Primauté de la propriété du sol sur le respect du domicile ; mais sur le droit au respect des biens du domicilié ?
Les mesures d’expulsion et de démolition d’un bien construit illégalement sur le terrain d’autrui caractérisent une ingérence dans le droit au respect du domicile de l’occupant, que protège l’article 8 de la Convention EDH.
Cette ingérence est fondée sur les articles 544 et 545 du Code civil, qui consacrent le droit de propriété ; elle vise à garantir au propriétaire du terrain le droit au respect de ses biens, protégé par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et par l’article 1er du protocole n° 1 de la Convention EDH.
L’expulsion et la démolition étant les seules mesures de nature à permettre au propriétaire du terrain de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien, l’ingérence qui en résulte ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété.
Mais le conflit de droits a-t-il été exposé de façon pertinente au regard de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg ?
Cass. 3e civ., 17 mai 2018, no 16-15792, FP-PBRI
1. La troisième chambre civile, en se prononçant en formation plénière – ce qui est peu fréquent – et en attribuant à l’arrêt rapporté les marques d’une diffusion maximale1, donne à sa décision la plus grande solennité ; la haute formation exprime ainsi l’entière protection qu’elle entend garantir au jus soli face au droit au domicile. À cette fin, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a recouru à la méthode d’analyse du conflit de droits ou d’intérêts fondée sur la « proportionnalité », qu’affectionnent les hauts magistrats de la Cour de cassation depuis quelques années2, dans le sillage de ceux de la Cour EDH, sans emporter pour autant l’entière conviction de la doctrine française dont les critiques demeurent vives, pour ne pas dire virulentes.
2. Il ressort des éléments de fait qu’expose le pourvoi, et que l’arrêt reprend sommairement, qu’ayant exploité à des fins agricoles une parcelle d’un domaine plus vaste et y ayant construit une habitation depuis plusieurs années, deux époux tentaient, avec l’aide de la sœur de l’un d’eux qui attestait de l’ancienneté de leur occupation, de faire consolider leurs prétentions sur ces biens par une action en revendication, alors que la parcelle litigieuse venait d’être attribuée, par succession, à un ayant cause du propriétaire décédé.
Ne pouvant étayer d’actes indiscutables – de simples documents cadastraux, au demeurant contredits par d’autres – un droit de propriété sur la parcelle et sur la construction qu’ils avaient édifiée, les époux avançaient l’appropriation des lieux par prescription trentenaire qui aurait été acquise à leur profit3 bien que, là encore, les éléments de preuve fussent faibles, eu égard en particulier à la durée véritable de leur occupation ; ils avaient néanmoins réussi à convaincre les premiers juges.
Mais, sur l’appel interjeté par le défendeur, la cour avait écarté les prétentions des demandeurs à l’usucapion, sans considération de leur vulnérabilité, l’un d’eux étant décédé durant l’instance et l’autre ayant atteint l’âge de 87 ans ; il est vrai qu’au seul regard des dispositions du Code civil, la position des demandeurs était d’une grande fragilité, faute pour eux de pouvoir justifier sans conteste d’une acquisition de la propriété des lieux par prescription. En revanche, le défendeur qui justifiait, par un acte notarié de partage, avoir acquis la propriété de la parcelle disputée, avait obtenu en appel, par voie reconventionnelle, que les lieux fussent libérés par les demandeurs et que la construction leur servant d’habitation fût détruite.
3. Sur le pourvoi formé au nom des demandeurs, la troisième chambre civile de la Cour de cassation ne s’est d’ailleurs pas arrêtée à leur argumentation fondée sur le fragile bénéfice de la prescription acquisitive, que développaient les premier et second moyens de cassation. Elle a manifestement négligé cette argumentation – sans que l’on puisse, à la vérité, former de critique sur ce point – et, s’emparant d’un argument subsidiaire du pourvoi4, elle a choisi d’axer la discussion sur le droit au respect du domicile des demandeurs, dont ces derniers se prévalaient de façon secondaire.
Ce droit, ignoré en tant que tel du Code civil, est protégé désormais, comme l’on sait, par l’article 8, § 1, de la Convention EDH ; allant plus loin, la Cour de Strasbourg en a fait une « obligation positive » à la charge des États signataires de la Convention, en particulier depuis un fameux arrêt López Ostra c/ Espagne5.
4. Le droit au respect du domicile, qui a donc pour fondement une convention internationale que la France a souscrite et ratifiée, a été rapproché par les hauts magistrats de la troisième chambre civile de la Cour de cassation d’un autre droit, celui portant sur la propriété du sol, dont ils soulignent qu’il est expressément consacré par les articles 544 et 545 du Code civil, et qu’il est conforté par les dispositions de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 de la Convention EDH.
