Le régime de la clause de force majeure : les leçons de la cour d’appel de Paris…

Publié le 24/04/2023
Première chambre de la Cour d'Appel du Palais de Justice de Paris (France)
Florence Piot/AdobeStock

Les critères contractuels de la force majeure s’imposent aux parties et au juge. Ils font obstacle à l’application des critères légaux et jurisprudentiels. Toutefois, le juge statue souverainement, au regard des circonstances de l’espèce, pour caractériser la force majeure et apprécier son effet libératoire.

CA Paris, 10 janv. 2023, no 21/09460 : https://lext.so/03rJin

La force majeure est une notion à la fois évidente et mystérieuse. Évidente, elle découle de la sagesse populaire selon laquelle « à l’impossible nul n’est tenu » et permet à la partie qui l’invoque de ne pas exécuter les obligations dont elle est tenue en vertu du contrat. Mystérieuse, elle est également une notion éminemment fonctionnelle, de sorte qu’on ne peut prétendre l’appréhender complètement1. Pour tenter de dissiper ce brouillard, les parties au contrat peuvent insérer une clause de force majeure qui permettra alors de déterminer les événements susceptibles de constituer un cas de force ainsi que les caractères qu’ils doivent revêtir. Or, même dans ce cas, il arrive que les cocontractants ne s’accordent pas sur les stipulations du contrat, de sorte que l’intervention du juge soit nécessaire. L’arrêt de la cour d’appel du 10 janvier 2023 permet de tirer quelques leçons en la matière.

En l’espèce, les sociétés Econova Europe et Uniper (devenue Gazel Energie Génération) ont conclu, le 20 mai 2015, un contrat d’approvisionnement et de fourniture pour une durée de cinq ans. Le contrat a donné lieu à plusieurs renégociations, conduisant à la signature de quatre avenants successifs portant à la fois sur les quantités de biomasse commandées, reportées ou annulées, mais aussi sur les pénalités en cas d’inexécution des obligations. Le contrat comportait également des annexes qui déterminaient les quantités prévisionnelles annuelles que les parties s’engageaient à commander ainsi que le prix à la tonne.

Or, le 27 novembre 2018, le gouvernement a annoncé la fermeture des centrales à charbon2. En riposte à cette mesure, le personnel d’une centrale exploitée par la société Uniper a engagé une grève dès le mois de décembre 2018. C’est ainsi que, le 14 février 2019, la société Uniper a indiqué à la société Econova que, « en raison d’un cas de force majeure, elle suspendait sa production d’énergie renouvelable entre janvier et juillet 2019 et ne commanderait pas la biomasse qu’elle s’était engagée à acquérir auprès [d’elle] ». En effet, le contrat comportait une clause de force majeure permettant de rompre la relation, entre autres, en cas de grève3. Mais la société Econova a contesté la déclaration de force majeure et a exigé le paiement des factures de commandes annulées. Face au refus de la société Uniper, elle a saisi le tribunal de commerce de Paris en lui demandant d’acter la résiliation aux torts exclusifs de la société Uniper et de la condamner au paiement de diverses sommes. Ayant été débouté en instance, la société Econova a saisi la cour d’appel de Paris. En soutien à sa demande, elle invoque le caractère fallacieux de la force majeure tirée de la grève du personnel, dans la mesure où, selon elle, la grève était prévisible et n’empêchait pas Uniper d’exécuter ses obligations.

Ainsi, la cour d’appel devait se prononcer sur le régime de clause de force majeure en examinant, à la lumière de la convention des parties, ses critères et ses effets. D’un point de vue théorique, l’arrêt met en exergue la spécificité des critères contractuels de la force, en s’éloignant de l’application classique de l’article 1128 du Code civil et de la jurisprudence de la Cour de cassation. D’un point de vue pratique, l’arrêt permet d’identifier quelques points de vigilance dans la rédaction d’une clause de force majeure.

