Les clauses limitatives de responsabilité désormais opposables aux tiers au contrat

Lorsqu’un tiers invoque, sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, l’inexécution d’une obligation contractuelle, les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les cocontractants lui sont opposables telles les clauses limitatives de responsabilité.
Res inter alios acta aliis nec prodesse nec nocere potest. À la lumière de la diffusion éclatante de cet arrêt, promis à figurer dans le prestigieux Bulletin de la Cour de cassation, cette décision grandiose ne manquera pas d’engendrer une pluie d’analyses doctrinales d’une richesse inégalée ! Dans notre affaire, la société Aetna Group Spa, spécialisée dans la fabrication de machines d’emballage, a fait transporter plusieurs de ses machines d’Italie en France pour les exposer lors d’un salon professionnel à Paris. Par un contrat conclu en novembre 2014, la société Aetna Group France a confié à la société Clamageran Expositions la manutention et le déchargement de ces machines à l’arrivée. Toutefois, l’une d’elles a été endommagée lors des opérations de déchargement, effectuées par un employé de la société Clamageran. La société Aetna Group Spa a alors obtenu réparation de son assureur, la société Itas Mutua, qui, subrogée dans les droits de son assurée, a assigné la société Clamageran en paiement de dommages et intérêts. La société Clamageran a interjeté appel du jugement ayant fait droit à la demande de l’assureur. L’affaire a été portée devant la cour d’appel et débattue lors de l’audience du 25 juin 2020. Par un message transmis le 10 décembre 2020 via le Réseau privé virtuel des avocats (RPVA), la cour d’appel a invité les parties à formuler des observations sur la qualification délictuelle et non contractuelle de l’action dirigée contre la société Clamageran, en l’absence de relation contractuelle directe entre celle-ci et la société Aetna Group Spa. La société prestataire conteste la décision des juges du fond et forme donc un pourvoi en cassation. Elle a soutenu, d’une part, que la cour d’appel avait rouvert les débats en substituant un fondement délictuel à l’action initialement basée sur la responsabilité contractuelle, et qu’il ne suffisait pas de simplement inviter les parties à présenter leurs observations dans une note en délibéré. D’autre part, elle a fait valoir que, lorsqu’un tiers invoque, sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, l’inexécution d’une obligation contractuelle, les conditions et limitations de responsabilité applicables entre les parties contractantes devraient également être opposables à ce tiers. Ainsi, les clauses limitatives de responsabilité incluses dans les conditions générales du contrat entre la société Aetna Group France et la société Clamageran auraient dû s’appliquer à la société Aetna Group Spa. La Cour de cassation devait donc trancher à la fois sur le moyen relevé d’office par le juge concernant le fondement délictuel et sur l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité aux tiers au contrat1. La Cour de cassation censure les juges du fond aux visas des articles des articles 1134 et 1165 du Code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et l’article 1382, devenu 1240, du même code. Les magistrats du Quai de l’Horloge considèrent que, « en déclarant en l’espèce les clauses limitatives de responsabilité inopposables à la société Aetna Group Spa, la cour d’appel a violé l’article 1134 du Code civil ».
Retour sur la théorie de la relativité aquilienne. On s’accorde pour reconnaître que « selon la théorie de la relativité aquilienne, la faute contractuelle est considérée comme relative, ce qui signifie qu’un tiers au contrat ne peut invoquer cette faute avec succès lorsqu’il subit un dommage en raison de la mauvaise exécution du contrat. Pour que son action aboutisse, le tiers doit prouver une violation de l’obligation générale de prudence et de diligence, caractérisant ainsi une faute délictuelle. La jurisprudence exigeait donc, selon une formule bien établie, que le tiers prouve l’existence d’une “faute délictuelle envisagée de manière autonome, indépendamment de tout cadre contractuel” »2. Le professeur Philippe le Tourneau remarque que la faute remonte à des temps immémoriaux puisque « les anciens auteurs employaient souvent, comme synonyme, l’expression de responsabilité aquilienne, en souvenir de la lex Aquilia du droit romain, de 287 ou 286 avant Jésus-Christ, considérée parfois comme la lointaine ancêtre des articles 1382 et 1383 du Code civil, du moins telle qu’elle fut interprétée par l’action du préteur et des jurisconsultes »3.
