CEDH : les menaces d’un soupirant éconduit présentaient-elles un caractère antisémite ?
La requérante, ressortissante française, déposa plainte pour menaces de mort et insultes à caractère antisémite de la part d’un soupirant éconduit qui fut déféré devant le procureur de la République dans le cadre d’une procédure de comparution immédiate et cité devant le tribunal correctionnel pour avoir menacé de mort la requérante de façon réitérée, en vertu de l’article 222-17 du code pénal. Il fut également poursuivi dans la même procédure pour violences volontaires et pour dégradation de biens, à l’égard d’autres personnes.
Devant le tribunal correctionnel, la requérante se constitua partie civile et sollicita une requalification des chefs de la prévention. Elle soutint que la qualification retenue par le ministère public était trop restrictive, car elle avait été victime non seulement de menaces de mort mais aussi de menaces de viol. Elle ajouta que « les menaces (…) [avaient] été proférées notamment à raison de l’appartenance de la victime à la religion et à la communauté juive », ce qui constituait une circonstance aggravante, au sens de l’article 222-18-1. Elle expliqua qu’en raison des craintes que lui inspirait l’auteur des menaces, elle avait déménagé, changé de lieu de travail, mis un terme à des projets et initiatives professionnels et associatifs, notamment liés à la judéité, et qu’elle avait développé un syndrome dépressif réactionnel.
Dans ses conclusions proposant la cassation de l’arrêt d’appel, l’avocate générale près la Cour de cassation considéra, d’une part, que la contestation par la partie civile du refus de requalifier les faits était fondée dans la mesure où l’absence de requalification portait atteinte à ses intérêts civils en la privant de la possibilité d’obtenir réparation du préjudice spécifique résultant de la circonstance aggravante. D’autre part, elle releva que la requérante avait mis dans le débat devant le tribunal correctionnel la question de la requalification des faits en menaces de mort aggravées et que, dès lors, le prévenu appelant avait été mis en mesure de se défendre sur la nouvelle qualification envisagée. L’avocate générale conclut que, dans ces circonstances, la cour d’appel ne pouvait pas refuser de restituer aux faits leur exacte qualification. Toutefois, la Cour de cassation ne suivit pas la position de l’avocate générale et déclara le pourvoi de la requérante irrecevable, au motif que la partie civile était sans qualité pour critiquer la qualification retenue par le juge pénal à l’appui de la condamnation prononcée.
La Cour observe que le principal grief de la requérante s’articule autour du refus de prise en compte par les juridictions internes de son appartenance à la communauté juive. La Cour part du constat fait par la juridiction d’appel selon laquelle les propos de l’amoureux éconduit s’analysaient bien en des menaces antisémites et constate ensuite que le droit français prévoit un mécanisme pénal de répression des menaces de commettre un délit, commises en raison de l’appartenance de la victime à une ethnie, une religion ou une race, et que ce mécanisme a été appliqué au stade initial de la plainte.
Le magistrat du parquet, ayant choisi la qualification des faits qu’il entendait poursuivre, pouvait assortir la poursuite des menaces de mort de la qualification aggravante d’antisémitisme dans la mesure où la victime était, sans ambiguïté possible, verbalement attaquée, menacée, injuriée et humiliée en raison de sa judéité. À cet égard, la Cour note qu’une qualification de menaces de violences physiques aggravées par l’appartenance à une religion pouvait parfaitement être retenue par les autorités de poursuite à l’encontre du prévenu, dès lors qu’il avait proféré une menace de délit à connotation antisémite en ces termes « je te croise dans la rue, je te casse ton sale nez de juive ».
Enfin, si l’injure non publique est effectivement une contravention qui ne relève pas, en principe, de la procédure de comparution immédiate, rien n’empêchait de le poursuivre en comparution immédiate pour menaces de mort et pour injures non publiques, en tant que contravention connexe, ce qui aurait, à tout le moins, permis de ne pas passer sous silence la dimension antisémite des faits reprochés au prévenu.
Si la Cour ne saurait critiquer, en tant que tels, le choix des poursuites et la qualification des faits par le ministère public, elle relève les éléments suivants. D’une part, le tribunal correctionnel n’a pas fourni la moindre réponse aux doléances répétées de la requérante relatives au caractère antisémite des actes subis par elle, et il a condamné l’agresseur de celle-ci à une peine d’emprisonnement de dix-huit mois avec sursis (la disposition pénale appliquée prévoyant une peine de trois ans maximum), tandis qu’une peine de cinq ans, correspondant à un quantum légal plus élevé, aurait été encourue pour les menaces ainsi aggravées. Par ailleurs, la requalification en des faits plus graves aurait permis de reconnaître la qualité de victime touchée en raison de sa judéité, et aurait nécessairement entraîné la possibilité pour la requérante, en sa qualité de partie civile, de former une demande pécuniaire de réparation de son préjudice nettement plus élevée.
D’autre part, la Cour ne peut que constater, une nouvelle fois, que la juridiction d’appel a, dans la motivation de son arrêt, bien qualifié les messages de menaces antisémites, conformément à la demande de la requérante mais n’a usé d’aucune possibilité légale permettant de donner une réponse juridique appropriée aux infractions teintées par l’antisémitisme, tout en assurant les droits de la défense. En effet, en premier lieu, la cour d’appel aurait pu requalifier les faits en des menaces de violences physiques aggravées par le caractère antisémite, conformément à l’article 222-18-1 du CP, qualification emportant un quantum de la peine et une amende moindre que ceux de l’infraction poursuivie. Partant, la cour d’appel ne pouvait pas se retrancher utilement derrière un argument tiré de ce qu’une requalification modifierait, à la hausse et au préjudice du prévenu, le quantum de la peine encourue. En second lieu, elle n’a pas ajourné l’audience une nouvelle fois, en recourant au besoin au mandat d’amener du prévenu, qui s’était abstenu de comparaître ou de se faire représenter en appel en se plaçant volontairement dans l’impossibilité de discuter la requalification envisagée. Elle n’a donc pas fait droit, comme elle le pouvait au regard du droit interne, à la demande de la requérante tendant à la requalification.
Il s’ensuit que la cour d’appel n’a tiré aucune conséquence juridique de ses propres constatations, et cette défaillance n’a pas été réparée en cassation. En effet, la Cour de cassation a déclaré le pourvoi de la requérante irrecevable. Elle n’a pas suivi la position de l’avocate générale qui avait pourtant soutenu la possibilité d’une requalification des faits, déjà mise dans le débat en première instance, et qui aurait donc pu être contradictoirement débattue à un stade de la procédure. La demande de la requérante visant à obtenir une indemnisation plus appropriée, tenant compte du caractère antisémite des propos de son agresseur aurait dès lors pu être accueillie. Ainsi, la souffrance, le traumatisme et les nombreuses répercussions négatives sur la vie personnelle et professionnelle de la requérante ont été accentués par le refus des juridictions nationales de reconnaître son statut de « victime juive » et d’en déduire toutes les conséquences juridiques.
La Cour conclut que les autorités internes ont méconnu leurs obligations positives découlant des articles 8 et 14 de la Convention consistant à fournir une protection pénale effective et appropriée contre les propos discriminatoires de l’agresseur de la requérante. L’omission des autorités de prendre en compte la dimension antisémite de la présente affaire, a compromis leur capacité à apporter une telle réponse adéquate.
Partant, il y a eu violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention.
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