Droits réels de jouissance spéciale : un inventaire à la Prévert
En consacrant la libre création des droits réels de jouissance spéciale, l’arrêt Maison de poésie a mis un terme à la controverse doctrinale du numerus clausus des droits réels. Il a également soulevé un certain nombre de questions portant sur le régime juridique de ces montages contractuels. En reconnaissant la perpétuité d’un tel droit lorsqu’il constitue une charge réelle instituée en faveur de lots de copropriété, l’arrêt Grand Roc tente d’apporter une pierre à l’édifice.
Cass. 3e civ., 7 juin 2018, no 17-17240
En 18341, la chambre des requêtes refusa de consacrer le principe du numerus clausus des droits réels. Très discutée par la doctrine, cette jurisprudence n’a guère causé de remous dans les cours et tribunaux jusqu’à ce qu’en 2012 la Cour de cassation consacre à deux reprises la création de droits réels originaux. Depuis, les arrêts se multiplient apportant un nouveau souffle au droit des biens, à moins qu’il ne s’agisse de vents plus anciens : ceux de la féodalité. Si les récents arrêts tentent d’apporter des précisions sur le régime juridique des droits réels sui generis, ils soulèvent surtout de nombreuses questions car ce n’est sans doute pas un mais plusieurs régimes juridiques que la jurisprudence semble mettre en place.
Dès 2012, la Cour de cassation a considéré que la liberté contractuelle devait s’accommoder de « l’ordre public »2 mais les contours de cette notion restaient encore à préciser, notamment la question de la perpétuité des droits réels spéciaux. Si le second arrêt Maison de poésie soulevait des interrogations en ce qu’il admettait si ce n’est en théorie, du moins en pratique, un droit réel quasiment perpétuel, la décision du 28 janvier 2015 exigeait assez clairement une durée limitée à 30 ans, dès lors que les parties n’avaient pas fixé de durée. Déjà très largement commenté3, l’arrêt Grand Roc du 7 juin 2018 reconnaît, au contraire, très explicitement l’existence d’un droit réel perpétuel dès lors qu’il est « attaché à un lot de copropriété ». Par cet arrêt, la Cour de cassation opère-t-elle un revirement de jurisprudence ? Nous ne le pensons pas car les faits se déroulent dans le cadre spécifique d’une copropriété.
Par convention en date du 20 août 1970, les propriétaires d’une piscine s’engagent à en assumer les frais de fonctionnement et à autoriser son accès gratuit aux copropriétaires de l’immeuble ainsi qu’à leurs locataires et invités, au moins pendant la durée des vacances scolaires. En 2004, une SCI acquiert divers lots à vocation commerciale dont la piscine. Forte de la jurisprudence de 2015, elle assigne alors le syndicat des copropriétaires de l’ensemble immobilier Grand Roc en constatation de l’expiration des effets de la convention à compter du 20 août 2000, soit 30 ans plus tard. Dans un arrêt rendu le 21 mars 2017, la cour d’appel de Chambéry rejette pourtant cette demande, estimant que la convention n’était pas expirée et que les articles 617 et 619 du Code civil n’ont pas vocation à s’appliquer. Elle estime, par ailleurs, que les droits consentis ne sont pas perpétuels car ils ne pourront s’exercer qu’aussi longtemps que les copropriétaires n’auront pas modifié le règlement de copropriété. Opérant par substitution de motifs, la Cour de cassation leur reconnaît, en revanche, un caractère perpétuel4. Elle considère que la convention conclue confère un droit réel de jouissance spéciale (I) constituant « une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires ». Reconnaissant la perpétuité du droit, elle dessine ici les contours d’un régime juridique spécial (II), laissant en suspens un certain nombre de questions.
I – Un droit de jouissance spéciale
Dans la lignée de la jurisprudence de 2012 et 2015, la Cour retient la notion de « droit réel de jouissance spéciale » pour qualifier une charge distincte de la servitude (A). Sorte de notion fourre-tout, la qualification réunit des montages profondément différents et présente, selon nous, des limites (B).
