La CEDH et la loi sur la prostitution : intéressante précision sur la notion de victime
Les requérants sont deux cent soixante et un hommes et femmes de diverses nationalités : albanaise, algérienne, argentine, belge, brésilienne, britannique, bulgare, camerounaise, canadienne, chinoise, colombienne, dominicaine, équatoguinéene, équatorienne, espagnole, française, nigériane, péruvienne, roumaine et vénézuélienne qui indiquent « exerce[r] à titre habituel l’activité de prostitution de façon licite au regard des dispositions du droit français ». Ils dénoncent l’incrimination de l’achat de relations de nature sexuelle, même entre adultes consentants, instaurée par la loi n° 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », et codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du Code pénal.
Les requérants ont produit devant la Cour des témoignages décrivant la dégradation de leur situation depuis la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels.
Le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent se dire victimes, au sens de l’article 34 de la Convention.
Il souligne tout d’abord que les dispositions pénales dénoncées ne visent pas les personnes prostituées, mais les clients de celles-ci. Il précise que le législateur a souhaité modifier la physionomie de la prostitution en créant une infraction à la charge du client et en supprimant l’infraction de racolage à la charge de la personne prostituée, et montrer ainsi que le délinquant était le client plutôt que la personne prostituée. Il fait valoir que la grande majorité des personnes prostituées en France sont soumises à des réseaux de traite d’êtres humains et de proxénétisme et qu’en interdisant et réprimant l’achat d’actes sexuels, le législateur a entendu prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde de la dignité des personnes. Ce serait apparu comme le moyen le plus approprié pour lutter efficacement contre la prostitution subie ou pratiquée sous la contrainte, attentatoire à la dignité de la personne. Le Gouvernement observe ainsi que les requérants, qui exercent l’activité de prostitution, et qui ne sont pas visés par les dispositions qu’ils dénoncent, ne peuvent être considérés comme victimes au sens de la jurisprudence.
Le Gouvernement ajoute que les requérants n’allèguent aucun fait précis les ayant affectés individuellement et n’apportent pas « la preuve plausible et convaincante de la probabilité de survenance d’une violation dont ils subiraient les effets », mais se bornent à produire l’étude publiée en 2018 qui avait été produite devant le Conseil d’État, basée sur soixante‑dix entretiens individuels, vingt-quatre entretiens de groupes et un questionnaire auquel cinq cent quatre-vingt-trois personnes ont répondu, qui reconnait que les résultats qu’elle présente ne peuvent être considérés comme entièrement représentatifs de l’ensemble des personnes exerçant le travail sexuel en France. Selon le Gouvernement, l’action des requérants s’apparente à une dénonciation in abstracto de la législation française, qui n’a pourtant d’autre dessein que de les protéger.
Enfin, le Gouvernement constate que seuls quatre des requérants ont présenté des requêtes devant les juridictions administrative et constitutionnelle internes.
La Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention. Il s’ensuit que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit en principe pouvoir démontrer qu’elle a elle-même « subi directement les effets » de la mesure qu’elle dénonce.
Un particulier peut cependant soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » (potentielle) au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation.
En l’espèce la Cour constate en premier lieu que les requérants ne se plaignent pas d’une mesure individuelle qui, prise contre eux, aurait directement affecté leurs droits au titre de la Convention.
Elle relève en deuxième lieu que les requérants, qui ne soutiennent pas que les individus qui, comme eux, s’adonnent à la prostitution, tirent leur qualité de victime de celle d’autres qu’eux-mêmes, ne se prétendent pas victimes indirectes des violations de la Convention qu’ils dénoncent.
En troisième lieu, la Cour note que la loi du 13 avril 2016 a supprimé le délit de racolage public, dépénalisant ainsi l’activité des personnes prostituées, et que seuls les clients de la prostitution sont susceptibles d’être poursuivis. Il est donc patent que les personnes qui, tels les requérants, s’adonnent à la prostitution, ne se trouvent pas obligées de changer de comportement « sous peine de poursuites » du fait de cette législation. Par ailleurs, il est certes pour le moins crédible que l’incrimination de l’achat de services prostitutionnels décourage les potentiels clients de la prostitution – c’est du reste l’effet recherché par le législateur – et donc affecte l’activité des personnes qui s’adonnent à la prostitution, et les requérants produisent des éléments tendant à montrer que la clandestinité et l’isolement qu’induit cette incrimination augmentent les risques auxquels elles sont exposées. Toutefois, s’il en ressort que les personnes prostituées subissent les effets de cette loi, elles ne les subissent à première vue pas directement dès lors que l’article 611-1 du Code pénal concerne une autre catégorie de personnes que celle à laquelle elles appartiennent, puisqu’il ne vise pas le comportement des personnes prostituées mais celui de leurs clients.
À la lumière de sa jurisprudence, la Cour considère que des personnes qui allèguent que leurs propres droits au titre de la Convention sont affectés par une loi peuvent dans certaines circonstances se dire victimes d’une violation de ces droits alors même que la loi en question ne régit pas directement leur conduite, dès lors que cette loi génère une situation dont ils subissent directement les effets dans la jouissance de ces droits.
Tel est le cas en l’espèce. D’une part, parce que le texte s’inscrit dans le cadre d’une réforme législative du régime juridique de l’activité de prostitution qu’elles exercent et que la constitution de l’infraction d’achat de relations de nature sexuelle qu’il sanctionne suppose l’implication des personnes prostituées. D’autre part, plus spécifiquement, parce que, selon les dires des requérants, l’incrimination des clients de la prostitution qu’il opère pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les exposerait à des risques accrus pour leur intégrité physique et leur vie, et affecterait leur liberté de définir les modalités de leur vie privée, et porterait en conséquence atteinte à leurs droits au titre des articles 2, 3 et 8 de la Convention.
Il s’ensuit que les requérants peuvent se dire victimes et qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire soulevée à cet égard par le Gouvernement.
En outre, selon la Cour, la question de l’épuisement des voies de recours internes est dénuée de pertinence dans le contexte du système légal français dès lors qu’elle a conclu que les requérants peuvent se dire victimes en l’absence de mesure individuelle.
Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire relative à l’épuisement des vois de recours internes soulevée par le Gouvernement. En conséquence, les requêtes recevables, ce qui ne préjuge en rien de l’issue sur le fond.
Sources :