divergences dans un État démocratique. Elle relève par ailleurs qu’il ressort de l’étude de droit comparé qu’elle a réalisée et qui couvre trente-sept États parties autres que la France, que la grande majorité de ces États prévoit la spécification du genre sur les certificats de naissance ou les documents d’identification, sans donner la possibilité d’opter pour l’inscription d’un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin ». Il en résulte qu’il n’existe pas, à la date du présent arrêt, de consensus européen en la matière.

En outre, la Cour reconnaît que des intérêts publics sont en jeu. Elle note sur ce point qu’à la nécessité de préserver l’organisation sociale et juridique française retenue par la Cour de cassation, le Gouvernement ajoute celle de préserver le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de garantir la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil. Elle rappelle qu’elle reconnaît pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général.

Enfin, il convient, pour la détermination de l’ampleur de la marge d’appréciation dont dispose l’État défendeur, de tenir compte de la circonstance que sont en cause, dans la présente affaire, des obligations positives, et que, dès lors, il ne s’agit pas d’apprécier la « nécessité, dans une société démocratique », d’une ingérence dans l’exercice d’un droit ou d’une liberté, mais d’adopter, eu égard au contexte interne, des mesures de nature à en garantir le respect effectif.

De l’ensemble de ces considérations, la Cour déduit que, dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur jouissait d’une marge d’appréciation élargie en ce qui concerne la mise en œuvre de son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si l’État défendeur a ou non méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée. À ce titre, la Cour doit vérifier si, au regard des motifs retenus par les juge internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant.

En ce qui concerne les intérêts du requérant, d’une part, la Cour ne doute pas que la discordance entre son identité biologique et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété. Cela ressort non seulement de ses déclarations mais aussi des témoignages qu’il produit.

En ce qui concerne, d’autre part, l’intérêt général invoqué par l’État défendeur, la Cour relève que la Cour de cassation a considéré que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil est un élément fondateur de l’organisation sociale et juridique française, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination.

S’agissant de la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts du requérant, la Cour relève en premier lieu qu’après avoir constaté que, sur le plan biologique, le requérant présentait depuis sa naissance une ambiguïté sexuelle, la cour d’appel  a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou le sexe féminin à un nouveau-né qui présente une telle ambiguïté, en contradiction avec les constatations médicales selon lesquelles le sexe ne peut être déterminé de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte. Elle a ajouté que le juste équilibre qu’exige l’article 8 de la Convention entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel conduisait à devoir permettre à ces dernières d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Elle a cependant précisé qu’il n’en allait ainsi que lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Elle a ensuite rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, après avoir relevé qu’il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant.

En deuxième lieu, la Cour note que la cour d’appel d’Orléans a jugé qu’en l’état du droit français, accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle, ce qui relèverait de l’appréciation non du juge mais du législateur.

La Cour de cassation a ensuite jugé que la cour d’appel avait dûment déduit du fait que le requérant avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portés dans son acte de naissance, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

Si la Cour ne suit pas ce raisonnement qui revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant, il ressort néanmoins des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions internes qu’elles ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect de leur vie privée. Si elles ont estimé qu’il ne pouvait en résulter, en l’état du droit français, que le juge autorise l’inscription des personnes intersexuées à l’état civil dans une autre catégorie que les catégories « masculin » ou « féminin », comme le demandait le requérant, c’est en considération de l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause.

Par ailleurs, la Cour prend en considération le motif retenu par la Cour de cassation selon lequel la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Elle note à ce titre qu’un rapport d’information du Sénat souligne qu’une telle reconnaissance entraînerait de profondes répercussions juridiques, sur le droit de la famille, de la filiation, de la procréation, et de l’égalité femme-homme, et conclut que, s’il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes intersexuées, toute réforme de leur statut juridique devrait exiger une réflexion approfondie.

Pour sa part, la Cour considère qu’elle doit elle aussi faire preuve en l’espèce de réserve. Elle reconnaît en effet que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil de manière qu’il reflète la réalité de son identité, faire droit à sa demande aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne.

A fortiori en l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences.

Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Sources :
Rédaction
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