Indemnisation de la victime de traite d’êtres humains
Une femme saisit une commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) en indemnisation des préjudices résultant de l’infraction de traite des êtres humains dont elle prétend avoir été victime sur le territoire français. Elle avait précédemment été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de même nature.
La cour d’appel déclare irrecevable sa demande, faute pour elle de démontrer avoir été victime en France de faits présentant le caractère matériel d’une infraction.
Selon l’article 4 de la Conv. EDH, nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude et ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
Il résulte de l’article 706-3 du Code de procédure pénale que, sous certaines conditions, toute personne ayant subi un préjudice résultant de faits volontaires ou non qui présentent le caractère matériel d’une infraction peut obtenir la réparation intégrale des dommages qui résultent des atteintes à la personne. Tel est le cas des personnes victimes de la traite des êtres humains, infraction expressément visée par ce texte.
Il résulte de l’article 706-6 du même code que la CIVI ou son président peut procéder ou faire procéder à toutes auditions et investigations utiles, sans que puisse leur être opposé le secret professionnel.
Par application de l’article 1353 du Code civil, il appartient à la personne qui saisit une CIVI, juridiction civile, en réparation des dommages qu’elle allègue avoir subis, d’établir l’existence de faits présentant le caractère matériel d’une infraction.
Toutefois, cette charge probatoire pesant sur le requérant doit prendre en considération la spécificité de l’infraction de traite des êtres humains et les obligations particulières incombant à la France à l’égard des victimes de tels faits.
En effet, la CEDH juge que le phénomène mondial de la traite des êtres humains, qui est contraire à l’esprit et au but de l’article 4 de la Convention, relève des garanties apportées par cette disposition.
Elle en déduit que des obligations particulières pèsent sur les États parties à la Convention qui doivent, en premier lieu, mettre en place un système législatif et administratif interdisant et réprimant la traite des êtres humains, en deuxième lieu, prendre, dans certaines circonstances, des mesures opérationnelles pour protéger les victimes avérées ou potentielles de ces faits. En dernier lieu, elle met à la charge des États une obligation positive procédurale d’enquêter sur les situations de traite potentielle des êtres humains et de prostitution forcée qui sont portées à leur connaissance (CEDH, 25 juin 2020, n° 60561/14).
Elle juge que les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention et, qu’en particulier, elles ne sauraient laisser à la victime l’initiative d’assumer la responsabilité d’une procédure d’enquête.
De même, l’article 27 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 (la Convention de Varsovie), ratifiée par la France, prévoit que chaque État partie s’assure que les enquêtes ou les poursuites concernant les infractions établies conformément à la Convention ne soient pas subordonnées à la déclaration ou à l’accusation émanant d’une victime, du moins quand l’infraction a été commise, en tout ou en partie, sur son territoire.
Si l’obligation procédurale d’enquêter sur les faits de traite des êtres humains portés à la connaissance des autorités a, en priorité, pour but la sanction des auteurs des infractions, l’indemnisation des victimes est considérée comme participant de la protection de ces dernières.
À cet égard, la CEDH juge, en substance, que la réparation du préjudice de la victime devrait constituer une préoccupation générale du point de vue du respect des droits de l’homme et que l’article 4 de la Convention, interprété à la lumière de son objet et de son but, afin de rendre ses garanties concrètes et effectives, impose aux États parties une obligation positive de permettre aux victimes de la traite des êtres humains d’obtenir des trafiquants réparation du préjudice causé par leur perte de gains (CEDH, 28 nov. 2023, n° 18269/18).
Par ailleurs, l’article 15 de la Convention de Varsovie dispose, d’une part, que chaque État partie prévoit, dans son droit interne, le droit pour les victimes à être indemnisées par les auteurs d’infractions, d’autre part, que chaque État partie adopte les mesures législatives ou autres nécessaires pour faire en sorte que l’indemnisation des victimes soit garantie, dans les conditions prévues dans son droit interne, par exemple par l’établissement d’un fonds pour l’indemnisation des victimes.
En France, cette indemnisation peut être obtenue du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI), après saisine d’une CIVI, sans que soient exigés le dépôt d’une plainte par la victime ou l’exercice de poursuites pénales préalables.
Dans son rapport d’évaluation de la France, le Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains invite les autorités françaises à faire des efforts supplémentaires pour garantir aux victimes de la traite des êtres humains un accès effectif à l’indemnisation, et en particulier à veiller à ce que l’enquête judiciaire comprenne la collecte de preuves des préjudices subis par la victime et des gains financiers tirés de son exploitation, en vue d’étayer les demandes d’indemnisation adressées au tribunal.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments, d’une part, que lorsqu’elle est saisie d’une requête en réparation des dommages causés par des faits de traite des êtres humains, une CIVI, ou la cour d’appel saisie de l’appel de sa décision, ne peuvent rejeter la demande d’indemnisation au motif de l’absence d’enquête pénale préalable.
D’autre part, afin de respecter l’obligation procédurale incombant à la France, la CIVI ou la cour d’appel ne peuvent faire peser sur la victime seule, la charge de la preuve d’établir la matérialité des faits de traite des êtres humains dont elle se déclare, de façon plausible, avoir été victime, mais doivent, en cas d’insuffisance de preuve, soit solliciter de plus amples informations auprès du représentant du ministère public, partie jointe à l’instance se déroulant devant elles, soit mettre en œuvre les pouvoirs d’enquête civile dont elles disposent aux termes de l’article 706-6 du Code de procédure pénale.
Viole ces textes, en faisant peser sur la requérante faisant une charge probatoire excessive, la cour d’appel qui déclare la requête irrecevable au motif que celle-ci n’ayant pas porté plainte, aucune enquête, qui aurait pu étayer ses affirmations, n’a pu être réalisée et qu’elle ne démontre pas, ne serait-ce que par un faisceau d’indices, qu’elle a été victime en France d’une infraction pénalement répréhensible, alors qu’elle relève que la requérante avait été indemnisée au Royaume-Uni pour des faits de traite des êtres humains sur le territoire britannique et que celle-ci affirme qu’ils se sont déroulés dans la suite immédiate de faits de même nature perpétrés à son encontre sur le territoire français, ce dont il résulte qu’elle soutient, de façon plausible, avoir été victime en France de l’infraction de traite des êtres humains.
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