CEDH : l’enquête pour établir les responsabilités dans un décès dû à l’exposition de substances nocives

Publié le 31/03/2025 à 6h39
Drapeau européen sous forme de vague de données
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Les requérants sont deux ressortissants italiens, fils et épouse d’un homme qui avait été employé par une société spécialisée dans la production et la transformation d’acier, qui décéda des suites d’une tumeur pulmonaire. Estimant que ce décès était dû à son exposition prolongée à des substances toxiques issues de la production d’acier pendant son activité professionnelle, les requérants déposèrent plainte contre X pour homicide involontaire.

Ils joignirent à leur plainte une expertise médicale indiquant que leur époux et père avait été exposé de façon continue à de l’amiante et à d’autres substances toxiques et que toute exposition à des substances de cette nature impliquait un risque tumoral. L’expertise concluait que l’existence d’un lien de causalité entre l’activité de l’usine et sa maladie pouvait être établie.

Leur demande fut rejetée et l’affaire classée sans suite, au motif en particulier qu’il était nécessaire d’identifier la période initiale d’exposition du défunt aux substances nocives pour déterminer le lien de causalité avec sa pathologie, mais qu’en raison de la pluralité des chefs l’ayant eu sous leur autorité, il était impossible d’identifier ce moment.

Les requérants soutiennent que l’enquête n’a pas été suffisamment approfondie car les autorités internes n’auraient pas tenu compte de l’expertise qui contenait, selon eux, des éléments justifiant la poursuite des investigations. Ils considèrent, en particulier, qu’il n’était pas impossible d’identifier les responsables du décès de leur proche et estiment que lesdites autorités n’auraient pas dû mettre un terme à la procédure, d’autant plus, arguent-ils, que la juge pour les investigations préliminaires n’avait pas exclu l’origine professionnelle de la pathologie du de cujus.

Il y a lieu de rappeler que la Cour n’a pas à répondre aux questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions nationales, et il n’entre pas dans ses attributions de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence à cet égard. Il n’appartient pas davantage à la Cour d’indiquer aux autorités nationales les mesures d’instruction à prendre dans un cas donné.

Dans le cas d’espèce, le rôle de la Cour est d’examiner si les juridictions nationales ont soumis la présente cause à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention. En d’autres termes, il y a lieu d’évaluer si, dans le cadre de la procédure engagée par ceux-ci, les autorités judiciaires ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour identifier les responsables des éventuelles violations des mesures de sécurité.

À cet égard, la Cour relève que les juridictions internes se sont exprimées à maintes reprises, dans les procès relatifs à la responsabilité pénale de dirigeants d’usines dont les ouvriers ont été exposés à l’amiante, sur la question de la pluralité de sujets potentiellement responsables de la violation de normes de sécurité, et qu’elles sont parvenues à des solutions différentes quant à la possibilité de déterminer, dans chaque cas d’espèce, le moment correspondant à l’origine de la maladie et, partant, de se prononcer sur la responsabilité de la personne chargée du respect des mesures de sécurité durant la période considérée., ce qui montre que, quelle que soit la solution retenue, il échet au juge du fond, afin d’identifier les expositions à la substance nocive qui présentent un lien de causalité avec la pathologie litigieuse, de prendre en considération les études scientifiques existant en la matière, dont il a connaissance grâce à des rapports d’experts établis dans le cadre de la procédure, de se positionner à leur égard et d’appliquer aux faits de l’espèce, tels qu’ils ressortent de l’enquête, les principes ainsi dégagés.

Or, dans la présente affaire, la procédure pénale entamée par les requérants a été classée sans suite en raison de l’impossibilité de se prononcer quant au moment initial du processus causal, d’une part, et de remédier à cette situation avec les éléments de preuves visés dans l’acte d’opposition des intéressés, d’autre part, du fait de « l’impossibilité, dans un contexte caractérisé par une succession de plusieurs individus assumant le rôle de garant, de déterminer le moment dans lequel la dose dite déclenchante avait été absorbée par le travailleur et – en conséquence – d’identifier l’individu assumant le rôle de garant par rapport à cette même source de risque à ce moment (…) précis ».

La Cour note cependant que, contrairement à ce qui est préconisé par la pratique judiciaire interne, la conclusion des autorités nationales ne s’appuyait sur aucune expertise, ni sur une quelconque explication scientifique ou circonstance propre au cas d’espèce qui aurait empêché de définir la période d’exposition aux substances nocives à retenir au titre du lien de causalité avec la pathologie concernée.

Ainsi, d’une part, constatant que l’ordonnance de classement litigieuse ne rend pas compte du débat scientifique et judiciaire tel qu’il existait alors en la matière, la Cour considère que la juge des investigations préliminaires n’a pas suffisamment explicité la démarche suivie aux fins de la détermination de l’approche scientifique à appliquer dans sa décision. D’autre part, eu égard à l’absence de toute référence aux éléments factuels tels qu’ils ressortaient de l’enquête concernant la situation du de cujus, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel la décision de classement sans suite trouvait son fondement dans les circonstances spécifiques de l’affaire.

À cet égard, la Cour note que, dans leur opposition au classement, les requérants ont demandé le versement au dossier de rapports scientifiques et épidémiologiques établis dans des procédures pénales similaires ainsi que la réalisation d’une expertise concernant l’historique médical et la pathologie de leur époux et père, et qu’un refus leur a été opposé au motif qu’en tout état de cause, le recueil de preuves supplémentaires n’aurait pas permis de déterminer le moment où « la dose dite déclenchante » de la maladie avait été absorbée. Force est de constater, cependant, que tout en estimant que le dossier ne permettait pas de se prononcer concernant le moment initial du processus causal, la juge des enquêtes préliminaires a rejeté la demande tendant à la collecte de nouvelles preuves en vue d’éclaircir le point en cause et elle n’a pas ordonné des enquêtes ultérieures.

La Cour considère qu’eu égard au caractère lacunaire du rapport du service spécialisé dans la prévention et la sécurité du travail de l’agence sanitaire locale (SPESAL) et aux éléments apportés par les requérants, auxquels par ailleurs aucune référence n’est faite dans l’ordonnance de classement sans suite, il aurait été nécessaire d’expliciter les raisons scientifiques et/ou factuelles de la prétendue impossibilité de déterminer le moment initial du processus causal ou, à défaut, de poursuivre les investigations en vue de recueillir d’autres preuves. Or, en l’espèce, la décision de classer l’affaire sans suite s’appuie sur un raisonnement circulaire, selon lequel en raison de la pluralité d’individus en charge des mesures de sécurité, il était nécessaire d’identifier le moment initial du processus causal mais que, à cause de cette pluralité, il était impossible d’identifier ledit moment.

Sans spéculer sur l’issue d’un complément d’enquête et, en particulier, sur les mesures d’instruction qui auraient dû être ordonnées, les éléments qui précèdent, ainsi que le caractère non décisif des arguments invoqués par le Gouvernement permettent à la Cour de conclure que les juridictions internes n’ont pas fait suffisamment d’efforts pour établir les faits de la cause et que la décision de clôturer l’enquête n’a pas été dûment motivée. Il s’ensuit que l’enquête n’a pas été effective.

À la lumière des considérations ci-dessus, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

Sources :
Rédaction
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