A – Une charge distincte de la servitude
L’article 637 du Code civil définit la servitude comme « une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire ». Cette définition est ici reprise par la Cour de cassation qui analyse le montage comme « une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires ». Autre élément de comparaison avec la servitude, l’additif au règlement de copropriété impose un laisser-faire au propriétaire de la piscine accompagné de quelques obligations. En effet, le nouvel acquéreur s’est engagé à permettre l’utilisation de la piscine aux copropriétaires ainsi qu’à leurs locataires et invités. Malgré les similitudes, la Cour refuse de qualifier le montage de servitude, préférant la qualification désormais consacrée de « droit réel de jouissance spéciale ». Si le montage est proche des servitudes, il semble s’en distinguer sur trois points que nous vérifierons successivement. Premièrement, le règlement de copropriété prévoit la création de « droits et d’obligations » accompagnant la charge réelle. Deuxièmement, la détermination des fonds semble avoir posé problème. Enfin, la charge ne pèse sur le propriétaire de la piscine que durant certaines périodes.
La première objection à laquelle la qualification de servitude se trouve confrontée repose sur l’existence d’obligations à la charge du propriétaire de la piscine. En l’espèce, celui-ci s’était engagé « à assumer tous les frais d’entretien et de réparation nécessaires au bon fonctionnement de cette piscine, à faire fonctionner cette piscine au minimum pendant la durée de toutes les vacances scolaires légales en France, à autoriser l’accès gratuit… ». En principe, la servitude n’impose pas d’obligation de faire au propriétaire du fonds servant. En vertu de l’article 686, les services établis ne doivent être imposés « ni à la personne, ni en faveur de la personne, mais seulement à un fonds et pour un fonds ». Susceptible d’être perpétuelle, la servitude ne saurait asservir le propriétaire. Toutefois, il est possible de prévoir par convention que ce dernier réalise certains ouvrages, en supporte les frais ou les entretienne. En effet, l’article 698 du Code civil prévoit l’hypothèse dans laquelle le propriétaire du fonds assujetti est chargé par le titre de faire à ses frais les ouvrages nécessaires pour l’usage ou la conservation de la servitude. Comme le soulignait Ripert, « la loi dans ce cas particulier a expressément permis de stipuler comme servitude une obligation de faire »5. Toutefois, ces obligations ne sont admises qu’à condition qu’elles aient « un caractère d’utilité tenant à la vicinité des deux fonds »6. En d’autres termes, les obligations accessoires à la servitude sont autorisées pour autant qu’elles soient utiles. Pour permettre l’usage de la piscine, son propriétaire est donc chargé d’en assurer l’entretien, ce qui ne soulève guère de difficultés, mais il doit également en assurer le chauffage à la demande des copropriétaires moyennant une contrepartie financière. Cette dernière obligation est-elle absolument nécessaire à l’usage de la piscine ? Le doute est permis car le règlement ne permet pas d’apprécier s’il s’agit d’une demande de confort ou d’une demande nécessaire à l’utilisation des lieux.
Le second argument repose sur la détermination des fonds. Si l’existence de servitudes internes à la copropriété soulève encore quelques interrogations7, la jurisprudence admet les servitudes établies entre deux lots privatifs de copropriété8. Mais encore faut-il précisément distinguer deux lots : le lot servant et le lot dominant. Selon la cour d’appel de Chambéry, la charge conçue ne saurait être assimilée à une servitude car les fonds servants et dominants ne sont pas « définis précisément » et « les droits s’exercent collectivement ». On comprend difficilement pourquoi l’identification posait problème dans cette affaire, faute de précision dans l’arrêt de la cour d’appel. Quant à l’argument faisant valoir que les avantages collectifs ne sauraient constituer une servitude, il n’est guère recevable. En effet, il ne s’agit pas ici d’avantages collectifs mais d’une charge profitant à une pluralité de fonds dominants, ce qui ne soulève aucune difficulté pratique ou théorique9. En revanche, il est vrai que le règlement vise davantage les bénéficiaires de la charge que les fonds. Il s’agit alors d’apprécier si le droit d’accès à la piscine peut être considéré comme un service rendu aux lots de copropriété ou s’il constitue une simple valorisation de ces lots. À l’image du droit de chasse10, le libre accès à la piscine a pu être analysé par les juges comme un agrément profitant aux copropriétaires, à leurs locataires et invités. C’est peut-être la raison pour laquelle la cour d’appel n’a pas pu identifier de fonds dominant.