Revirement de jurisprudence ? L’arrêt du 3 juillet 2024 ne constitue pas un véritable revirement de jurisprudence4, mais plutôt une évolution jurisprudentielle. En effet, la jurisprudence Myr’ho/Bootshop, établie en 2006 par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, est confirmée, tout en étant nuancée. La chambre commerciale maintient la possibilité pour un tiers d’invoquer un manquement contractuel sur le fondement de la responsabilité délictuelle, mais elle ajoute une limitation importante : les tiers peuvent se voir opposer les clauses limitatives de responsabilité prévues dans le contrat, qui s’appliquent entre les parties contractantes. Ainsi, il ne s’agit pas d’un revirement complet de la jurisprudence, mais d’une adaptation visant à rééquilibrer les droits et obligations des parties et des tiers, tout en tenant compte des critiques qui avaient été faites à la jurisprudence Myr’ho/Bootshop. L’intégration de ces clauses limitatives marque un tournant subtil dans la manière dont cette jurisprudence est appliquée, mais la logique sous-jacente de la responsabilité délictuelle pour les tiers demeure inchangée.
L’évolution récente de la jurisprudence en matière de responsabilité civile a profondément transformé le cadre juridique français, en particulier avec les arrêts Myr’ho/Bootshop (I). Cette dynamique novatrice annonce, d’une part, l’ascension irrésistible de la responsabilité délictuelle, désormais étendue aux tiers contractuellement étrangers, et, d’autre part, une fusion progressive des régimes de responsabilité contractuelle et délictuelle. Ces deux tendances marquent une rupture avec la tradition, en bouleversant les frontières établies et en ouvrant la voie à une approche plus intégrative et cohérente du droit des obligations (II).
I – L’ascension implacable de la jurisprudence Myr’ho/Bootshop en matière de responsabilité civile délictuelle
Évolution et harmonisation des régimes de responsabilité : l’impact de la jurisprudence Myr’ho/Bootshop. L’ascension marquante de la jurisprudence Myr’ho/Bootshop en matière de responsabilité civile délictuelle révèle une transformation radicale du paysage juridique. Cette évolution se manifeste par une reconnaissance accrue des droits des tiers, jadis périphériques aux relations contractuelles, désormais érigés en acteurs centraux du dispositif indemnitaire (A). D’un côté, l’émergence du tiers en tant que figure prééminente du contrat illustre une redéfinition des prérogatives et protections dans l’arène contractuelle. De l’autre, la splendeur du régime délictuel se présente comme un bouclier novateur, harmonisant subtilement les régimes de responsabilité pour garantir une justice équitable et étendue. Ce double mouvement témoigne d’une volonté d’adapter les mécanismes de réparation aux exigences contemporaines de l’équité et de la protection des victimes (B).
A – L’émergence du tiers en maître du contrat : de l’ombre à la lumière juridique
L’avènement de la jurisprudence Myr’ho/Bootshop : une réévaluation flamboyante de la responsabilité contractuelle et délictuelle. L’avènement de la jurisprudence Myr’ho/Bootshop5 représente une transformation radicale dans l’approche de la responsabilité civile en France. Initialement, la responsabilité délictuelle et contractuelle étaient perçues comme des régimes distincts, avec des contours et des règles propres, chacun servant des objectifs spécifiques. En effet, l’assemblée plénière tranche cette question en faveur d’une réponse affirmative, adoptant ainsi le principe de l’absence de relativité de la faute contractuelle. Ce choix consacre la doctrine jurisprudentielle dominante selon laquelle une faute contractuelle peut être invoquée par des tiers au contrat, dépassant ainsi les frontières du lien contractuel traditionnel. En d’autres termes, la faute contractuelle, initialement cantonnée aux relations entre parties contractantes, est désormais susceptible d’engager la responsabilité délictuelle vis-à-vis des tiers étrangers au contrat6. Il est communément admis que cette