Le Baiser de Brancusi ne peut pas quitter le cimetière du Montparnasse à Paris
Dans un arrêt rendu le 2 juillet 2021, le Conseil d’État juge que Le Baiser, sculpture funéraire de Brancusi au cimetière du Montparnasse à Paris est un « immeuble par nature » ce qui autorise l’État à l’inscrire comme monument historique sans recueillir l’accord de ses propriétaires.
Le Conseil d’État vient de mettre fin à un bras de fer opposant la ville de Paris et les héritiers d’une sculpture du célèbre Constantin Brancusi, intitulée : Le Baiser, ornant la tombe de Tatiana Rachewskaia au cimetière du Montparnasse (CE, 9e et 10e ch. réunies, 2 juill. 2021, n° 447967). Alors que les héritiers de cette dernière entendaient vendre l’œuvre d’art, l’État a pu l’inscrire comme monument historique.
Des millions d’euros en jeu
Dans les allées du cimetière du Montparnasse, célèbre pour abriter les tombes de Baudelaire, Marguerite Duras, Maupassant ou encore de Serge Gainsbourg, repose Tatiana Rachewskaia, décédée le 5 décembre 1910 à seulement 23 ans. L’histoire retient que cette jeune étudiante de médecine originaire de Kiev s’est suicidée par dépit amoureux, pour son professeur et amant, ami du sculpteur roumain Constantin Brancusi alors méconnu. Cet amant avait fait commande à l’artiste d’un groupe sculpté pour la stèle funéraire de la jeune fille, ses parents ayant acquis la concession perpétuelle. La stèle porte épitaphe et supporte la troisième version de la sculpture Le Baiser, réalisée en 1909, représentant un couple enlacé.
En 2005, les descendants de Tatiana Rachewskaia sont approchés par des marchands d’art et entreprennent des démarches pour déposer et exporter la sculpture, alors estimée à plusieurs dizaines de millions d’euros. L’artiste, mort en 1957, à Paris, à 81 ans et lui aussi inhumé au cimetière du Montparnasse, consacré par le Centre Pompidou en 1997, a vu sa cote s’envoler sur le marché de l’art international.
L’État s’oppose au descellement : le ministère de la Culture refuse le certificat d’exportation demandé pour la sculpture par un arrêté du 4 octobre 2006, jugeant « essentiel de maintenir sur le territoire national comme un précieux témoin de l’art de Brancusi ». Puis, le préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, inscrit la totalité de la sépulture au titre des monuments historiques par un arrêté du 21 mai 2010. Il considère en effet que le groupe sculpté présente au point de vue de l’histoire et de l’art un intérêt public en raison d’une part, de sa place essentielle dans l’œuvre de Brancusi et de sa qualité intrinsèque qui en fait une œuvre majeure, et d’autre part, de son intégration à l’ensemble de la tombe avec son socle constituant la stèle funéraire portant l’épitaphe gravée et signée par Brancusi.
En mars 2016, les héritiers de la défunte déposent alors auprès des services de la préfecture de la région Île-de-France, une déclaration de travaux, en application de l’article L. 622-22 du Code du patrimoine en vue de la dépose de la sculpture. Cette demande leur est refusée au motif que « la tombe, avec le groupe sculpté Le Baiser de Constantin Brancusi et son socle formant stèle est un immeuble inscrit en totalité parmi les monuments historiques ». Les demandeurs sont invités à déposer une demande de permis de construire, qui leur est refusée également.
Feuilleton judiciaire
Le feuilleton judiciaire engagé par les héritiers ne manque pas de rebondissements. En avril 2018, le tribunal administratif de Paris rejette les requêtes des héritiers tendant à l’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté du préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris du 21 mai 2010 et de ses décisions de 2016.
En appel, les intéressés obtiennent gain de cause devant la cour administrative d’appel de Paris. Dans son arrêt du 11 décembre 2020, la cour annule l’inscription aux monuments historiques et enjoint au préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, de procéder au réexamen de la déclaration de travaux à intervenir sur la sculpture Le Baiser dans un délai de trois mois à compter de la notification de son arrêt. Les héritiers pensent pouvoir alors desceller l’œuvre et la vendre aux enchères. L’arrêt du Conseil d’État du 2 juillet 2021 met un terme à cet espoir.