Enfin, la dernière objection pourrait reposer sur le caractère périodique de la charge supportée car celle-ci ne s’exerce obligatoirement que pendant les vacances scolaires. Cette objection ne saurait, selon nous, être retenue car elle ne permet pas d’écarter la qualification de servitude. Il existe, en effet, en droit français des servitudes périodiques. C’est le cas, par exemple, de la servitude de tour d’échelle qui n’a vocation à s’appliquer que lorsqu’il est nécessaire d’accéder à la propriété voisine pour réaliser des travaux d’entretien et de réparation. Si cette charge n’est pas exercée continuellement, elle n’en constitue pas moins une servitude. En revanche, ce qui distingue la charge sui generis consacrée par l’arrêt commenté des servitudes classiques, c’est qu’elle est à géométrie variable. Son étendue dépend, en effet, du bon vouloir du propriétaire du fonds servant car ce dernier n’est contraint de faire fonctionner la piscine que pendant les vacances scolaires.
Si la qualification classique de servitude a été écartée, il s’avère toutefois qu’elle « lui ressemble comme un frère »11. Sans doute faut-il voir dans cette illustration les limites à la création de droits réels sui generis. En effet, ces derniers se rapprochent des modèles classiques dont ils s’inspirent. Il existe certes des différences mais faut-il, pour autant, retenir la qualification de droit réel de jouissance spéciale ? Nous n’en sommes pas convaincus.
B – Les limites de la qualification
Derrière l’unité de la notion de « droit réel de jouissance spéciale », se trouvent des montages juridiques profondément différents, c’est pourquoi on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle qualification. Notion multiforme, elle regroupe des droits réels sui generis variés consacrés par la jurisprudence depuis 2012. Rétrospectivement, cette qualification aurait pu être utilisée pour le « droit de crû et à croître » reconnu par l’arrêt du 23 mai 2012 que la Cour de cassation a refusé de rattacher à une quelconque qualification classique12. Elle pourrait également être retenue pour le « droit de seconde herbe » pour lequel la jurisprudence refuse la qualification de servitude.
Ainsi, depuis 2012, la jurisprudence englobe sous cette appellation l’ensemble des droits et charges qui ne correspondent pas aux montages classiques. Dans les arrêts Maison de poésie, un droit était conféré à une association de bénéficier de la « jouissance ou de l’occupation des locaux » où elle était installée ou, à défaut, de locaux de remplacement. Proche du droit d’usage et d’habitation, ce droit réel sui generis s’en distinguait car la jouissance et l’occupation pouvaient ne pas être exercées par le titulaire du droit, ce qui lui avait permis de consentir un bail au propriétaire de l’immeuble. À l’instar du droit d’usage et d’habitation, le droit consacré constituait un démembrement du droit de propriété privant le propriétaire de l’usage du bien. Quant à l’arrêt du 28 janvier 201513, il s’agissait d’un syndicat de copropriété qui avait accordé à un tiers (EDF) un droit de jouissance spéciale sur un lot composé d’un transformateur. Ici, la particularité du droit réel consenti tenait à l’usage spécifique accordé au tiers sur le transformateur, celui-ci constituant une sorte de diminutif de l’usufruit.
Si on le compare aux droits réels sui generis reconnus par la jurisprudence antérieure, le montage juridique consacré dans l’arrêt de 2018 présente deux particularités : il est tout d’abord analysé comme une charge. Il est, par ailleurs, attaché à un lot de copropriété. En tant que charge réelle, il ne correspond pas à un démembrement du droit de propriété. En effet, comme l’indiquait Chenon si « une propriété démembrée est toujours amoindrie, on n’en doit pas conclure qu’une propriété amoindrie est toujours démembrée »14. De la même manière, Ripert refusait d’analyser les servitudes comme des démembrements de propriété, préférant les comparer à une sorte de « véritable copropriété partielle portant sur une utilité spéciale de la chose »15. Dès lors, ne conviendrait-il pas d’utiliser l’expression « charge réelle spéciale » plutôt que de réunir sous l’appellation « droit réel de jouissance spéciale » des constructions juridiques profondément différentes ? En l’espèce, la particularité du montage est encore accentuée en ce qu’il pèse sur un lot privatif au profit d’une copropriété.