décision marque une évolution notable dans la théorie de la responsabilité, rompant avec le principe d’autonomie du contrat. Traditionnellement, la faute contractuelle ne concernait que les cocontractants, chaque partie étant tenue de respecter les obligations définies dans leur convention. Cependant, l’assemblée plénière reconnaît que cette conception restreinte ne reflète plus les réalités contemporaines, où l’interaction économique et sociale implique souvent des parties extérieures au contrat. Désormais, la faute commise dans l’exécution d’un contrat peut causer un préjudice à des tiers, qui se voient octroyer un droit d’action pour obtenir réparation. En somme, « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». L’arrêt Bois Rouge confirme la solution. « Le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement »7. Ce changement s’inscrit dans une tendance plus large visant à renforcer la protection des victimes, quelle que soit la nature de la relation juridique en cause. L’élargissement du champ d’application de la faute contractuelle favorise une meilleure justice en permettant aux tiers affectés par l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un contrat de bénéficier d’une voie de recours8. Cela contribue également à harmoniser les régimes de responsabilité contractuelle et délictuelle, en instaurant un cadre plus cohérent et équitable pour traiter les situations complexes où la frontière entre ces deux types de responsabilités tend à s’estomper. La jurisprudence Myr’ho9, confirmée par l’arrêt Bootshop10, a bouleversé cette dichotomie en introduisant la possibilité pour un tiers de se prévaloir d’un manquement contractuel pour engager la responsabilité délictuelle de la partie défaillante. Cette réévaluation est emblématique de l’évolution vers une approche plus intégrative de la responsabilité civile. Le principe établi par ces arrêts permet au tiers, qui n’est pas partie au contrat, de revendiquer des dommages-intérêts pour un manquement contractuel en se fondant sur la responsabilité délictuelle. Cela marque une reconnaissance du préjudice direct subi par le tiers, même en l’absence de lien contractuel direct. La jurisprudence Myr’ho/Bootshop incarne ainsi une révolution juridique, où les frontières entre responsabilité délictuelle et contractuelle sont atténuées, au bénéfice d’une indemnisation plus complète et plus équitable pour les victimes de manquements contractuels.
La protection du tiers au contrat, une extension vertigineuse des droits qui transcende les limites classiques du lien contractuel. Avant la jurisprudence Myr’ho/Bootshop, les tiers n’avaient généralement pas la possibilité de se prévaloir directement des obligations contractuelles en l’absence d’un contrat les liant directement aux parties. Les droits des tiers étaient restreints et se limitaient souvent à des actions fondées sur la responsabilité délictuelle, avec des conditions de preuve plus strictes. L’introduction de cette jurisprudence marque une extension spectaculaire des droits des tiers. En effet, Myr’ho/Bootshop a reconnu que, même sans lien contractuel direct, un tiers pouvait revendiquer des dommages-intérêts en se fondant sur la responsabilité délictuelle pour des manquements contractuels ayant causé un préjudice direct. Cette évolution est significative car elle transcende les limitations traditionnelles du droit des contrats, permettant aux tiers de bénéficier de la protection découlant de la responsabilité contractuelle, même lorsqu’ils ne sont pas parties au contrat. Cette approche offre une protection accrue aux tiers, qui peuvent désormais se voir reconnaître des droits qui auparavant étaient réservés aux seules parties contractantes. Elle reflète une volonté de rendre la justice plus accessible et plus juste, en tenant compte des intérêts des tiers affectés par des manquements contractuels, sans qu’ils aient besoin de démontrer une faute délictuelle au sens classique. Cette situation n’est pas aisée, si bien qu’un tableau synoptique semble nécessaire.