Dans une démarche pédagogique, la cour d’appel précise dans un premier temps la portée de l’aménagement contractuel des critères de la force majeure (I). Les critères contractuels de la force majeure s’appliquent de manière exclusive et s’imposent aux parties et au juge, d’où l’éviction de critères légaux et jurisprudentiels. Après analyse et dans un second temps, la cour d’appel apprécie l’effet libératoire et exonératoire de la force majeure (II). Pour ce faire, elle se prononce sur l’incidence du moment de la déclaration de la force majeure et détermine le moment de la résiliation du contrat.

I – La portée de l’aménagement contractuel des critères de la force majeure

La force majeure n’étant pas d’ordre public4, les cocontractants peuvent l’aménager. Ainsi, les parties sont libres, comme en l’espèce, de déterminer les événements constitutifs de la force majeure ainsi que les critères de sa qualification. L’existence d’une clause de force majeure a une double portée en cas de litige. D’une part, elle emporte application exclusive des critères contractuels de la force majeure (A) et oblige le juge à se référer uniquement à la volonté des parties. D’autre part, elle entraîne l’éviction des critères légaux ou jurisprudentiels de la force majeure (B) en empêchant les parties et le juge de s’en prévaloir.

A – L’application exclusive des critères contractuels de la force majeure

Aux termes de l’article 1218 du Code civil, il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur (incontrôlabilité ?5), qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat (imprévisibilité) et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées (irrésistibilité), empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Ce texte reprend, en grande partie du moins6, les critères de la force majeure tels que définis par la Cour de cassation7. Or, ces critères se révèlent parfois flous et abstraits pour s’appliquer à la diversité des relations d’affaires8. Il serait alors judicieux pour les parties de déterminer, autant que possible, les critères des événements9 dont la survenance est susceptible de contrarier le cours normal de leur convention10.

En l’espèce, le contrat de fournitures conclu par les sociétés Econova et Uniper prévoyait un « point 23.1 » relatif à la force majeure : « Les parties seront libérées de leurs obligations en vertu du présent contrat si, dans la mesure et tant qu’un évènement ou un cas de force majeure existe ». Allant plus loin, sans référence ou renvoi aux critères légaux et jurisprudentiels, les parties ont donné leur propre définition de la force majeure : «Un cas de force majeure se réfère à un évènement au-delà du contrôle raisonnable de la partie qui l’invoque (la “partie affectée”), qu’elle n’aurait pu éviter ou contourner raisonnablement en respectant les bonnes pratiques couramment utilisées dans le secteur, et qui empêche la partie affectée de remplir totalement ou partiellement ses obligations en vertu du présent contrat ». Au nombre des événements dont la survenance peut constituer une force majeure, le contrat prévoit la « grève, lock-out ou toute action ou perturbation similaire ».

Si la grève invoquée par la société Uniper n’est pas contestée, c’est en revanche sa qualification comme force majeure qui divise les parties, chacune y allant de son interprétation du contrat. Dès lors, toute la question est de savoir quel est le critère de la force majeure retenu dans le contrat. Pour l’appelante, il s’agit des critères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité. Or, selon elle, « la grève invoquée par Uniper était prévisible et [elle] ne l’empêchait pas d’exécuter ses obligations ». En outre, la grève n’était pas la cause directe de l’inexécution, celle-ci découlant principalement des difficultés financières de son cocontractant. Pour l’intimée, « le critère de l’imprévisibilité n’a pas vocation à s’appliquer, dès lors que les parties ne l’ont pas repris comme condition contractuelle ». Ainsi, soutient-elle que seul le critère de l’irrésistibilité devrait être retenu par le juge.

Pour la cour d’appel, « l’imprévisibilité n’a pas été retenue par les parties comme condition pour pouvoir invoquer la force majeure, les parties ayant expressément défini la force majeure comme un “évènement au-delà du contrôle raisonnable de la partie qui l’invoque, qu’elle n’aurait pu éviter ou contourner raisonnablement en respectant les bonnes pratiques couramment utilisées dans le secteur”, ce qui correspond au critère de l’irrésistibilité ». Ce faisant, la cour écarte le moyen de la société Econova et retient que seul le critère de l’irrésistibilité doit s’appliquer au contrat.

