Détention à Guantanamo et procès équitable en France

Publié le 26/11/2021

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, alors qu’ils se trouvaient en Afghanistan, pays qu’ils avaient clandestinement rejoint pour combattre auprès des Talibans, deux ressortissants français tentèrent de fuir. Arrêtés par les autorités pakistanaises à la frontière pakistano-afghane, ils furent livrés aux forces armées américaines, puis transférés au camp de Guantánamo.

Le ministère des Affaires étrangères mit en place une mission tripartite, composée d’un représentant de ce ministère, d’un représentant de la DGSE et d’un représentant de la DST qui se rendit sur place afin de rencontrer les requérants et d’obtenir des informations complémentaires sur l’un d’eux. Une négociation fut entamée pour obtenir le rapatriement des requérants en France, qui fut accepté par les autorités américaines. À leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par la DST (unité judiciaire) et placés en garde à vue. Interrogés individuellement à treize reprises, ils s’expliquèrent longuement sur l’ensemble des faits qui leur étaient reprochés.

Ils sollicitèrent l’annulation des actes de procédure antérieurs à leur interrogatoire de première comparution devant le juge d’instruction, ainsi que l’annulation de leur mise en examen. Selon eux, l’intégralité des éléments ayant servi de fondement à leur mise en examen provenait des interrogatoires menés par les agents de la DST (unité renseignement) sur la base de Guantánamo, en dehors de tout cadre légal. Jusqu’à la Cour de cassation, leur demande fut rejetée.

Ils furent condamnés à quatre ans d’emprisonnement, dont trois ans avec sursis. Après avoir considéré que la procédure était viciée, la cour d’appel de Paris, statuant sur après cassation et autrement composée, confirma la condamnation des requérants. Elle conclut que c’est à bon droit que le tribunal a déclaré que les activités menées par la DST n’ont pas constitué une atteinte aux droits de la défense pour déloyauté ni entaché d’iniquité le présent procès. Le pourvoi en cassation des requérants fut rejeté.

Les requérants se plaignent de la violation de leur droit à un procès équitable. La Cour relève que les trois missions tripartites effectuées à Guantánamo poursuivaient plusieurs objets dont aucun ne permet de conclure qu’à ce stade, les requérants faisaient l’objet, de la part de ceux qui les ont conduites, d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention.

Ainsi que cela fut relevé par le tribunal correctionnel de Paris, le ministère des Affaires étrangères était le seul maître d’œuvre de ces missions, conduites à son initiative et sous sa seule responsabilité. Les comptes-rendus rédigés par les agents de la DST (unité renseignement) étaient au demeurant classés secret défense, ce qui est avéré par la décision de déclassification ordonnant un supplément d’information. Cette classification excluait dès lors leur transmission aux autorités judiciaires et, partant, la possibilité d’en faire usage dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre les requérants.

Le compte-rendu d’enquête de la DST (unité judiciaire), qui faisait état d’un certain nombre de faits soulevant des interrogations qualifiées de légitimes, ont conduit le procureur de la République de Paris à ouvrir une information judiciaire pour des faits d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes de terrorisme. La Cour, qui relève qu’à ce stade, l’incertitude quant à l’avenir judiciaire des requérants, et à la possibilité ou non de les poursuivre pénalement, n’était toujours pas levée, note l’absence de tout lien entre la conduite des missions tripartites sur la base de Guantánamo et des auditions des requérants auxquelles elles ont donné lieu, d’une part, et les procédures judiciaires engagées parallèlement sur le territoire français à l’encontre de ces derniers, d’autre part.

Après examen, la Cour considère que, dans le cadre des auditions effectuées par les missions tripartites sur la base de Guantánamo, lesquelles étaient sans rapport avec les procédures judiciaires concomitantes en France, les requérants n’ont pas fait l’objet, de la part des autorités les ayant menées, d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Un tel constat dispense la Cour de se pencher sur la question de juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, qui pourrait se poser, et la conduit à trancher celle, essentielle, du respect de l’équité globale de la procédure qui s’est déroulée devant les autorités nationales.

Avant de déterminer si la procédure pénale a globalement revêtu un caractère équitable, la Cour rappelle que la définition de la notion de procès équitable ne saurait être soumise à une règle unique et invariable mais elle est, au contraire, fonction des circonstances propres à chaque affaire. Il n’est pas contesté par les parties qu’à tout le moins, à compter de leur placement en garde à vue, le jour de leur arrivée en France, les requérants ont fait l’objet d’une accusation en matière pénale.

La Cour observe ensuite que par un jugement avant dire droit, le tribunal correctionnel a ordonné un supplément d’information qui a conduit à l’audition d’un certain nombre de personnes, mais également à la déclassification de divers documents concernant les missions tripartites effectuées sur la base de Guantánamo, émanant des ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères, qui furent ensuite versés au dossier de la procédure.

Dans ces conditions, il lui appartient d’apprécier l’utilisation qui a effectivement été faite des déclarations litigieuses au cours de la procédure judiciaire, tant au stade de l’instruction que lors du procès au fond. En particulier, la Cour examinera si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par les requérants quant à la fiabilité et à la valeur probante de leurs déclarations et leur ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation, alors que, au moment de leurs auditions par les missions tripartites dans le camp de Guantánamo, les requérants ne faisaient pas l’objet, de la part des membres de ces missions tripartites les ayant auditionnés, d’une accusation en matière pénale.