Depuis 1834, la copropriété est le théâtre des droits réels sui generis. Le très célèbre arrêt Caquelard concernait la copropriété d’une chaussée sur laquelle se greffait une jouissance privative16 au profit d’un copropriétaire qui disposait des arbres. Pour la première fois, la Cour de cassation reconnaissait un droit réel non visé par le Code civil. Dans l’arrêt du 18 janvier 1984, 150 ans plus tard, elle refusait de qualifier d’usufruit « un droit d’affichage perpétuel réservé à une personne par l’acte constitutif d’une copropriété »17. Enfin, elle reconnaissait en 1992, le caractère réel et perpétuel d’un droit de jouissance exclusive d’une partie commune18. Ces illustres précédents jurisprudentiels témoignent de la richesse des montages contractuels au sein des copropriétés. En effet, ces dernières sont le théâtre de décompositions originales de la propriété et de partage des utilités des espaces. Mêlant parties communes et parties privatives, la copropriété suppose une adaptation des différents droits et charges réels, c’est la raison pour laquelle elle s’accommode de décompositions originales de la propriété au régime juridique spécifique.
II – Un régime juridique spécial
En reconnaissant explicitement la perpétuité de la charge réelle pesant sur la piscine (A), la Cour de cassation dessine un régime juridique spécial, propre aux charges réelles pesant sur une partie privative d’une copropriété. Si elle lève une incertitude quant à la durée de la charge, elle soulève également quelques questions quant aux autres aspects du régime juridique découlant de la perpétuité (B).
A – La perpétuité
La qualification de droit réel permet à la Cour de cassation d’écarter le moyen fondé sur la prohibition des engagements perpétuels. Jusqu’en 2016, aucun texte ne condamnait, d’une manière générale, les obligations perpétuelles19. Depuis la réforme du droit des contrats, le principe trouve son fondement dans l’article 1210 du Code civil. En refusant d’appliquer ce texte au droit réel prévu dans le règlement de copropriété, la Cour de cassation le cantonne aux droits personnels nés du contrat faisant de la perpétuité un caractère que seuls les droits ou charges réels peuvent revêtir.
Une fois retenue la qualification de droit réel, celui-ci peut être perpétuel dès lors qu’il ne constitue pas un démembrement du droit de propriété. En effet, en dehors du droit de propriété, il existe des droits et charges classiquement reconnus comme perpétuels par la jurisprudence. C’est notamment le cas du droit de superficie ou encore des servitudes. Si on analyse les similitudes entre ces deux notions juridiques, on s’aperçoit qu’aucune ne constitue un démembrement de propriété. Le droit de superficie est issu d’une décomposition de l’espace. Quant aux servitudes, elles se distinguent du démembrement de la propriété en ce qu’elles organisent un partage entre deux propriétés des mêmes utilités des fonds. Utiles au fonds dominant dont elles constituent l’accessoire, elles suivent ainsi le régime de la propriété sur laquelle elles pèsent. Le montage consacré dans l’arrêt de 2018 s’avère assez proche des servitudes, c’est pourquoi il n’est guère étonnant que la Cour de cassation lui ait appliqué le régime juridique des charges réelles connues. Par ailleurs, cette charge présentait la particularité d’être « attachée à un lot de copropriété ». Or, le cadre de la copropriété est favorable à la reconnaissance de droits perpétuels, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la jurisprudence n’a pas hésité à reconnaître l’existence d’un droit de jouissance exclusif perpétuel sur une partie commune20. Par effet miroir, elle considère aujourd’hui qu’une partie privative peut faire l’objet d’un droit de jouissance perpétuel partagé par la copropriété.
Par définition, la copropriété est une propriété partagée entre différents copropriétaires. Parce qu’elle n’est pas privative, elle s’accommode plus facilement de droits réels et autres charges perpétuels, du moins en ce qu’ils sont consentis au profit de copropriétaires. En l’espèce, la piscine a été conçue dans l’intérêt de la copropriété dès la construction de l’immeuble. Il semble donc naturel qu’elle puisse profiter perpétuellement aux copropriétaires car telle était leur volonté. Le contexte de l’arrêt était donc doublement favorable à la reconnaissance d’une charge perpétuelle car celle-ci pouvait non seulement être comparée à une servitude mais elle s’exerçait aussi dans le cadre particulier de la copropriété si propice aux aménagements et décompositions de la propriété. Partant de ce constat, cette décision ne saurait constituer un revirement par rapport à la jurisprudence de 2015.
