CEDH : le devoir conjugal et l’ingérence dans la vie privée

La requérante, une ressortissante française, qui avait assigné son époux en divorce pour faute, faisait valoir que son conjoint avait privilégié sa carrière professionnelle au détriment de leur vie familiale et qu’il s’était montré irascible, violent et blessant. L’époux demanda, à titre reconventionnel, que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la requérante en arguant que celle-ci s’était soustraite au devoir conjugal pendant plusieurs années et qu’elle avait manqué au devoir de respect mutuel entre époux en proférant des accusations calomnieuses à son égard. Subsidiairement, il demanda le divorce pour altération définitive du lien conjugal.
La cour d’appel prononça le divorce aux torts exclusifs de la requérante au motif que son refus continu de relations intimes avec son mari, qui ne pouvait être excusé par son état de santé, constituait une violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage rendant intolérable le maintien de la vie commune.
La Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante.
La Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante se bornait à remettre en cause l’appréciation factuelle de la faute effectuée par la cour d’appel de Versailles. Elle estime au contraire que ce moyen de cassation tendait à faire évoluer la jurisprudence interne, ce qui n’a pas échappé au défendeur au pourvoi.
La Cour relève par ailleurs que le devoir conjugal a un fondement jurisprudentiel. Il était donc loisible à la Cour de cassation de déterminer, dans l’exercice de son office d’interprétation de la loi et d’unification de la jurisprudence, si celui-ci figurait au nombre des devoirs des époux et, le cas échéant, si sa méconnaissance était susceptible de constituer une faute au sens de l’article 242 du Code civil.
La Cour déclare en conséquence le grief recevable.
À titre principal, la requérante soutient que le droit interne ne fait pas obligation aux époux d’avoir des relations sexuelles.
La Cour relève toutefois qu’il résulte d’une jurisprudence ancienne mais constante de la Cour de cassation que les époux sont tenus à un devoir conjugal et que son inexécution peut constituer une faute justifiant le divorce. Si un arrêt auquel la requérante se réfère rappelle le caractère répréhensible du viol conjugal, la Cour de cassation a confirmé que l’abstention prolongée de relations intimes imputées à l’épouse était de nature à justifier le prononcé du divorce pour faute dès lors que celle-ci n’était pas justifiée par des raisons médicales suffisantes. Cette jurisprudence, qui n’a pas été réitérée, n’a jamais fait l’objet d’un revirement et continue d’être appliquée par les juridictions du fond.
À titre subsidiaire, la requérante fait valoir que la portée exacte du devoir conjugal était imprévisible. Il est exact que la jurisprudence interne ne considère pas tout refus d’avoir des relations sexuelles comme fautif. Elle laisse aux juges du fond le soin de déterminer si ce refus suffit à caractériser une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations du mariage justifiant le divorce et admet que certaines circonstances telles que l’âge, l’état de santé ou le caractère abusif ou violent du conjoint sont de nature à justifier l’inexécution du devoir conjugal. La Cour rappelle cependant que l’exigence de prévisibilité de la loi ne va pas jusqu’à imposer un degré de précision tel que le citoyen puisse être absolument certain des conséquences pouvant découler de son application.
Dès lors, la circonstance que le droit interne confère aux juges du fond le pouvoir d’apprécier si la méconnaissance d’une obligation matrimoniale est, ou non, suffisamment grave pour justifier le divorce n’est pas de nature à remettre en cause sa prévisibilité. La Cour estime que la jurisprudence en cause était énoncée avec suffisamment de précision pour permettre à la requérante de régler sa conduite, en s’entourant au besoin de conseils éclairés.
Cette ingérence étant donc prévue par la loi, il reste à déterminer si elle est légitime, et surtout de savoir si les restrictions en cause sont justifiées, en d’autres termes si celles-ci sont fondées sur des motifs pertinents et suffisants et si elles sont proportionnées au but poursuivi.
En l’espèce, la Cour constate que le devoir conjugal, tel qu’il est énoncé dans l’ordre juridique interne et qu’il a été réaffirmé dans la présente affaire, ne prend nullement en considération le consentement aux relations sexuelles, alors même que celui-ci constitue une limite fondamentale à l’exercice de la liberté sexuelle d’autrui.
La Cour juge de façon constante que les États contractants doivent instaurer et mettre en œuvre un cadre juridique adapté offrant une protection contre les actes de violence pouvant être commis par des particuliers. Or, elle constate que l’obligation litigieuse ne garantit pas le libre consentement aux relations sexuelles au sein du couple. Cette règle de droit a une dimension prescriptive à l’égard des époux, dans la conduite de leur vie sexuelle. En outre, sa méconnaissance n’est pas sans conséquence sur le plan juridique. D’une part, le refus de se soumettre au devoir conjugal peut, dans les conditions prévues à l’article 242 du Code civil, être considéré comme une faute justifiant le prononcé du divorce, comme ce fut le cas en l’espèce. D’autre part, il peut entraîner des conséquences pécuniaires et fonder une action indemnitaire.
La Cour en déduit que l’existence même d’une telle obligation matrimoniale est à la fois contraire à la liberté sexuelle et au droit de disposer de son corps et à l’obligation positive de prévention qui pèse sur les États contractants en matière de lutte contre les violences domestiques et sexuelles.
Or, la Cour juge de longue date que l’idée qu’un mari ne puisse pas être poursuivi pour le viol de sa femme est inacceptable et qu’elle est contraire non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines.
Au demeurant, la Cour ne discerne, dans la présente affaire, aucune raison d’une particulière gravité propre à justifier une ingérence dans le champ de la sexualité. Elle relève que le conjoint de la requérante avait la possibilité de solliciter le divorce pour altération définitive du lien conjugal. Il lui incombait à cet égard de respecter les prescriptions de l’article 1077 du Code de procédure civile, en présentant cette demande à titre principal et non à titre subsidiaire, comme il le fit en l’espèce. La défense de ses droits pouvait donc être assurée par d’autres moyens.
De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour déduit que la réaffirmation du devoir conjugal et le prononcé du divorce aux torts exclusifs de la requérante ne reposaient pas sur des motifs pertinents et suffisants et que les juridictions internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Les éléments qui précèdent suffisent à constater la violation de l’article 8 de la Convention.
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