Comme on peut le constater, le juge s’en est tenu aux termes du contrat, ce qui laisserait supposer que la clause était claire et précise11. Mais l’était-elle réellement ? Ne fallait-il pas rechercher si certaines expressions ne renvoyaient pas également, fût-ce subrepticement, au critère de l’imprévisibilité ? Cette question est d’autant importante que le caractère plurivoque de certains mots peut rendre la clause ambiguë et justifier une interprétation du contrat. Tel est notamment le cas du verbe « éviter » mentionné dans la clause de force majeure et qui, selon le dictionnaire de Larousse12, est à la fois synonyme de « prévenir » (imprévisibilité) et d’« échapper » (irrésistibilité). L’on peut donc douter du caractère clair et précis de la clause, d’autant plus qu’aucune référence n’est expressément faite au critère de l’irrésistibilité. De ce point de vue, la motivation de l’arrêt paraît quelque peu sommaire et légère.

Or, « la Cour de cassation interdit aux juges du fond de considérer comme clairs et précis des contrats qui, à l’évidence, sont obscurs ou ambigus et les contraint à en clarifier le sens »13. Ainsi, le juge aurait pu faire application des dispositions légales relatives à l’interprétation du contrat, notamment de l’article 1188 du Code civil qui l’oblige à rechercher la commune intention des parties ou, lorsque cette intention ne peut être décelée, d’interpréter le contrat selon le sens que lui donnerait une personne raisonnable placée dans la même situation. Peut-être la cour d’appel serait-elle parvenue à la même conclusion en interprétant le contrat, mais sa démarche aurait été moins contestable. Et, en matière d’interprétation, la haute juridiction contrôlerait davantage le choix de la méthode interprétative que la justesse de l’interprétation14.

En somme, les rédacteurs de contrats doivent se démarquer par la simplicité et la précision des termes qu’ils emploient. Dans l’affaire rapportée, les parties auraient pu se contenter d’indiquer que l’événement constitutif de la force majeure doit être imprévisible et irrésistible ou doit avoir l’un de ces caractères. Elles auraient pu également procéder par exclusion en indiquant par exemple que le critère de l’imprévisibilité ou de l’irrésistibilité ne s’applique pas à leur contrat. Quoi qu’il en soit, la clarté du contrat est un gage de sécurité pour les parties car seuls les critères contractuels de la force majeure seront appliqués en cas de litige. Ainsi, à moins que les parties en aient décidé autrement, la présence d’un critère contractuel de la force majeure évince les critères légaux et jurisprudentiels.

B – L’éviction des critères légaux et jurisprudentiels de la force majeure

L’aménagement contractuel de la force majeure a pour conséquence d’écarter l’application des critères classiques, de sorte que les parties sont réputées avoir renoncé à l’application d’un critère lorsqu’elles ne l’ont pas expressément retenu dans le contrat. Il en découle une interdiction pour les cocontractants d’invoquer des critères extracontractuels de la force majeure. Dans l’affaire rapportée et comme l’a relevé la cour d’appel, c’est « vainement que la société Econova s’oppose à la qualification de force majeure retenue en indiquant que la grève était prévisible, ce critère étant inopérant en l’espèce ». Autrement dit, les parties avaient renoncé à exiger que l’événement constitutif de la force majeure soit imprévisible.

En outre, les critères contractuels de la force majeure s’imposent également au juge qui doit apprécier l’existence de la force majeure en se référant uniquement aux stipulations contractuelles. Toutefois, l’aménagement de la force majeure « ne met pas pour autant les parties à l’abri du contrôle du juge sur le lien de causalité entre l’événement et l’impossibilité d’exécution »15. Cela signifie que le juge doit apprécier les circonstances de l’affaire16. Dès lors, en l’espèce et après avoir écarté le critère de l’imprévisibilité, la question demeurait de savoir si la grève invoquée par la société Uniper était réellement irrésistible. En d’autres termes, cet incident ne pouvait-il pas être contourné « raisonnablement en respectant les bonnes pratiques couramment utilisées dans le secteur » ?