Les enjeux de la qualification juridique de la sculpture
La question posée à la haute juridiction administrative est de savoir si :
-
la statue doit être considérée comme un immeuble par destination, auquel cas l’inscription aux monuments historiques nécessite comme tel l’accord de ses propriétaires ;
-
ou si la tombe, dans son ensemble, correspond à un immeuble par nature pouvant dès lors être inscrit sans l’accord de ses propriétaires.
Pour mémoire, la loi prévoit que « les bâtiments sont immeubles par leur nature » (C. civ., art. 518) et que « sont aussi immeubles par destination tout effets mobiliers que le propriétaire a attaché au fonds à perpétuelle demeure » (C. civ., art 524) ; en outre, « les fonds de terre et les bâtiments sont immeubles par leur nature » (C. civ., art. 518). Enfin, « le propriétaire est censé avoir attacher à son fonds des effets mobiliers à perpétuelle demeure, quand ils y sont scellés en plâtre ou à chaux ou à ciment, ou, lorsqu’ils ne peuvent être détachés sans être fracturés ou détériorés, ou sans briser ou détériorer la partie du fonds à laquelle ils sont attachés ». Sur les statues, « elles sont immeubles lorsqu’elles sont placées dans une niche pratiquée exprès pour les recevoir, encore qu’elles puissent être enlevées sans fracture ou détérioration » (C. civ., art. 525).
Immeuble par nature
Le Conseil d’État a tranché : la stèle est un immeuble par nature. Se penchant ensuite sur la qualification de la sculpture, il juge qu’« un monument funéraire érigé sur un caveau servant de fondation, fût-il construit par un autre que le propriétaire du sol, doit être regardé globalement, avec tous les éléments qui lui ont été incorporés et qui composent l’édifice, comme un bâtiment, au sens et pour l’application de l’article 518 du Code civil ».
En l’espèce, il relève que la volonté du père de la défunte, titulaire de la concession perpétuelle qui lui a été consentie au cimetière du Montparnasse par la Ville de Paris après le décès de Tania Rachewskaia en décembre 1910, a été d’ériger sur sa tombe un monument funéraire qui accueille Le Baiser de Constantin Brancusi, acquis auprès de l’artiste sur la recommandation de l’amant de sa fille disparue, en hommage à la jeune femme. C’est ainsi qu’il a fait réaliser par un marbrier, en pierre d’Euville tout comme l’œuvre, une stèle faisant socle, implantée sur la tombe, portant épitaphe et sur le lit d’attente de laquelle le groupe sculpté a été fixé et scellé en avril 1911.
Il poursuit : ladite sculpture est « un élément de cet édifice qui a perdu son individualité lorsqu’il a été incorporé au monument funéraire, sans qu’importe la circonstance ni que l’œuvre n’ait pas été réalisée à cette fin par Constantin Brancusi, ni qu’elle ait été implantée quelques semaines après le décès de la jeune femme ».
Dès lors, l’arrêté du préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, se fondant sur la circonstance que le groupe sculpté Le Baiser de Constantin Brancusi et son socle formant stèle constituaient, avec la tombe, un immeuble par nature, n’a pas commis d’erreur de droit en procédant au classement du groupe sculpté sans avoir recueilli l’accord des propriétaires.
En résumé, la sculpture ayant été achetée dans l’unique but d’être scellée sur la tombe de la jeune femme, elle constitue ainsi un monument funéraire indivisible. Le monument doit donc être considéré comme un « immeuble par nature » au sens de la loi, ce qui autorise l’État à l’inscrire comme monument historique.
L’œuvre du plus Parisien des artistes roumains du siècle dernier, Constantin Brancusi, sera, à ne pas en douter, appréciée des flâneurs et des visiteurs des allées du cimetière Montparnasse, tout comme la sculpture L’Oiseau, réalisée par Niki de Saint-Phalle, ou celle de César qui orne la tombe de son auteur.
Référence : AJU001w2