Yvelines (78)  Val-de-Marne (94)

La défiscalisation, au secours du patrimoine historique francilien ?

Publié le 29/09/2022
Fiscalité
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Dotée de près de 4 000 monuments historiques protégés, l’Île-de-France est riche d’un patrimoine particulièrement cher à entretenir. Avec les lois Monuments historiques et Malraux, l’argent privé complète les deniers de l’État, transformant parfois les bâtiments historiques en appartements de luxe : pour le meilleur ou pour le pire ? Éclairage.

Quel est le point commun entre un appartement en pierre de taille au 22 rue Geoffroy Lasnier (sur l’Île de la Cité), le domaine de Boissy à Taverny (95), l’ancienne usine des chocolats Menier à Noisiel (77) ou la résidence Danielle Casanova à Ivry-sur-Seine (94) ? Tous ont été classés ou inscrits monuments historiques par le ministère de la Culture, en 2021. Dans son dernier bilan, la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) a rappelé que l’Île-de-France est la région la plus dotée en édifices protégés : elle compte non moins de 3 994 monuments historiques protégés, soit 9 % du total national (pour 2 % du territoire). C’est également en Île-de-France, qu’on trouve le plus grand nombre de biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO avec les châteaux et parcs de Versailles et de Fontainebleau, la cité médiévale de Provins ou encore trois sites Le Corbusier, entre autres.

Ces trésors franciliens, il faut les protéger et leur classement ne va pas sans une myriade de règles et de contraintes à respecter pour les acquéreurs ou les institutions propriétaires qui cherchent à rénover ou réhabiliter les bâtis. La plus fameuse est la règle des 500 mètres, datant de 1943 : aucuns travaux (modification de façade, mobiliers publics, choix de toiture…) ne doivent être menés dans un rayon de 500 mètres autour de la structure protégée, sans des architectes des Bâtiments de France. Au sein de la DRAC, la Conservation régionale des monuments historiques (CRMH) est l’organisme responsable du contrôle scientifique et technique en lien avec les Unités départementales de l’architecture et du patrimoine (UDAP), chargé d’identifier les monuments et bâtiments et de garantir leur parfaite conservation et le respect de leur intégrité patrimoniale. Par leur entremise, 906 autorisations de travaux et avis sur permis de construire ont été motivés et délivrés en 2021, (contre 569 en 2020). Des procédures qui ne vont pas sans contentieux : le CRMH en a introduit une quarantaine au cours des dix dernières années, en majorité devant le tribunal administratif de Paris.

Un éventail d’aides publiques pour sauver le patrimoine

En plus des régions,l’État n’hésite pas à mettre la main à la poche pour soutenir les propriétaires de monuments historiques franciliens. En 2021, rien que dans la région, 296 demandes de soutien financier ont été instruites en vue de l’octroi d’une subvention, dont 5 au titre du plan de relance. Pour faire son choix, la DRAC tient compte de l’état sanitaire, de la répartition territoriale des monuments protégés, de la nomenclature de ces monuments (patrimoine religieux, architecture domestique, patrimoine industriel et scientifique…) et du type de propriétaires. Le but ? Que les travaux de restauration subventionnés reflètent la diversité des monuments historiques en Île-de-France.

Via Fonds incitatif et partenarial (FIP), l’État peut notifier des subventions à un taux supérieur pour accompagner plus particulièrement les petites communes de moins de 10 000 habitants. En 2021, ce fonds d’un montant de 2,10 M€ a permis de financer 17 opérations, dont 10 en Seine-et-Marne. Par exemple, la restauration de l’église Saint-Osmanne à Féricy (77), l’église Notre-Dame de l’Assomption à Rochefort (78) ou encore l’église Saint-Pierre à Limours (91). Par ailleurs, la Mission Patrimoine en péril contribue à la sauvegarde du patrimoine en subventionnant les opérations à hauteur de 40 % pour les monuments historiques inscrits et de 60 % pour les classés. En 2021, elle a permis d’inscrire 5 opérations en programmation, dont la dernière phase de la restauration de la Villa Viardot ainsi que la restauration du cellier de l’hôtel d’Ourscamp dans le IVe arrondissement de Paris. Dans ce cadre, le montant global des subventions attribuées s’est élevé à 1,40 M€ en 2021 (contre 1,20 M€ en 2020).