Selon la société Econova, la grève invoquée par la société Uniper ne revêtait pas un caractère irrésistible, d’une part en raison de son antériorité et d’autre part en raison de son insignifiance. Antérieurs, les mouvements de grève s’étaient multipliés, succédé et accélérés sur le site depuis 2017, dès l’annonce de la fermeture des centrales à charbon. Ainsi, selon l’appelante, en signant l’avenant n° 4 le 27 novembre 2018, l’intimée s’était engagée en connaissance de cause. Insignifiante, la grève n’aurait pas empêché la société Uniper d’exécuter ses obligations contractuelles, notamment celle d’effectuer les commandes. Il s’agirait donc d’un subterfuge « pour dissimuler ses propres difficultés, et notamment le fait qu’elle aurait perdu le bénéfice du tarif subventionné dont elle bénéficiait et qu’elle produisait à perte »17. De son côté, la société Uniper affirme, d’une part, « que la grève avait une ampleur et une durée qui n’avait rien à voir avec les précédentes, le site ayant été bloqué pendant presque deux ans ». D’autre part, elle soutient « que c’est bien l’obligation de passer les commandes et réceptionner la matière qui n’a pas pu être réalisée (…) en raison de la grève et du blocage consécutif total de la centrale, ses stocks étant par ailleurs déjà pleins ».

Pour trancher, le juge d’appel se réfère aux pièces versées aux débats pour constater « que même si la grève était annoncée, [à la suite des] déclarations du gouvernement sur la fermeture des centrales à charbon, la société Uniper n’avait aucun moyen de l’éviter, de la retarder ou de l’empêcher, indépendamment des bonnes pratiques du secteur ». Comme on peut le constater, l’extériorité peut faire parfois le lit de l’irrésistibilité. En effet, la grève avait été organisée par les syndicats à la suite d’une décision politique, ce qui est totalement extérieur au cadre normal de l’activité de la société. Autrement dit, n’étant pas à l’origine d’une grève qui a paralysé la centrale, la société Uniper ne pouvait la « contourner ». C’est ainsi que le juge a estimé que cet incident allait « au-delà du contrôle que pouvait raisonnablement faire Uniper et ne pouvait être évité par des compensations économiques ».

Par ailleurs, le juge écarte le moyen de la société Econova selon lequel la grève n’aurait pas totalement paralysé le site car, « cette condition n’étant pas un des éléments constitutifs de la force majeure, l’empêchement de remplir ses obligations [suffit] ». Au regard de ce qui précède et ayant décidé que les conditions de la force majeure étaient réunies, le juge a apprécié l’effet libératoire et exonératoire de la force majeure.

II – L’appréciation de l’effet libératoire et exonératoire de la force majeure

L’effet libératoire et exonératoire de la force majeure est consacré par le Code civil18 et appliqué par la jurisprudence19. Cependant, la particularité de l’arrêt commenté réside dans le fait qu’elle apporte des réponses à des questions ayant un intérêt à la fois théorique et pratique. D’une part, le juge précise l’incidence du moment de la déclaration de force majeure sur l’effet libératoire (A). D’autre part, il détermine le moment de la libération des parties (B).

A – L’incidence du moment de la déclaration de la force majeure

Faut-il déclarer la survenance de la force majeure à son cocontractant pour s’en prévaloir ? Si oui, à quel moment le débiteur doit-il procéder à cette formalité ? Le Code civil ne répond pas clairement à ces questions. En effet, l’article 1218, alinéa 2, du Code civil se limite à indiquer que, « si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 ». L’emploi de l’expression « de plein droit » est assez significatif et traduirait le caractère automatique de la résolution. Autrement dit, la résolution s’impose aux parties et au juge et prive ce dernier de tout pouvoir d’appréciation. L’on serait alors tenté de penser que le débiteur n’est tenu d’aucune obligation de déclaration en cas de survenance d’un événement constitutif de la force majeure.