Décision |
Contexte juridique |
Problématique |
Solution de la Cour |
Apport jurisprudentiel |
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Myr’ho/Bootshop |
Arrêt de la Cour de cassation (chambre commerciale) en matière de responsabilité délictuelle |
Une faute contractuelle peut-elle engager la responsabilité délictuelle à l’égard d’un tiers au contrat ? |
La Cour affirme que la faute contractuelle peut constituer une faute délictuelle envers un tiers. |
Étend les droits des tiers en permettant d’invoquer une faute contractuelle sous le régime de la responsabilité délictuelle. |
Bois Rouge |
Arrêt concernant les clauses limitatives de responsabilité dans les contrats. |
Les clauses limitatives de responsabilité peuvent-elles être opposées aux tiers au contrat ? |
La Cour juge que les clauses limitatives de responsabilité ne peuvent pas être opposées aux tiers qui ne sont pas liés par le contrat. |
Renforce la protection des tiers en refusant l’opposabilité des clauses limitatives. |
Clamageran |
Affaire portant sur les clauses limitatives de responsabilité et leur applicabilité aux tiers |
Les clauses limitatives de responsabilité peuvent-elles restreindre l’action en responsabilité d’un tiers victime ? |
La Cour décide que les clauses limitatives ne peuvent pas limiter la responsabilité envers les tiers. |
Confirme la non-opposabilité des clauses limitatives de responsabilité aux tiers, garantissant une meilleure protection des victimes non parties au contrat. |
B – La splendeur du régime délictuel : un bouclier pour la justice équitable
L’application inattendue des clauses limitatives de responsabilité aux tiers : une harmonisation subtile et retentissante des régimes contractuel et délictuel. Le régime délictuel, traditionnellement perçu comme un domaine distinct du droit contractuel, a connu une transformation notable avec l’introduction des clauses limitatives de responsabilité11 en faveur des tiers. Cette évolution, confirmée par la jurisprudence récente, marque un tournant significatif dans la manière dont les responsabilités sont régulées entre les parties contractantes et les tiers lésés12. Avant cette évolution, les clauses limitatives de responsabilité étaient principalement réservées aux relations entre les parties contractantes13. Elles délimitaient les contours de la responsabilité en cas de manquements aux obligations contractuelles. Cependant, le recentrage sur les tiers, autorisé par la jurisprudence, a permis d’appliquer ces clauses aux tiers qui invoquent la responsabilité délictuelle14. Cette adaptation a entraîné une harmonisation délicate mais retentissante des régimes contractuel et délictuel15. En intégrant les clauses limitatives de responsabilité dans le cadre de la responsabilité délictuelle, le droit offre désormais une approche plus cohérente et équilibrée pour le traitement des demandes de réparation formulées par les tiers. Cela permet de garantir que ces tiers, bien que ne faisant pas partie des relations contractuelles directes, ne bénéficient pas d’une réparation disproportionnée par rapport à ce que les parties contractantes avaient convenu. Dans cette phrase, l’idée est de mettre en lumière un mécanisme visant à éviter qu’un tiers, qui n’est pas directement lié par le contrat, puisse obtenir une compensation ou réparation qui dépasserait ce que les parties initialement impliquées avaient prévu dans leur accord. En d’autres termes, bien que ces tiers puissent parfois être affectés par le contrat ou même chercher à en tirer des bénéfices (comme une indemnisation), il est important de s’assurer que ces compensations soient proportionnées et conformes à ce que les parties avaient envisagé lors de la conclusion du contrat. Le but est d’empêcher une situation où un tiers obtiendrait plus que ce qui est juste ou équitable, par rapport aux termes négociés par les parties contractantes.
Fidélité aux principes d’équité. Une auteure relève, à juste raison, que, « d’après la logique des arguments d’équité sur lesquels s’appuie la Cour, il faudrait pouvoir invoquer toutes les exceptions découlant du contrat »16. On reconnaît volontiers que la tendance vers un système hybride combinant les régimes de responsabilité délictuelle et contractuelle illustre une volonté d’innovation audacieuse tout en maintenant une fidélité aux principes d’équité. Il est largement reconnu que l’équité subjective est celle qui désigne « un sentiment intérieur invitant l’être à la clémence, à la bienveillance, à l’humanité envers autrui »17. La référence à la notion d’équité renvoie généralement à une idée, ou plutôt un sentiment de justice différent de celui qu’on trouve dans la formulation stricte, soit d’un texte, soit d’un système de valeurs de droit18. Sa définition matérielle relève de l’impossible puisque « l’équité n’existe pas en soi, mais seulement en opposition ou en réaction face à telle situation qui paraît choquante. L’équité, semblable en cela à la liberté, ne se définirait pas de manière positive mais se révélerait à travers ses violations »19. Exerçant un rôle de rééquilibrage des rapports individuels, de justice et d’équité, la transaction serait un instrument approprié pour éviter bon nombre de litiges en droit de la copropriété20. En l’occurrence, le maintien des principes d’équité réside dans la différence de traitement entre le tiers et le créancier contractuel (la partie liée par contrat). En d’autres termes, cela revient à dire que l’argument d’équité ici se fonde sur la question suivante : pourquoi un tiers, non lié par le contrat, devrait-il bénéficier de conditions plus favorables que le créancier contractuel, notamment en échappant aux limitations légales applicables à ce dernier (comme la prescription raccourcie ou la nullité du contrat) ? Selon une certaine logique, il ne serait pas équitable qu’un tiers soit avantagé par rapport à celui qui est directement lié par le contrat. Le tiers, en échappant à certaines règles contractuelles (prescription, nullité), pourrait se retrouver dans une position plus favorable, ce qui serait contraire à une approche fondée sur l’équité, qui tend à équilibrer les droits et obligations entre les différentes parties. En somme, l’équité permet de souligner l’incohérence possible entre la situation des tiers et celle des contractants, et la solution idéale serait que toutes les règles du contrat s’appliquent également aux tiers, par souci d’égalité et de justice entre les parties impliquées21.