Le raisonnement des hauts magistrats a été articulé en cinq temps, pour en déduire la prééminence de la propriété du sol sur le droit au respect du domicile :
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les mesures d’expulsion et de démolition de l’habitation construite de façon illégale sur le terrain d’autrui, dont le défendeur réclamait la mise en œuvre, caractériseraient à l’évidence « une ingérence dans le droit au respect du domicile de l’occupant », que protège l’article 8, ce qui ne saurait être discuté ;
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cette ingérence serait fondée sur les dispositions des articles 544 et 545 du Code civil, selon lesquels la propriété est le droit « souche »6, celui de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ;
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mais aussi, cette ingérence viserait à garantir au propriétaire du sol le droit au respect de ses biens, que protègent également des dispositions fondamentales7 ;
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l’expulsion et la démolition apparaîtraient ainsi comme « les seules mesures de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien » ;
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d’où il est déduit que l’ingérence qui résulterait de ces mesures « ne saurait être disproportionnée eu égard à la gravité de l’atteinte portée au droit de propriété ».
Dès lors, la conclusion semble s’imposer d’elle-même : le droit au respect du domicile doit s’effacer derrière le droit de propriété du sol sur lequel le domicile a été édifié.
5. De nombreux facteurs concourent à expliquer cette issue. En premier lieu, sans doute, la relative « jeunesse » de la reconnaissance d’un droit au domicile face à l’ancienneté de l’appropriation privée du sol, qui paraît solidement ancrée dans l’inconscient – et dans la conscience – de nombre de populations humaines, notamment en Europe.
Les facteurs sociologiques et historiques, dont ceux nés de la pensée économique des physiocrates et, bien entendu, les idées brassées lors de la Révolution française et au fil du XIXe siècle, ont donc pesé à l’évidence sur la solution. Il en est vraisemblablement de même de l’hostilité à l’égard des constructions édifiées sur le terrain d’autrui qu’exprime le Code civil, de façon générale et implicite à l’article 545, et de façon explicite à l’article 555 ; a également été déterminante la jurisprudence fort ancienne de la Cour de cassation, spécialement en sa troisième chambre civile, qui assure depuis longtemps une solide protection au propriétaire du sol8.
6. Bien qu’elle soit inédite, comme cela a été souligné9, la solution de l’arrêt rapporté ne saurait ainsi surprendre au regard d’une longue tradition française de primauté du jus soli, alors surtout que le pourvoi opposait au droit de propriété du défendeur, qu’avaient retenu les juges d’appel, le droit au respect du domicile des demandeurs – ce qui, quoique l’argument fût subsidiaire, menaçait de fait la solidité du reste de l’argumentaire, comme le rejet du pourvoi l’a confirmé : la troisième chambre civile de la Cour de cassation était subsidiairement invitée – et, du reste, elle s’en est tenue là – à rapprocher simplement les dispositions de l’article 1er du protocole additionnel n° 1, et celles de l’article 8 de la Convention EDH.
Les hauts magistrats eussent été beaucoup plus embarrassés, nous semble-t-il, s’il leur avait été demandé d’opérer un rapprochement entre le droit de propriété du défendeur sur son bien (la parcelle litigieuse) et le droit de propriété des demandeurs sur leur bien (la construction édifiée sur cette parcelle), l’un et l’autre protégés par le même texte10.
On sait, en effet, davantage encore depuis une fameuse affaire Öneryildiz c/ Turquie11 intervenue dans un cas de figure voisin de celui de la présente espèce, que la notion de « bien » appropriable est, dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, analysée de façon indépendante de toute qualification formelle de droit interne12 : il ressort des décisions intervenues dans l’affaire Öneryildiz que de simples intérêts économiques substantiels, tels que celui que représente le fait d’avoir vécu en favella (une construction sommaire et précaire), de plus sur un terrain appartenant au Trésor, sans être inquiété par les pouvoirs publics, méritent protection au titre de l’article 1er du protocole additionnel n° 1 de la Convention EDH, de sorte que, s’il est porté atteinte à ces intérêts, il y a privation de propriété au sens de la seconde phrase de ce texte.
7. Certes, depuis lors, la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait sembler avoir nuancé la solution qu’avaient consacrée les décisions Öneryildiz en 2002 et 2004 – décisions que l’on ne peut, à l’évidence, manquer de rapprocher des éléments de l’espèce sous examen –, mais elle l’a fait dans des circonstances factuelles sensiblement différentes de l’affaire Öneryildiz : s’agissant d’un non-renouvellement d’autorisations administratives d’occupation privative du domaine public, dont les intéressés connaissaient le risque puisque les autorisations initiales étaient à durée déterminée, la Cour de Strasbourg a jugé, par deux arrêts prononcés le 29 mars 2010, que le non-renouvellement des autorisations administratives et l’injonction de détruire les constructions édifiées sur le domaine public « peuvent s’analyser en une réglementation de l’usage des biens dans un but d’intérêt général »13, comme le prévoit d’ailleurs l’alinéa 1er de l’article 1 du protocole, seconde phrase. Ces deux arrêts ne reviennent donc nullement sur la jurisprudence Öneryildiz.