Cette analyse peut être confortée au regard du contexte de l’adoption de l’ordonnance de 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations20. En effet, en consacrant la solution proposée dans le projet Catala, le nouvel article 1218 du Code civil a abandonné le préalable de notification de la force majeure prévu dans le projet Terré21.

En l’espèce, les parties n’ont pas prévu le délai dans lequel la force majeure doit être déclarée par la partie qui entend s’en prévaloir, mais cela n’a pas empêché la société Econova d’invoquer la tardiveté de la notification de la force majeure faite par la société Uniper. En effet, la grève a débuté au mois de décembre 2018 et ce n’est que le 14 février 2019 que l’intimée a notifié le cas de force majeure. Pour écarter ce moyen, la cour d’appel retient que « la déclaration de force majeure du 14 février 2019 ne peut être considérée comme tardive au regard de l’ensemble [des] éléments, et notamment de l’absence de durée prévisible de la grève ». Selon le juge, « il ne peut être reproché à la société Uniper d’avoir attendu pour prendre en compte la réalité de la situation sociale après les annonces du gouvernement ».

Il est loisible de constater que la cour d’appel examine le moyen relatif à la tardiveté au lieu de l’écarter d’office. Cela laisse penser que l’exception de force majeure aurait pu ne pas prospérer s’il était établi que la déclaration a été faite tardivement. Ainsi et en statuant comme elle l’a fait, la cour d’appel semble admettre, indirectement du moins, l’existence d’une obligation de déclaration de la force majeure que l’on peut formuler en ces termes généraux : « En cas de survenance de la force majeure, la partie qui entend s’en prévaloir est tenue d’en informer son cocontractant dans un délai raisonnable. Cette obligation subsiste, même en l’absence de stipulation contractuelle ». En allant plus loin, la solution de la cour permet d’estimer que l’existence de la force majeure n’entraîne pas automatiquement la résolution ou la résiliation du contrat.

Or, une telle règle jurisprudentielle serait contra legem, au regard des dispositions de l’article 1218 du Code civil qui ne consacrent pas une obligation de déclaration de la force majeure. Néanmoins, cette obligation serait conforme au principe de bonne foi en matière contractuelle qui se traduit également par le devoir général d’information des parties22. Ainsi, à l’heure où le solidarisme contractuel connaît un regain de vitalité23, il serait difficile d’admettre qu’une partie dont l’obligation est affectée par la survenance d’une force majeure puisse garder indéfiniment le silence. En effet, selon un auteur, « l’expérience montre que lorsque la force majeure est invoquée tardivement, c’est qu’en réalité elle constitue plus une excuse, au sens courant du terme, qu’une cause exonératoire au sens juridique »24. Dès lors, manquerait à son obligation de bonne foi la partie qui entretiendrait pendant trop longtemps, dans l’esprit de son cocontractant, l’illusion de la stabilité du contrat alors que celui-ci a déjà été rompu par la survenance d’un cas de force majeure.

De ce point de vue, et de ce point de vue seulement, l’arrêt mérite d’être salué. Car, en informant son cocontractant de la survenance d’un cas de force majeure, on lui permet de s’adapter à la situation et prendre des dispositions pour limiter le dommage. On comprend alors que certaines clauses de force majeure prévoient que la déclaration de la force majeure se fasse « dès la connaissance de la survenance de l’évènement »25. Cette formalité est d’autant plus importante qu’elle permet au juge de déterminer le moment où la force majeure a entraîné la résolution du contrat ainsi que la libération des parties de leurs obligations.

B – La détermination du moment de la libération des parties

À quel moment peut-on se prévaloir de l’effet libératoire de la force majeure ? Selon des auteurs, « la force majeure en matière contractuelle étant un mécanisme intimement lié à la phase d’exécution du contrat, la circonstance invoquée au titre de force majeure doit nécessairement être intervenue après la naissance de celui-ci »26. Cette réponse est confortée par la jurisprudence27. De même, le débiteur ne peut se prévaloir d’un cas de force majeure postérieur à l’échéance du terme de son obligation ou à l’expiration du contrat. Cela veut dire que la force majeure doit nécessairement survenir pendant la phase d’exécution du contrat et la rendre impossible, mais la difficulté n’est pas pour autant écartée.