L’essor irrésistible d’un système hybride. L’innovation réside dans la flexibilité du régime délictuel, qui est désormais en mesure de s’adapter aux réalités contractuelles contemporaines. En permettant l’application des clauses limitatives de responsabilité aux tiers, le droit démontre une capacité à évoluer et à intégrer des mécanismes contractuels dans des domaines traditionnellement distincts. Cette fusion des régimes n’est pas simplement une modification technique ; elle vise à renforcer la justice équitable en veillant à ce que les tiers bénéficient d’une indemnisation qui reflète fidèlement les conditions initialement convenues entre les parties contractantes. Cette approche hybride cherche à équilibrer les intérêts des parties contractantes et des tiers, en assurant une protection adéquate tout en respectant les engagements contractuels. En somme, l’essor de ce système hybride révèle une volonté de rendre le droit plus équitable et adaptatif aux réalités économiques et juridiques modernes, tout en préservant la rigueur et la cohérence des régimes de responsabilité22.
II – La dualité énigmatique de la responsabilité : vers une fusion des régimes contractuel et délictuel
Vers une fusion des régimes de responsabilité : émergence et réforme. La dualité entre les régimes de responsabilité contractuelle et délictuelle se trouve aujourd’hui à un carrefour décisif, où leurs frontières se brouillent et se recomposent sous l’effet des évolutions jurisprudentielles et législatives. Cette dynamique complexe se manifeste, d’une part, par l’effacement progressif des distinctions traditionnelles entre faute contractuelle et faute délictuelle, modifiant ainsi les repères juridiques classiques (A). D’autre part, une révolution assurantielle se dessine, marquée par une montée en puissance de l’indemnisation qui interroge le non-cumul des responsabilités et pousse vers une harmonisation des régimes pour les dommages corporels, en quête d’une protection plus cohérente et universelle (B).
A – Une faute aux frontières floues : l’effacement progressif de la dichotomie
La confusion croissante entre manquement contractuel et faute délictuelle : une symbiose fascinante qui bouleverse les repères juridiques traditionnels. La distinction traditionnelle entre la faute contractuelle et la faute délictuelle, fondée sur la nature des obligations et les critères d’appréciation des responsabilités, semble s’estomper progressivement. La jurisprudence moderne, notamment à travers les arrêts Myr’hoetBootshop, a mis en lumière une convergence inattendue entre ces deux types de responsabilité. La jurisprudence a commencé à assimiler le manquement contractuel à une faute délictuelle lorsqu’il cause un dommage à un tiers23. Cette évolution marque un tournant majeur, car elle brouille les frontières entre les régimes de responsabilité et crée une symbiose qui remet en question les principes de base du droit des obligations24.
La responsabilité comme vecteur de protection : l’abandon progressif de la faute au profit de l’indemnisation de la victime. La tendance actuelle est à une vision plus expansive de la responsabilité civile, orientée principalement vers la protection des victimes plutôt que vers la sanction des fautes. En conséquence, l’accent est mis sur l’indemnisation plutôt que sur la qualification des fautes25. Cette évolution répond à une nécessité sociale croissante d’assurer une réparation équitable et intégrale des dommages subis, indépendamment de la nature de la faute. Ce changement est illustré par l’adoption croissante d’un système où les distinctions entre responsabilité contractuelle et délictuelle deviennent moins pertinentes. Le régime délictuel est de plus en plus utilisé pour garantir une réparation adéquate, même dans des contextes où la faute est avant tout contractuelle. Cette approche reflète une volonté d’assurer que les victimes soient compensées de manière juste et appropriée, alignant ainsi le droit avec des principes de justice sociale moderne.
