Ne bis in idem : une modification de jurisprudence sans grande surprise
Dans le cas de poursuites successives, le principe ne bis in idem a pour objet de garantir la sécurité juridique en assurant qu’une personne ne puisse être poursuivie ou punie pénalement en raison d’une infraction pour laquelle elle a déjà été acquittée ou condamnée par un jugement définitif.
Ce principe est garanti en droit conventionnel par les articles 4 du protocole 7 de la Conv. EDH et 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Il est également consacré en droit interne par l’article 6 du Code de procédure pénale, qui dispose que l’action publique s’éteint par l’autorité de la chose jugée et par l’article 368 du même code, aux termes duquel aucune personne acquittée légalement ne peut être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente.
Dans le cas de poursuites concomitantes, en l’absence de texte définissant l’office du juge pénal dans l’hypothèse d’un concours de qualifications pour une même action répréhensible, la Cour de cassation, au visa du principe ne bis in idem, a jugé qu’un même fait autrement qualifié ne peut donner lieu à plusieurs déclarations de culpabilité (Cass. crim., 13 janv. 1953). L’application de cette règle n’a pas donné lieu à une jurisprudence constante et uniforme, d’autres critères, comme celui des intérêts sociaux protégés, ayant ultérieurement été pris en compte.
Afin de rationaliser le droit applicable, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel des faits qui procèdent de manière indissociable d’une action unique caractérisée par une seule intention coupable ne peuvent donner lieu, contre le même prévenu, à deux déclarations de culpabilité de nature pénale, fussent-elles concomitantes (Cass. crim., 26 oct. 2016, n° 15-84552).
Cette règle prétorienne pose un cadre général de règlement des conflits de qualification.
Elle permet d’assurer le même traitement aux personnes poursuivies pour un comportement répréhensible sous plusieurs qualifications, que ce soit à l’occasion d’une même procédure ou lors de procédures successives.
Elle s’inspire de la jurisprudence de la CEDH qui, dans l’hypothèse de poursuites successives, a jugé que l’article 4 du Protocole n° 7 à la Conv. EDH doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde infraction pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes (CEDH, 10 févr. 2009, n° 14939/03, Serguei Zolotoukhine c/ Russie).
Cependant, la Cour de cassation ayant jugé que les droits de la partie civile ne peuvent être exercés que par les personnes justifiant d’un préjudice résultant de l’ensemble des éléments constitutifs de l’infraction visée à la poursuite (Cass. crim., 21 nov. 2018, n° 17-81096), l’application de cette jurisprudence peut conduire à ce que certains plaignants, qui étaient recevables à se constituer partie civile pour l’un des faits poursuivis, ne puissent obtenir réparation en l’absence de préjudice en relation avec la seule qualification retenue.
Cette jurisprudence ne permet pas non plus de toujours réprimer l’action délictueuse de la façon la plus adaptée aux faits de l’espèce et à la situation personnelle de l’auteur des faits. Elle fait obstacle à ce que le juge individualise la peine en prononçant une peine complémentaire réprimant une infraction non retenue, telle la confiscation du patrimoine ou une peine d’interdiction professionnelle permettant de prévenir la récidive de l’infraction.
Enfin, le choix d’une seule qualification ne permet pas toujours d’appréhender l’action délictueuse dans toutes ses dimensions. En effet, l’abandon de l’une des qualifications en présence peut avoir pour conséquence d’occulter un intérêt auquel l’action délictueuse a porté atteinte ou une circonstance de cette action, alors que la volonté de protéger cet intérêt ou de réprimer cette circonstance a déterminé le législateur à incriminer le comportement considéré.
Cette dernière considération a d’ores et déjà conduit la Cour de cassation à infléchir sa jurisprudence dans des hypothèses où seul le cumul des chefs de poursuite permet d’appréhender l’action délictueuse dans toutes ses dimensions (Cass. crim., 16 avr. 2019, n° 18-84073, Cass. crim., 31 mars 2020, n° 19-83938).