En effet, quand bien même la force majeure survient avant l’échéance de la prestation ou l’expiration du contrat, il est important de déterminer le moment à partir duquel elle a rendu l’exécution impossible et a libéré les parties de leurs obligations. Tout dépend de la nature de la force majeure ! La question ne pose pas de réelle difficulté lorsque l’événement constitutif de force majeure est instantané ou brutal. Tel est le cas notamment de la survenance d’un incendie, d’une explosion, d’un tremblement de terre ou encore d’un éboulement de terrain à laquelle il est possible de donner une date certaine. Dans ces cas, il est loisible de considérer que le moment de la survenance de la force majeure coïncide avec le moment à partir duquel l’exécution du contrat est devenue impossible.

En revanche, dans d’autres circonstances, la dégradation de la relation contractuelle sera plutôt progressive, de sorte qu’il deviendra « plus difficile de déterminer le moment de bascule auquel l’exécution, déjà difficile, devient impossible »28. Tel est notamment le cas de la force majeure tirée de la crise sanitaire29 ou de la grève, comme dans l’affaire qui nous intéresse. Dans cette hypothèse, plusieurs moments sont envisageables et il est difficile de trancher. En l’espèce, l’on peut hésiter entre le moment de la survenance de la grève (décembre 2018), le moment de sa déclaration au cocontractant (14 février 2019). Cependant, aucune de ces périodes ne renseigne avec exactitude sur le moment où l’exécution du contrat par la société Uniper est devenue impossible. D’un point de vue théorique, l’on pourrait se contenter d’avancer que le moment de l’impossibilité de l’exécution, qui libère le débiteur, se situe entre la survenance de la grève et sa déclaration.

Cependant, d’un point de vue pratique, cette solution est insatisfaisante, notamment lorsque le contrat en cause est à exécution successive. En l’espèce, le contrat d’approvisionnement et de fourniture conclu entre la société Econova et Uniper est échelonné dans le temps et impose diverses obligations aux parties. Il est donc judicieux de conférer une date certaine à la force majeure invoquée par la société Uniper. À ce propos, l’on aurait pu s’attendre à ce que le juge fixe la date de la résiliation du contrat30 au moment de la survenance de la grève, c’est-à-dire en décembre 2018. Or, le début d’une grève ne permet pas d’apprécier son caractère irrésistible pour le débiteur. C’est probablement la raison pour laquelle la cour d’appel a finalement retenu la date de la déclaration de la force majeure, c’est-à-dire le 14 février 2019, comme moment de la résiliation du contrat. Comme on peut le constater, la déclaration de la force majeure permet de déterminer, avec beaucoup plus de précision, le moment à partir duquel le débiteur a véritablement été dans l’impossibilité d’exécuter ses obligations.

Au regard des conséquences de la force majeure sur la relation contractuelle, un auteur souligne la nécessité pour les parties au contrat de prévoir la procédure à suivre en cas d’événement compromettant l’exécution du contrat : « Le débiteur devratil informer le créancier de la survenance d’un événement de force majeure ? (…) En outre, quelles modalités, dans quels délais, avec ou sans justificatifs, avec quelle conséquence en cas de nonrespect, etc. faudratil respecter ? »31 Toutes ces précisions sont importantes pour éviter une instrumentalisation de la force majeure par les parties de mauvaise foi. En pratique, force est de constater que les professionnels accordent une attention particulière à la déclaration « motivée » de la force majeure. Par exemple, le contrat type conclu entre TDE et EDF, qui a donné lieu aux décisions suscitées32, prévoyait que la notification de la force majeure soit faite « dès connaissance de la survenance de l’événement » et fournisse « une estimation, à titre indicatif, de l’étendue et de la durée probable de cet événement ».