B – La montée en puissance de l’indemnisation : une révolution assurantielle en marche
La remise en cause du non–cumul des responsabilités civiles : une transformation prodigieuse portée par le souffle des réformes. L’idée de non-cumul des responsabilités civiles, qui historiquement interdisait l’application concomitante des régimes contractuels et délictuels, est aujourd’hui mise à l’épreuve par des réformes ambitieuses. Cette remise en cause résulte d’une prise de conscience croissante de la nécessité d’adapter les mécanismes d’indemnisation aux réalités contemporaines des dommages et des victimes. Les réformes en cours visent à permettre une application plus fluide et intégrée des différents régimes de responsabilité, en particulier lorsqu’il s’agit de dommages corporels. Cette transformation, alimentée par les récentes propositions de réforme du droit de la responsabilité civile, suggère une approche plus flexible où les frontières entre les régimes contractuels et délictuels sont ajustées pour mieux répondre aux exigences d’équité et d’efficacité.
Proposition de loi. L’arrêt du 3 juillet 2024 confirme la portée de l’article 1234, alinéa 2, de la proposition de loi sur la réforme de la responsabilité civile, déposée au Sénat le 29 juillet 2020. Cet article dispose que : « (…) Cependant, un tiers ayant un intérêt légitime dans la bonne exécution d’un contrat, et qui ne dispose d’aucun autre recours pour réparer le préjudice causé par une mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel si celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de cette responsabilité applicables entre les contractants lui sont opposables »26. La plus haute juridiction française étendra l’application de sa jurisprudence établie dans l’arrêt Clamageran. Plus précisément, cela signifie que la Cour de cassation pourrait bientôt reconnaître aux tiers le droit de se référer à certaines clauses spécifiques d’un contrat. Ainsi, les exigences spécifiques : ce sont des conditions particulières stipulées dans le contrat que les parties doivent respecter. L’élargissement pourrait permettre aux tiers de s’appuyer sur ces exigences pour faire valoir leurs droits. De même, les critères de prévisibilité du dommage, qui sont des critères qui déterminent si un dommage pouvait raisonnablement être prévu au moment de la conclusion du contrat. Avec un élargissement, ces critères pourraient également être utilisés par les tiers pour évaluer la responsabilité.
Conclusion générale. L’arrêt du 3 juillet 2024 se présente comme une étape dans la métamorphose de la jurisprudence en matière de responsabilité civile. Loin de représenter un bouleversement radical, cette décision se révèle être une évolution nuancée et significative par rapport aux précédents, notamment l’arrêt Myr’ho/Bootshop. Les magistrats du Quai de l’Horloge ont ainsi illustré leur capacité à réconcilier les principes de responsabilité contractuelle et délictuelle en intégrant une dimension nouvelle : l’opposabilité des clauses limitatives de responsabilité aux tiers. Ce tournant jurisprudentiel traduit une volonté claire de moderniser les régimes de responsabilité en harmonisant les intérêts des parties contractantes avec ceux des tiers. En ce sens, la théorie de la relativité aquilienne, tout en conservant sa pertinence fondamentale, a été subtilement adaptée pour incorporer les clauses limitatives dans le champ des obligations des tiers. Cette approche novatrice marque une rupture élégante avec les schémas traditionnels, rétablissant un équilibre entre les devoirs contractuels et les recours extracontractuels. Ainsi, cette décision ouvre une voie prometteuse vers une interprétation plus intégrée et cohérente du droit des obligations, alliant rigueur juridique et sensibilité aux exigences contemporaines. L’évolution observée dans cette affaire ne se contente pas de redéfinir les contours de la responsabilité civile ; elle illustre également l’engagement du droit à évoluer en réponse aux défis et attentes du monde moderne, offrant une régulation plus juste et équilibrée des relations entre les parties contractantes et les tiers. Espérons que le législateur en tiendra dûment compte !
Notes de bas de pages
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1.