En premier lieu, la Cour constate que dès leur arrivée sur le territoire français, les requérants furent interpellés par l’unité judiciaire de la DST et placés en garde à vue. Il n’est pas contesté que les interrogatoires furent menés par des agents différents de ceux qui avaient participé aux missions tripartites. En outre, il n’est établi par aucun élément au dossier que, dans les circonstances de l’espèce, les agents de l’unité judiciaire de la DST chargés des interrogatoires au cours de la garde à vue auraient été au courant du contenu des informations collectées par leurs collègues sur la base américaine de Guantánamo.

La Cour note en deuxième lieu que les requérants, assistés de leurs avocats, ont par la suite été interrogés par le juge d’instruction. Tout au long de la procédure, les requérants et leurs conseils ont pu faire valoir leurs arguments, présenter leurs demandes et exercer les recours qui leur étaient ouverts, que ce soit au cours de l’information judiciaire ou devant les juridictions du fond. Si certaines de leurs demandes ont été rejetées, ils ont en revanche obtenu, notamment, que soit ordonné un supplément d’information par le jugement avant dire droit. En particulier, la Cour relève que les requérants ont eu accès aux documents versés au dossier après leur déclassification et qu’ils ont effectivement été en mesure d’en débattre, assistés de leurs avocats, dans le respect du principe du contradictoire.

Enfin, la Cour constate que si ces documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant statué sur renvoi après cassation se sont quasi exclusivement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir leur culpabilité. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de décisions longuement motivées, les informations qui étaient déjà en possession des services de renseignement, en particulier au moyen des recoupements effectués avec d’autres procédures judiciaires terminées ou toujours en cours, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire. Elle note que le tribunal correctionnel, dont les motifs furent confirmés par la cour d’appel, a tout d’abord estimé que les diligences accomplies par les fonctionnaires de l’unité de la DST chargée du renseignement sur la base de Guantánamo n’avaient rien apporté de nouveau, reprenant à ce titre les déclarations du chef de la section anti-terroriste du parquet de Paris selon lesquelles les renseignements étaient déjà connus par l’unité judiciaire de la DST dont les fonctionnaires avaient fait le recollement dans un certain nombre de procès-verbaux relatives à d’autres procédures.

Après avoir décidé de statuer sur le cas des deux requérants, dans la mesure où le frère de l’un d’eux était à l’origine de leur départ vers l’Afghanistan, le tribunal a successivement examiné leurs motivations, la détention et l’usage d’un passeport falsifié, leur passage par Londres et leur conscience de s’inscrire dans le cadre d’une filière à caractère terroriste, ainsi que leur formation au camp d’Al Farouk, en s’appuyant, pour ce faire, très largement sur de nombreux extraits des dépositions des requérants réalisées exclusivement après leur retour en France. Ainsi, le tribunal s’est tout d’abord fondé sur les informations relatives aux membres de la famille du second requérant, rappelant que ce dernier avait vécu dans un environnement lié à l’islamisme radical de manière permanente et évoquant les condamnations prononcées à l’encontre de son père, imam d’une mosquée qui organisait notamment des projections de vidéos prônant le djihad, ainsi que des quêtes pour financer les combattants volontaires, de sa mère et de ses deux frères, ce qui établissait que ces derniers se trouvaient au cœur d’un réseau de soutien logistique aux volontaires désireux de combattre en Afghanistan et en Tchétchénie. Il a également rappelé que les membres de cette famille étaient impliqués dans des projets d’attentats d’un groupe islamiste démantelé à Romainville et à la Courneuve. Le tribunal a expressément cité plusieurs extraits de procès-verbaux d’audition du second requérant pour les mettre en perspective avec le comportement de sa famille et pour évoquer les changements dans ses déclarations concernant ses motivations personnelles, puisqu’il avait successivement évoqué, de manière contradictoire, son désir d’apprendre l’arabe et d’approfondir ses connaissances religieuses, puis le maniement des armes ou encore sa volonté de prouver certaines choses à sa famille, déduisant de ces propos sa parfaite mauvaise foi. Le tribunal a établi qu’il avait pleinement conscience de son engagement, qu’il n’avait par ailleurs eu de cesse de vouloir dissimuler.

La Cour note que, dans la motivation relative aux faits reprochés aux requérants, le jugement ne comporte qu’une seule référence à des informations obtenues dans le cadre d’une mission sur la base de Guantánamo, à savoir le passage d’une note énumérant le contenu de la formation au camp d’Al Farouk, portant sur le maniement d’armes individuelles, la tactique de combat, la topographie et l’étude d’explosifs.

Compte tenu de ce qui précède, et constatant que les éléments recueillis au cours des auditions menées dans le cadre des trois missions tripartites n’ont servi de fondement ni aux poursuites engagées à l’encontre des requérants ni à leur condamnation, la Cour est d’avis que, dans les circonstances de l’espèce, la procédure pénale suivie pour chacun des requérants a été équitable dans son ensemble.

Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Sources :
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