Dans les montages sui generis, c’est la volonté contractuelle qui dicte le régime juridique. Alors qu’en 2015, les parties n’avaient pas manifesté de volonté particulière quant à la durée du droit consacré, l’arrêt de 2018 reconnaît l’existence de droits établis en faveur des autres lots de copropriété par des parties ayant « exprimé leur volonté de créer des droits et obligations attachés aux lots des copropriétaires ». Naturellement, la charge constituée épouse alors le régime juridique du droit auquel elle est rattachée. Une deuxième raison nous invite à penser qu’il ne s’agit pas d’un revirement de jurisprudence : la différence intrinsèque entre les droits consacrés. À travers sa jurisprudence, la Cour de cassation semble faire la distinction entre les démembrements de propriété, temporaires par nature21 (arrêt de 2015) et les charges réelles susceptibles d’être perpétuelles. Elle nous rappelle ainsi que les droits et charges réels ne doivent pas être envisagés sous l’unique prisme du démembrement de propriété dans le cadre d’une propriété exclusive.
Pour ces raisons, il semblait logique que la Cour reconnaisse l’existence d’une charge perpétuelle. Néanmoins, certains aspects du régime juridique de ce montage méritent d’être éclaircis afin qu’ils n’en constituent pas le moyen d’asservir le propriétaire.
B – Les autres aspects du régime juridique
En consacrant un droit réel spécial proche de la servitude, la Cour de cassation offre aux praticiens un outil dangereux qui doit, selon nous, respecter certaines règles inhérentes à la reconnaissance de la perpétuité du droit. Parmi les règles s’appliquant aux servitudes, l’article 699 du Code civil considère que « le propriétaire peut toujours s’affranchir de la charge en l’abandonnant au propriétaire du fonds auquel la servitude est due » dès lors qu’il est chargé par le titre de faire à ses frais les ouvrages nécessaires pour l’usage ou la conservation de la servitude. En l’espèce, le règlement de copropriété prévoit une reprise de la piscine en cas de litige à condition que l’assemblée des copropriétaires veuille bien reprendre à son compte la gestion de la piscine contre un franc symbolique. Peut-on envisager un abandon de son lot par l’actuel propriétaire au profit de la copropriété ? Certes, la charge n’est pas analysée comme une servitude mais elle contient des obligations pour le propriétaire de la piscine qui sont l’accessoire d’une charge perpétuelle. Dès lors, ce dernier devrait avoir la possibilité de délaisser sa propriété de façon à ce que les obligations propter rem n’en deviennent pas perpétuelles.
En se fondant sur le caractère contractuel du règlement de copropriété, la jurisprudence a déjà refusé l’abandon des charges dans le cadre de la copropriété22. Faut-il généraliser ces solutions et considérer que le propriétaire doit répondre des charges sans pouvoir se défaire de sa copropriété tant qu’il n’a pas trouvé un nouvel acquéreur ? Nous ne le pensons pas. La jurisprudence rendue sur l’abandon d’un lot de copropriété concernait, en effet, un lot transitoire dans le premier cas et un individu qui avait laissé croître sa dette dans le second cas. Dès lors que le propriétaire manifeste sa volonté d’abandonner son lot et à condition qu’il s’acquitte des charges dues, rien ne l’empêche, selon nous, de délaisser sa propriété au profit de la copropriété. Au contraire, l’existence d’obligations accessoires attachées à cette charge perpétuelle rend nécessaire cette faculté afin de respecter le principe de prohibition des engagements perpétuels.
Autre conséquence de la perpétuité du droit consacré, l’institution d’obligations accessoires à la charge sui generis devra être scrupuleusement encadrée par la jurisprudence. À l’image des servitudes, il nous semble fondamental que les obligations accessoires soient strictement nécessaires à l’usage du fonds et que la prestation de service puisse être assurée indistinctement par tous les propriétaires successifs. À défaut, cela reviendrait à autoriser les servitudes personnelles par le biais détourné du droit réel de jouissance spéciale. Enfin, la prescription soulève des questions relatives, une fois de plus, à l’utilité de la charge consentie. Alors que la servitude peut s’éteindre par le non-usage trentenaire, l’absence d’utilisation du « droit réel de jouissance spéciale » consacré entraîne-t-elle son extinction ? Il semblerait pertinent qu’à l’image des servitudes, la charge réelle spéciale puisse être prescrite dans la mesure où c’est l’utilité qui doit justifier, selon nous, l’existence de charges pesant sur la propriété.
Notes de bas de pages
-
1.
Cass. ch. req., 13 févr. 1834, DP 1834, I, p. 118 ; S. 1834, 1, p. 205 ; Capitant H., Terré F. et Lequette Y., Les grands arrêts de la jurisprudence civile, t. I, 12e éd., 2007, Dalloz, n° 65.