A. Grosjean, « Clause limitative de responsabilité. Revirement de jurisprudence sur la clause limitative de responsabilité : opposabilité aux tiers au contrat », Lamyline, 5 juill. 2024
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2.
C.-M. Péglion-Zika, « Responsabilité délictuelle du contractant à l’égard des tiers : le réveil de la relativité de la faute contractuelle », Le Lamy Droit civil 2017, n° 151.
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3.
P. Le Tourneau, « Répertoire de droit civil. Responsabilité : généralités », n° 109, mai 2009 (actualisation : janv 2020) ; C.-M. Péglion-Zika, « Responsabilité délictuelle du contractant à l’égard des tiers : le réveil de la relativité de la faute contractuelle », Le Lamy Droit civil 2017, n° 151.
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4.
C. Hélaine, « Responsabilité des parties au contrat à l’égard des tiers et clauses limitatives de responsabilité », Dalloz actualité, 10 juill. 2024.
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5.
Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13255.
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6.
I. Gallmeister, « Toute faute contractuelle est délictuelle au regard des tiers au contrat », D. 2006, p. 2825.
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7.
Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19963.
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8.
La même question se pose en matière de responsabilité civile du syndic de copropriété. V. P.-L. Niel, « Le quitus n’exonère pas le syndic de sa responsabilité délictuelle à l’égard des copropriétaires », LPA juin 2024, n° LPA203d3.
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9.
Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13255.
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10.
Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19963.
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11.
P. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse, 1981, Aix-en-Provence.
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12.
P. le Tourneau, Rép. civ. Dalloz 2022, Vo Mandat, n° 309.
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13.
P. Delebecque, Les clauses allégeant les obligations dans les contrats, thèse, 1981, Aix-en-Provence.
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14.
P. le Tourneau, Rép. civ. Dalloz 2022, Vo Mandat, n° 309.
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15.
V. la jurisprudence Myr’ho, confirmée par l’arrêt Bootshop.
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16.
M. Eliphe, « L’application des clauses limitatives de responsabilité aux tiers victimes d’une inexécution contractuelle », BJDA 2024, n° 94, comm. 7.
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17.
P. Malaurie et P. Morvan, Introduction au droit, 8e éd., 2020, LGDJ, Droit civil, n° 43, EAN : 9782275143071 ; G. Drouot, « De la restitution des fruits à la suite d’une action en réduction : alignement avec le rapport et équité », RJPF 2020-12/1.
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18.
P. Sanz de Alba, Sur quelques aspects de l’équité, thèse, 1980, Aix-Marseille.
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19.
P. Legatte, « Le principe d’équité, Défendre le citoyen face à l’Administration », 1992, Presses de la Renaissance, p. 128.
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20.
P.-L. Niel, « Contrat de transaction et copropriété », Defrénois 15 oct. 2011, n° 40116, p. 1404.
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21.
Par exemple en droit de la copropriété « c’est ainsi que l’existence de désordres, affectant des parties privatives d’un lot et pouvant amener le syndicat des copropriétaires à engager une action en responsabilité contre le constructeur responsable de ces désordres, pourrait faire l’objet d’un accord transactionnel en stipulant qu’au nom de l’équité, on ne peut réclamer le paiement des charges d’un lot inutilisable du fait de sa carence et exonérer le copropriétaire concerné du paiement de la quote-part des charges communes auxquelles il est légalement tenu au regard de l’article 10 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 » ; P.-L. Niel, « Contrat de transaction et copropriété », Defrénois 15 oct. 2011, n° 40116, p. 1404.
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22.
M. Eliphe, « L’application des clauses limitatives de responsabilité aux tiers victimes d’une inexécution contractuelle », BJDA 2024, comm. 7.
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23.
P. le Tourneau, Rép. civ. Dalloz 2022, Vo Mandat, n° 309.
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24.
M. Eliphe, « L’application des clauses limitatives de responsabilité aux tiers victimes d’une inexécution contractuelle », BJDA 2024, comm. 7.
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25.
Par exemple, la responsabilité civile professionnelle des notaires.
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26.
A. Adeline, « Un tiers invoquant un contrat sur le fondement de la responsabilité délictuelle peut se voir opposer une clause limitative de responsabilité le 17 juillet 2024 », https://lext.so/SDFtji.
Référence : AJU015u1