Les particuliers au secours du patrimoine, via des incitations fiscales

En 2018, l’offre de jeu Mission Patrimoine de la Française des jeux était lancée en fanfare par Stéphane Bern. Après les écuries de Richelieu à Gennevilliers (92) en 2021, c’est l’église Saint-Louis de Villemomble en Seine-Saint-Denis (inscrite aux monuments historiques en 1996) qui bénéficiera pour la région cette année de ces subventions indirectes, venues de citoyens animés par l’appât du gain, et un tantinet de philanthropie. Un jeu qui se révèle être un bingo : depuis 2018, plus de 100 millions d’euros ont été collectés pour soutenir le patrimoine en péril. Parmi les 745 projets sélectionnés depuis 2018, 192 sites ont d’ores et déjà été restaurés et 228 sont en cours de restauration.

La Fondation du patrimoine, dont le rôle est d’identifier ces fameux sites en péril, est habituée à faire appel aux particuliers pour compléter les subventions publiques : sur son site internet, une carte interactive permet de choisir le projet auquel consacrer son aide. En région parisienne, les vitraux de l’église d’Ussy-sur-Marne (77) ont principalement été financés par des dons (13 541 euros mobilisés) tout comme la grotte de coquillages de Coulommiers (53 150 euros mobilisés pour 390 000 euros de travaux). La Fondation est d’autant plus aidée par les particuliers que les dons sont défiscalisés.

De l’aide ponctuelle demandée par les propriétaires aux projets pharaoniques

Certains particuliers, mais aussi des entreprises, des fonds d’investissement ou des groupes immobiliers vont même plus loin que le don sporadique en se portant acquéreurs de monuments historiques qu’ils réhabilitent. Une partie des coûts des travaux sont pris en charge par l’État via une défiscalisation très avantageuse. C’est la loi Monuments historiques de 1913 qui favorise la restauration des biens d’une grande valeur architecturale, historique ou artistique. Ce dispositif est un des plus avantageux qui existe pour les contribuables fortement fiscalisés. Il n’est pas plafonné. Seule contrainte : le propriétaire doit attendre 15 ans avant éventuellement de revendre le bien. En 1962 s’est ajoutée la loi Malraux, qui concerne plus les bâtiments en centre-ville et dans les petites agglomérations. Ce dispositif a grandement facilité la restauration immobilière des centres historiques des plus belles villes de France. La réhabilitation des immeubles concernés confère un avantage fiscal aux propriétaires qui sont obligés de le mettre en location pendant 9 ans avant une éventuelle revente.

La défiscalisation étant recherchée par maints foyers très privilégiés, les sociétés de gestion de patrimoine se sont mises sur le créneau, comme le groupe Cheval Blanc Patrimoine. Sur son site, Alexis Crombez son directeur général avance leurs objectifs : « Donner du sens à votre patrimoine et préserver le patrimoine architectural français, et à la fois réaliser une opération immobilière cohérente avec un impact fort sur les revenus fiscalisés dans les hautes tranches d’imposition ». Certains constructeurs ont même créé des succursales spécialisées dans l’achat et la rénovation de lots classés aux monuments historiques, revendus ensuite en appartements de luxe. Les démarches de défiscalisation sont faites par les acheteurs de ces derniers, ce qui arrange tout le monde. C’est le cas d’Histoire et patrimoine, qui appartient au groupe Altarea, premier développeur immobilier de France (anciennement Cogedim).