-
2.
Cass. 3e civ., 31 oct. 2012, n° 11-16304, Maison de poésie : D. 2012, p. 2596, note Tadros A. ; D. 2013, p. 53, note d’Avout L. et Mallet-Bricout B. ; D. 2013, p. 2123, note Reboul-Maupin N. ; AJDI 2013, p. 540, note Cohet-Cordey F. ; RDI 2013, p. 80, note Bergel J.-L. ; RTD civ. 2013, p. 141, note Dross W. ; JCP G 2012, p. 2352, note Testu F.-X. ; RDC 2013, p. 584, note Libchaber R. ; RDC 2013, p. 627, note Seube J.-B. ; RLDC 2013, n 4964, note Dubarry J. et Julienne M. ; LPA 16 janv. 2013, p. 11, note Agostini F.-X. ; Defrénois 15 janv. 2013, n° 111f6, p. 12, note Tranchant L.
-
3.
Barbièri J.-F., « Revirement : le “droit de jouissance spéciale” peut à nouveau être perpétuel ! », LPA 22 août 2018, n° 138b3, p. 10 ; Poletti L.-A., « Un droit réel de jouissance spéciale grevant un lot au profit d’un autre lot est perpétuel », Defrénois 30 août 2018, n° 139e0, p. 32 ; Gil G., « Perpétuité du droit réel de jouissance spéciale attaché à un lot de copropriété », LEDIU juill. 2018, n° 111r6, p. 3 ; Vern F., « Le droit réel de jouissance spéciale, toujours ? », Gaz. Pal. 17 juill. 2018, n° 325r1, p. 17 ; Lardeux G., « La perpétuité des droits réels ou Boileau à la Cour de cassation : vingt fois sur le métier », LPA 26 sept. 2018, n° 138z5, p. 3 ; Danos F., « Le droit réel de jouissance spéciale attaché à un lot de copropriété peut être perpétuel », RDC 2018, n° 115n4, p. 436 ; Kilgus N., « Droit réel de jouissance spéciale et perpétuité : une nouvelle étape ? », D. actualité, 19 juin 2018.
-
4.
La solution était déjà pressentie par une partie de la doctrine qui dès 2015 avait entrevu les exceptions au rejet de la perpétuité. En ce sens, Mallet-Bricout B., « Droit réel de jouissance spéciale : premier signe de rejet de la perpétuité », D. 2015, p. 599 ; Thomat-Raynaud A.-L., « Droit réel de jouissance spéciale et impossible perpétuité », Gaz. Pal. 9 juin 2015, n° 227a0, p. 36.
-
5.
Ripert G., De l’exercice du droit de propriété dans ses rapports avec les propriétés voisines, thèse, 1902, Paris, p. 152.
-
6.
Ripert G., De l’exercice du droit de propriété dans ses rapports avec les propriétés voisines, thèse, 1902, Paris, p. 157
-
7.
Cayol A., « Servitudes et copropriété des immeubles », AJDI 2018, p. 340.
-
8.
Cass. 3e civ., 30 juin 2004, n° 03-11562 : D. 2005, p. 1134, note Giverdon C. et Capoulade P. ; D. 2005, p. 2352, obs. Mallet-Bricout B. et Reboul-Maupin N. ; Just. & Cass. 2005, n° 340, concl. Gariazzo A. ; AJDI 2005, chron, p. 193, note Bayard-Jammes F. ; Dubaele T., « L’établissement de servitudes entre les parties privatives de deux lots de copropriété », Rev. Loyers 2004, n° 852, p. 706 ; Loyers et copr. 2004, comm. 196, obs. Vigneron G. ; JCP G 2004, p. 1906, obs. Périnet-Marquet H. ; RDI 2004, p. 440, obs. Bergel J.-L. ; RTD civ. 2004, p. 753, obs. Revet T. – Cass. 3e civ., 13 sept. 2005, n° 04-15742 : Loyers et copr. 2005, comm. 228, obs. Vigneron G. ; Constr.-Urb. 2006, comm. 8, obs. Sizaire D.
-
9.
Djoudi J., « Servitudes », Rép. immo, n° 16
-
10.
Cass. 3e civ., 2 oct. 2002, n° 00-14029 : RDI 2003, p. 317, obs. Trébulle F.-G.
-
11.