Au demeurant, le cas de figure des deux arrêts de 2010 n’est manifestement pas celui de la présente espèce où aucune « cause d’utilité publique » ne saurait être alléguée : le domaine public n’était pas en cause, seuls des intérêts privés étaient en jeu, de part et d’autre ; il s’y ajoutait, du côté des demandeurs, une vulnérabilité particulière qu’avaient négligée les juges d’appel, alors que la Cour de Strasbourg semble, au contraire, beaucoup plus sensible aux aspects sociaux des dossiers qui lui sont soumis, selon un commentateur particulièrement attentif et connaisseur de sa jurisprudence14.
Mais la troisième chambre civile de la Cour de cassation aurait-elle été sensible à la pression qu’eût été susceptible d’exercer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme si les demandeurs s’étaient prévalu des dispositions de l’article 1er du protocole n° 1, plutôt que de celles de l’article 8 de la Convention européenne ? Ce n’est nullement certain, tant de bouleversements induits eussent menacé. Resterait à savoir si la Cour de Strasbourg en assumerait la responsabilité…
Notes de bas de pages
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1.
V. égal. : D. 2018, p. 1071 ; BRDA 12/18, n° 20 (qui souligne le caractère inédit de la solution) ; JCP G 2018, 790, p. 1356, note Laurent J.
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2.
V. sur ce point JCP G 2018, 790, p. 1356, note Laurent J., spéc. « I. Méthode nouvelle ». Néanmoins, la « motivation enrichie » qui devrait aussi nourrir les arrêts de la Cour de cassation et leurs lecteurs laisse ici ces derniers quelque peu sur leur faim.
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3.
C. civ., art. 2272.
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4.
Premier moyen, 2°.
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5.
CEDH, 9 déc. 1994, n° 303-C. V. not. Marguénaud J.-P., La Cour européenne des droits de l’Homme, 3e éd., 2005, Dalloz, spéc. p. 74 ; Berger V., Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, 12e éd., 2011, Sirey, spéc. p. 535, n° 197.
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6.
Selon la célèbre expression attribuée à Josserand.
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7.
DDHC, art. 17 ; Protocole additionel, art. 1er.
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8.
V. la jurisprudence impitoyable que la troisième chambre a développée, sur le fondement de C. civ., art. 545, en matière d’empiétement. V. aussi, sur le fondement de C. civ., art. 555 en matière de construction sur le terrain d’autrui, par ex. : Cass. 3e civ., 15 juin 2010, n° 09-67178, D, RTD civ. 2010, p. 590, obs. Revet T. (avec Cass. 3e civ., 1er juin 2010, n° 08-21254, D).
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9.
BRDA 12/18, inf. n° 20, spéc. p. 20.
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10.
Protocole additionnel, art. 1er.
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11.
CEDH, 18 juin 2002, n° 48939/99, Öneryildiz c/ Turquie (arrêt consolidé en grande chambre le 30 nov. 2004), AJDA 2004, p. 2301 ; AJDA 2005, p. 541, chron. Flauss J.-F. ; AJDA 2005, p. 1081, note Jégouzo Y. ; AJDA 2005, p. 1133, note Rabiller S. ; RDI 2005, p. 98, obs. Trébulle F.-G. ; RTD civ. 2005, p. 422, obs. Revet T. ; Marguénaud J.-P., Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, 4e éd., 2007, PUF, Thémis, p. 659 et s.
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12.
V. en dernier lieu sur ce point, à propos de la revendication d’œuvres d’art, RTD com. 2018, spéc. p. 362, obs. Pollaud-Dulian F.
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13.
CEDH, 29 mars 2010, n° 34078/02, Brosset-Triboulet c/ France ; CEDH, 29 mars 2010, n° 34044/02, Deballe c/ France : AJDA 2010, p. 147 ; RDI 2010, p. 389, obs. Foulquier N. ; JCP G 2010, act. 451, obs. Gonzalez G. ; JCP G 2010, 859, n° 35, obs. Sudre F. ; JCP G 2010, 1162, n° 6, obs. Périnet-Marquet H. ; JCP A 2010, 2140, note Yolka P. ; D. 2010, p. 2024, chron. Quezel-Ambrunaz C. ; D. 2010, p. 2469, obs. Trébulle F.-G. ; D. 2010, p. 2183, obs. Mallet-Bricout B. et Reboul-Maupin N. ; Beaussonie G., « La désubstantialisation de la notion de “bien” par la Cour européenne des droits de l’Homme », LPA 13 oct. 2010, p. 4.
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14.
V. Marguénaud J.-P., op. cit., loc. cit. supra note 5, qui vise une « encourageante socialisation » de l’article 1er du protocole additionnel n° 1.