Sur son site internet, la société n’hésite pas à s’offrir les services du comédien/auteur/fan d’histoire, Lorànt Deutsch, pour vanter les charmes de l’une de ses dernières opérations : la réhabilitation de l’ancien pensionnat de Juilly, en Seine-et-Marne. La bâtisse n’est rien de moins que le plus ancien collège de France : 400 ans d’histoire et des générations de prestigieux élèves ont foulé ses escaliers (dont La Fontaine, Montesquieu, Philippe Noiret mais aussi Michel Polnareff). La demeure classée monument historique, qui deviendra une résidence privée en 2025, comprendra 7 bâtiments comprenant 217 appartements (du studio au T4). Sur le site, on découvre d’autres projets franciliens : le couvent des récollets (77) qui comptera 72 appartements du T1 au T4 mais aussi le château de Pontchartrain (78), lieu iconique des Yvelines connu pour sa ressemblance avec le château de Versailles dans l’une des ailes duquel seront créés 41 appartements de standing, du T1 au T4 duplex. Les brochures vantent une vie de château, en partie aux frais de l’État…

La poussière sous les dorures

Sur le papier, l’opération semble gagnant-gagnant : le patrimoine architectural français est préservé et entretenu par celles et ceux qui en ont les moyens. Mais les contraintes qui accompagnent la subvention directe ou indirecte (via la défiscalisation) sont évidemment au rendez-vous : les travaux sont suivis par les architectes des Bâtiments de France dont le cahier des charges peut déplaire à nombre de futurs propriétaires. Des sanctions sont prévisibles pour le propriétaire qui ne respecte pas la procédure fixée dans le Code du patrimoine. Ces sanctions pénales et administratives entraînent des mesures de prison ferme (par exemple : 3 mois de prison) et des amendes conséquentes (par exemple : jusque 75 000 euros).

Mais outre ce risque contentieux, le principe même de privatiser des trésors publics en vue pour l’État de se défaire de son entretien, ne plaît pas à tout le monde. À Clichy-la-Garenne, dans les Hauts-de-Seine, certains habitants traînent depuis de longs mois une rancœur particulière : la bien-nommée Maison du peuple, fleuron de l’architecture des années trente et classée aux monuments historiques en 1983, a été vendue par le ministère de la Culture. Les clés passent de la mairie de la commune à… Alain Ducasse. Faute d’entretien, la bâtisse manque de tomber en ruines : la bâtisse offre un triste spectacle avec ses fenêtres cassées : depuis 2018, un collectif d’habitants, l’association Quartier maison du peuple, s’était même formé pour trouver une solution pour sauver ce trésor. Puis le maire, Rémi Muzeau (divers droite) a décidé en 2019 de la vendre à un promoteur, le groupe privé Duval. Le projet pharaonique de l’entreprise (une tour de cent mètres de haut) avait finalement été débouté par le ministre de la Culture de l’époque, Franck Riester.

C’est finalement le cuisinier Alain Ducasse qui a pu mettre la main sur la Maison du peuple, pour la bagatelle de 2,1 millions pour une surface de 4 000 m2 (soit 500 euros/m2 alors que le marché correspond à 8 000 euros/mètre). À cela s’ajoute la prise en charge par les pouvoirs publics de plus de 40 % de la restauration de tout monument historique. Le projet sera mené par Alain-Charles Perrot, architecte en chef des Monuments historiques, et Florent Richard, architecte du patrimoine, qui ont entre autres supervisé, à Paris, la rénovation des hôtels Lutetia et Ritz ou encore de la piscine Molitor. Des références plus « grand luxe » que tournées vers le peuple. Le chef souhaiterait y installer ses « manufactures de glaces, de chocolats et de biscuits, un « réfectoire »accessible au public, une résidence de cuisine, un laboratoire international des pratiques culinaires traditionnelles et de demain ainsi que le siège du groupe ». Mais si le groupe promet que la vocation première de Maison du peuple serait respectée, que le restaurant serait tourné vers l’extérieur, grâce aux gigantesques surfaces vitrées, les riverains ne sont pas dupes.

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