Cass. 3e civ., 30 juin 1992, nos 91-10116 et 91-11093 : Rev. adm. 1993, n° 241, p. 30, note Guillot E.-J.
-
12.
Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n° 11-13202 : LPA 14 août 2012, p. 17, note Agostini F.-X. ; LPA 24 oct. 2012, p. 12, note Barbièri J.-F. ; D. 2010, p. 934, note d’Avout L. ; D. 2012, p. 2138, note Mallet-Bricout B. ; JCP G 2012, doctr. 930, note Dross W. ; JCP G 2012, chron. 1186, note Périnet-Marquet H. ; RTD civ 2012, p. 553, note Revet T. ; Defrénois 15 nov. 2012, p. 1067, note Danos F.
-
13.
Cass. 3e civ., 28 janv. 2015, n° 14-10013 : Mallet-Bricout B., « Droit réel de jouissance spéciale : premier signe de rejet de la perpétuité », D. 2015, p. 599 ; D. 2015, p. 988, chron. Méano A.-L., Collomp A.-L., Georget V. et Guillaudier V. ; D. 2015, p. 1863, obs. Neyret L. et Reboul-Maupin N. ; Just. & Cass. 2015, n° 270, rapp. Feydeau M.-T. ; Just. & Cass. 2015, n° 277, avis Sturlèse B. ; Just. & Cass. 2015, n° 252, note Revet T ; Just. & Cass. 2015, n° 148, note Milleville S. ; Just. & Cass. 2015, n° 546, obs. Perinet-Marquet H. ; AJDI 2015, p. 304, obs. Le Rudulier N. ; RDI 2015, p. 175, obs. Bergel J.-L. ; RTD civ. 2015, p. 413, obs. Dross W. ; RTD civ. 2015, p. 619, obs. Barbier H. ; JCP N 2015, 1083, note Julienne M. et Dubarry J. ; Defrénois 30 avr. 2015, n° 119n6, p. 419, note Andreu L. et Thomassin N. ; LPA 1er juill. 2015, p. 6, note Eeckhoudt M. ; Thomat-Raynaud A.-L., « Droit réel de jouissance spéciale et impossible perpétuité », Gaz. Pal. 9 juin 2015, n° 227a0, p. 36.
-
14.
Chenon E., Les démembrements de la propriété foncière avant et pendant la Révolution, Thèse, 2e éd., 1923, Paris, Recueil Sirey, p. 13.
-
15.
Ripert G., De l’exercice du droit de propriété dans ses rapports avec les propriétés voisines, thèse, 1902, Paris, p. 307.
-
16.
Atias C., Droit civil, Les biens, 5e éd., 2000, Litec, n° 44, p. 59 et s.
-
17.
Cass. 3e civ., 18 janv. 1984, n° 82-16003 : D. 1985, p. 514, note Zenati F. ; JCP G 1986, 20547, note Barbièri J.-F.
-
18.
Cass. 3e civ., 4 mars 1992, n° 90-13145.
-
19.
Rizzo F., Regards sur la prohibition des engagements perpétuels, Dr. et patr., janv. 2000, p. 60 ; Ghestin J., « Existe-t-il en droit positif français un principe général de prohibition des contrats perpétuels ? » in Mélanges en l’honneur de Denis Tallon : d’ici et d’ailleurs : harmonisation et dynamique du droit, 1999, Société de législation comparée, p. 251 et s. ; Barbièri J.-F., Perpétuité et perpétuation dans la théorie des droits réels. Contribution à l’étude de la notion de perpétuité dans les relations juridiques, thèse, 1977, Toulouse.
-
20.
Cass. 3e civ., 4 mars 1992, n° 90-13145 ; Cass. 3e civ., 24 oct. 2007, n° 06-19260 : BPIM 6/07, inf. 430 – Cass. 3e civ., 2 déc. 2009, n° 08-20310 : BPIM 1/10 inf. 49 – Cass. 3e civ., 6 mai 2014, n° 13-16790 ; Cass. 3e civ., 25 févr. 2016, n° 15-13105 ; Cass. 3e civ., 15 déc. 2016, n° 15-22583 : BPIM 1/17, inf. 47.
-
21.
Le second arrêt Maison de poésie s’évertue à sauver les apparences puisque le droit était concédé pour la durée de la fondation « et non à perpétuité ».
-
22.
Cass. 3e civ., 7 avr. 2004, n° 02-14670 ; CA Orléans, 18 mai 2011, n° 10/01095.