CEDH : l’indemnisation accordée aux enfants de harkis pour leurs conditions de vie dans les camps était insuffisante
Les requérants sont enfants de harkis (auxiliaires d’origine algérienne ayant combattu aux côtés de l’armée française pendant la guerre d’Algérie (1954-1962)). Ils sont membres de la famille Tamazount et ont vécu dans des camps d’accueil pour harkis (principalement dans le camp de Bias) jusqu’en 1975. Ils intentèrent des actions fondées sur la responsabilité pour faute de l’État, alléguant celui-ci avait commis deux fautes en s’abstenant, d’une part, de protéger les harkis et leurs familles des massacres et représailles sur le territoire algérien au moment de l’accession à l’indépendance et, d’autre part, d’organiser le rapatriement systématique de ceux-ci vers la France.
Par ailleurs, les quatre requérants de la famille Tamazount se plaignirent de leurs conditions de vie dans le camp de Bias et réclamèrent une indemnisation. Les juridictions administratives estimèrent que la responsabilité pour faute de l’État devait être engagée à raison des conditions de vie indignes réservées aux requérants entre leur naissance ou leur arrivée dans ce camp et sa fermeture en 1975. Elles condamnèrent l’État à verser à chacun d’entre eux une somme de 15 000 euros en réparation des préjudices matériel et moral subis.
Les requérants ne soutiennent pas avoir cherché à engager la responsabilité sans faute de l’État devant les juridictions administratives mais font valoir que celles-ci auraient, en tout état de cause, dû examiner d’office ce fondement de responsabilité. La Cour considère que la décision d’incompétence des juridictions administratives, fondée sur la séparation des pouvoirs et le refus du juge d’examiner la légitimité des actes et décisions du gouvernement dans l’exercice de ses pouvoirs souverains en matière de politique étrangère, n’est pas incompatible avec une reconnaissance de nature politique de la part des autorités exécutives ou législatives qui ne sont pas soumises à la même retenue. La Cour conclut que la déclaration d’incompétence du Conseil d’État, au nom de la doctrine des actes de gouvernement, limitée aux demandes des requérants en ce qu’elles visaient à engager la responsabilité pour faute de l’État du fait de l’absence de protection des harkis et de leurs familles en Algérie et du défaut de rapatriement systématique vers la France, ne saurait être considérée comme excédant la marge d’appréciation dont jouissent les États pour limiter le droit d’accès d’une personne à un tribunal. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Toutefois, et s’en remettant aux décisions des juridictions internes, la Cour ne peut que constater que les conditions de vie quotidienne des résidents du camp de Bias, dont faisaient partie les requérants, n’étaient pas compatibles avec le respect de la dignité humaine et s’accompagnaient en outre d’atteintes aux libertés individuelles. La Cour relève que les juridictions nationales n’ont pas explicitement qualifié ces atteintes à la lumière des dispositions de la Convention. Toutefois, il ressort des décisions internes qu’elles sont, en substance, parvenues au constat de violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1.
Il reste désormais à examiner si les réparations accordées par les autorités nationales étaient adéquates et suffisantes.
La Cour est consciente de la difficulté de chiffrer les préjudices subis par les requérants et des limites de la comparaison avec les conditions indignes de détention, au regard de la spécificité du contexte historique. Elle rappelle également que les autorités nationales sont les mieux placées, au regard du principe de subsidiarité, pour fixer le montant de l’indemnité octroyée pour réparer le préjudice moral résultant de conditions attentatoires à la dignité humaine.
Cependant, la Cour rappelle, que selon les principes généraux dégagés dans sa jurisprudence, un constat de non-respect de l’article 3 de la Convention du fait des conditions de détention subies provoque une présomption forte qu’un préjudice moral a été causé à l’intéressé. Dans ce contexte, elle réaffirme que le fait de savoir si un requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance. Elle considère que les montants accordés par les juridictions internes en l’espèce ne constituent pas une réparation adéquate et suffisante pour redresser les violations constatées. Premièrement, et s’agissant de la violation de l’article 3 de la Convention, les sommes allouées aux requérants sont modiques par comparaison avec ce que la Cour octroie généralement dans les affaires relatives à des conditions de détention indignes. Il s’ensuit, dans ces circonstances, et malgré l’important travail mémoriel accompli et les reconnaissances solennelles prononcées par les plus hautes autorités exécutives françaises, que les autorités nationales, en fixant le montant des indemnisations versées aux requérants, n’ont pas suffisamment tenu compte de la spécificité de leurs conditions de vie dans le camp de Bias pour remédier aux violations de la Convention constatées, et partant, que le versement de ces indemnisations ne les a pas privés de leur qualité de victime à cet égard.
Par conséquent, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement selon laquelle les quatre premiers requérants ne peuvent plus se prétendre victimes et conclut que le séjour des requérants au sein du camp de Bias a emporté violation des articles 3 et 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole n° 1.
Statuant en équité et prenant notamment en considération l’impact de leur enfance passée dans le camp sur leur développement personnel, elle considère qu’il sera fait juste réparation des préjudices matériel et moral des requérants par l’octroi d’une somme de 4 000 euros par année passée au sein du camp de Bias, toute année commencée étant intégralement prise en compte.
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