En somme, l’arrêt de la cour d’appel du 10 janvier 2023 permet de jeter un regard sur la pratique de clause de force majeure, dans un contexte où « l’opportunité de rédiger une clause de force majeure ne semble pas se poser immédiatement au juriste français »33. Cependant, le silence de la loi et les hésitations jurisprudentielles34 devraient amener les parties au contrat à aménager le régime de la force majeure. Quoi qu’il en soit, le contentieux de la force majeure contractuelle a de beaux jours devant lui !

Notes de bas de pages

  • 1.
    V., dans ce sens, E. Gastebled, « Le clair-obscur de la force majeure en matière contractuelle face au Covid-19 », Actu-Juridique.fr 10 avr. 2020, n° AJU66122.
  • 2.
    L’annonce du gouvernement a été faite le 27 novembre 2018 et la fermeture des centrales à charbon devait être effective dès le 1er janvier 2022.
  • 3.
    Article 23.1 du contrat entre les sociétés Econova et Uniper.
  • 4.
    C. Lachièze, Droit des contrats, 2020, Ellipses, Mise au point, p. 250. Cass. com., 8 juill. 1981, n° 79-15626.
  • 5.
    Le rapport au président de la République exclut le critère de l’extériorité. Cependant, la question demeure de savoir si l’incontrôlabilité, exigée par l’article 1218 du Code civil, traduit l’irrésistibilité ou l’extériorité. La doctrine semble partagée. Pour certains auteurs, le critère de l’extériorité est maintenu (G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2018, Dalloz, n° 619 ; O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 2e éd., 2018, LexisNexis, p. 568). Pour d’autres, l’extériorité serait englobée dans l’irrésistibilité (P. Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 2018, LGDJ, n° 956, EAN : 9782275095547).
  • 6.
    Pour un rappel des hésitations de la jurisprudence à propos du critère de l’extériorité, v. G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2018, Dalloz, n° 618.
  • 7.
    Cass. ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11168 – Cass. ass. plén., 14 avr. 2006, n° 04-18902 : D. 2006, p. 1577, note P. Jourdain ; D. 2006, p. 1566, note D. Noguero ; D. 2006, p. 1933, obs. P. Brun ; D. 2006, p. 2645, obs. B. Fauvarque-Cosson ; JCP G 2006, II 10087, note P. Grosser ; Defrénois 30 août 2006, n° 38433, p. 1212, obs. E. Savaux ; D. 2006, p. 2129, note M. Mekki ; RDC 2006, p. 1083, obs. Y.-M. Laithier, RDC 2006, p. 1207, obs. G. Viney.
  • 8.
    G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2018, Dalloz, n° 618.
  • 9.
    Cass. com., 11 oct. 2005, n° 03-10975.
  • 10.
    Sur la clause de force majeure, v. C. Le Gallou, « La clause de force majeure : leçons du droit anglais à l’égard des contrats français », in C. Le Gallou et A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast (dir.), Le contrat dans tous ses états, 2019, Presses universitaires de Toulouse, Acte du colloque de l’IFR, p. 87-110.
  • 11.
    On ne peut interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation, C. civ., art. 1192.
  • 12.
    Dictionnaire Larousse, v° « Éviter ».
  • 13.
    Y.-M. Laithier, note ss Cass. com., 28 nov. 2018, n° 15-17578, RDC 2019, p. 14.
  • 14.
    V. déjà P.-C. Kamgaing, « Réforme de la procédure et réforme du droit des contrats. À propos de quelques influences réciproques », Revue juridique des étudiants de la Sorbonne 2022, vol. 5, n° 1, p. 42.
  • 15.
    C. Le Gallou, « La clause de force majeure : leçons du droit anglais à l’égard des contrats français », in C. Le Gallou et A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast (dir.), Le contrat dans tous ses états, 2019, Presses universitaires de Toulouse, Acte du colloque de l’IFR, p. 87-110, n° 20.