Au demeurant, la CEDH admet que des faits identiques puissent faire l’objet de poursuites successives dès lors que celles-ci, prévisibles, unies par un lien matériel et temporel suffisamment étroit, s’inscrivent dans une approche intégrée et cohérente du méfait en question et permettent de réprimer les différents aspects de l’acte répréhensible, à condition qu’elles ne génèrent pas d’inconvénient supplémentaire pour la personne poursuivie, ne conduisent pas à lui faire supporter une charge excessive, et se limitent à ce qui est strictement nécessaire au regard de la gravité de l’infraction (CEDH, 8 oct. 2020, n° 67334/13, Bajcic c/ Croatie, CEDH, 31 août 2021, n° 45512/11, Galovic c/ Croatie).
À cet égard, il convient d’observer que, d’une part, en prévoyant plusieurs qualifications susceptibles de s’appliquer à un même fait, le législateur entend réprimer différents aspects de l’action délictuelle, de telle sorte que, sauf exception, leur cumul au cours d’une même procédure permet d’appréhender cette action dans toutes ses dimensions. Ce cumul est prévisible dès lors que les éléments constitutifs de chaque infraction sont définis par la loi.
D’autre part, en vertu de l’article 132-3 du Code pénal, lorsque plusieurs peines de même nature sont encourues, il ne peut être prononcé qu’une seule peine de cette nature dans la limite du maximum légal le plus élevé. Seules les peines d’amende pour contraventions se cumulent entre elles et avec celles encourues ou prononcées pour des délits en concours.
Enfin, la Cour de cassation, dont la jurisprudence a été consacrée par la création de l’article 485-1 du Code de procédure pénale, exige désormais que les peines principales et complémentaires prononcées par les juges soient motivées au regard de la gravité des faits, de la personnalité et de la situation matérielle, familiale et sociale de leur auteur en tenant compte des éléments concrets de l’espèce.
Ce corps de règles est dès lors de nature à permettre le prononcé de peines nécessaires, proportionnées et adaptées dans l’hypothèse où plusieurs qualifications sont susceptibles de recevoir application à l’occasion d’une même poursuite.
En conséquence, la jurisprudence rappelée doit être infléchie.
L’interdiction de cumuler les qualifications lors de la déclaration de culpabilité doit être réservée, outre à la situation dans laquelle la caractérisation des éléments constitutifs de l’une des infractions exclut nécessairement la caractérisation des éléments constitutifs de l’autre, aux cas où un fait ou des faits identiques sont en cause et où l’on se trouve dans l’une des deux hypothèses suivantes : l’une des qualifications, telles qu’elles résultent des textes d’incrimination, correspond à un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l’autre, qui seule doit alors être retenue. Ou bien l’une des qualifications retenues, dite spéciale, incrimine une modalité particulière de l’action répréhensible sanctionnée par l’autre infraction, dite générale.
En l’espèce, pour confirmer le jugement en ce qu’il a déclaré le prévenu coupable d’escroquerie, de faux et d’usage de faux, l’arrêt, après avoir énoncé que ces délits sanctionnent ici la violation d’intérêts distincts et comportent des éléments constitutifs différents, retient que le prévenu, en produisant de fausses attestations notariales ainsi qu’un faux certificat de dépôt fiduciaire établis par ses soins, visant à faire croire à la solvabilité de l’acquéreur de parts sociales, faits constitutifs de manœuvres frauduleuses, a trompé les vendeurs pour les déterminer, à leur préjudice, à vendre leurs parts sans s’acquitter de l’intégralité du prix de vente.
Et en effet, d’une part la caractérisation des éléments constitutifs de l’une des infractions n’exclut pas la caractérisation des éléments constitutifs de l’autre.
D’autre part, aucune de ces infractions n’est un élément constitutif ou une circonstance aggravante de l’une des autres. En effet, l’article 313-1, qui incrimine l’escroquerie, vise les manœuvres frauduleuses et non spécifiquement le faux ou l’usage de faux comme élément constitutif de ce délit.
Sources :