  • 16.
    Rappr. Cass. 1re civ., 6 juill. 2022, n° 21-11310 : GPL 10 janv. 2023, n° GPL444b6, note D. Houtcieff.
  • 17.
    Ce moyen est écarté par le juge pour insuffisance de preuve.
  • 18.
    C. civ., art. 1218 – C. civ., art. 1351 – C. civ., art. 1351-1.
  • 19.
    Cass. 1re civ., 24 févr. 1981, n° 79-12710 – Cass. 1re civ., 25 nov. 2020, n° 19-21060 – Cass. ass. plén., 14 avr. 2006, n° 02-11168. V. aussi, H. Boucard, « Article 1218 : la force majeure contractuelle », RDC 2015, p. 779.
  • 20.
    Sur le contexte de l’adoption de l’ordonnance de 2016, v. H. Boucard, « Article 1218 : la force majeure contractuelle », RDC 2015, p. 779.
  • 21.
    Projet Terré, art. 101.
  • 22.
    M. Fabre-Magnan, « Le devoir d’information dans les contrats : essai de tableau général après la réforme », JCP G 2016, 218.
  • 23.
    Dans ce sens, v. M. Mekki, « Le contrat : entre liberté et solidarité », in A. Supiot (dir.), Face à l’irresponsabilité : la dynamique de la solidarité, 2018, Collège de France, Conférences, p. 93-120.
  • 24.
    C. Muyl, « Comment bien rédiger et négocier vos clauses de force majeure ? », La Revue, 24 nov. 2022.
  • 25.
    T. com. Paris, 20 mai 2020, n° 2020016-407 – CA Paris, 28 juill. 2020, n° 20/06689 – Cass. com., 11 mai 2022, n° 20-20622, TDE c/ EDF.
  • 26.
    J.-F. Germain et a., « La force majeure dans le droit commun des obligations contractuelles », in La force majeure : état des lieux, 2013, Anthémis, Collection du jeune barreau de Charleroi, p. 10.
  • 27.
    T. com. Hasselt, 4e ch., 26 janv. 1999 : Algemeen Juridisch Tijdschrift 1998-1999, 1051 – T. com. Bruxelles, 25 janv. 2000, n° 91/AR/2778 : www.juridat.be.
  • 28.
    C. Muyl, « Comment bien rédiger et négocier vos clauses de force majeure ? », La Revue, 24 nov. 2022.
  • 29.
    Parmi tant d’autres, v. L. Landivaux, « Contrats et coronavirus : un cas de force majeure ? ça dépend… », Dalloz actualité, 20 mars 2020 ; L. Florent, « Covid-19 et force majeure : résolution du contrat de location d’une salle de mariage », Le Quotidien, juill. 2022.
  • 30.
    C. civ., art. 1229 : « Lorsque les prestations échangées ont trouvé leur utilité au fur et à mesure de l’exécution réciproque du contrat, il n’y a pas lieu à restitution pour la période antérieure à la dernière prestation n’ayant pas reçu sa contrepartie ; dans ce cas, la résolution est qualifiée de résiliation ».
  • 31.
    C. Le Gallou, « La clause de force majeure : leçons du droit anglais à l’égard des contrats français », in C. Le Gallou et A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast (dir.), Le contrat dans tous ses états, 2019, Presses universitaires de Toulouse, Acte du colloque de l’IFR, p. 87-110, n° 26. V. également, O. Deshayes, T. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 2e éd., 2018, LexisNexis, p. 538.
  • 32.
    T. com. Paris, 20 mai 2020, n° 2020016-407 – CA Paris, 28 juill. 2020, n° 20/06689 – Cass. com., 11 mai 2022, n° 20-20622, TDE c/ EDF.
  • 33.
    C. Le Gallou, « La clause de force majeure : leçons du droit anglais à l’égard des contrats français », in C. Le Gallou et A. Marmisse-d’Abbadie d’Arrast (dir.), Le contrat dans tous ses états, 2019, Presses universitaires de Toulouse, Acte du colloque de l’IFR, p. 87-110, n° 14.
  • 34.
    Cass. 2e civ., 10 oct. 2009, n° 08-20971 : Resp. civ. et assur. 2010, n° 5, obs. H. Groutel – Cass. 2e civ., 8 févr. 2018, n° 16-26198.
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