Abigaïl Vacher : « Quand un parent tue l’autre, il faut un retrait systématique de l’autorité parentale » !
La Seine-Saint-Denis est un département pionnier dans la lutte contre les violences conjugales. Des dispositifs innovants, tels que le protocole féminicide permettant aux enfants co-victimes de féminicides d’être hospitalisés et de recevoir des soins en psychotraumatologie, y sont expérimentés. Quel est l’intérêt de ce protocole féminicide ? Éléments de réponse avec Abigaïl Vacher, chargée de projets à l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis.
Actu-Juridique : Quelles sont vos fonctions ?
Abigaïl Vacher : Je suis chargée de projets au sein de l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis où je coordonne les dispositifs de protection pilotés par l’Observatoire, inventés et expérimentés en Seine-Saint-Denis. Certains de ces dispositifs comme le Téléphone Grave danger, l’ordonnance de protection ou le protocole féminicide pour la prise en charge des enfants lorsqu’il y a un féminicide ou un homicide, expérimenté en Seine-Saint-Denis depuis 2015 ont été étendu à la France entière et ce depuis avril 2022. D’autres dispositifs n’ont pas encore été généralisés : c’est le cas de l’espace de rencontre protégé (ERP) et de la mesure d’accompagnement protégé (MAP), qui permettent de protéger la mère et l’enfant lors de l’exercice du droit de visite conjugal du père violent.
Un comité de pilotage se réunit tous les deux mois pour la mise en œuvre et le suivi de chaque dispositif, et pour le protocole féminicide, lorsqu’il y a un déclenchement.
Les partenaires qui se réunissent pour le protocole féminicide sont le département de Seine-Saint-Denis, via l’Observatoire des violences envers les femmes et le Service départemental de l’Aide sociale à l’enfance, le parquet du tribunal judiciaire de Bobigny, le Centre hospitalier intercommunal Robert Ballanger d’Aulnay-sous-Bois, via les services des urgences, de pédiatrie, de pédopsychiatrie et de l’Unité spécialisée dans l’accompagnement du psychotraumatisme (USAP), le Centre départemental enfants et familles 93 (CEDF), l’Unité Violences conjugales de l’association La Sauvegarde 93 et les associations SOS Victimes 93, SOS Femmes 93 et le CIDFF 93.
Lors de chaque comité de pilotage, l’ensemble des partenaires dresse le bilan de la mise en œuvre du protocole, fait état des éventuels dysfonctionnements et une réflexion collective est engagée pour savoir comment améliorer la prise en charge. L’objectif est également que l’ensemble des partenaires partage une culture commune de protection des femmes victimes de violences et de leurs enfants. Dans ce cadre, j’ai effectué une étude sur les féminicides et les tentatives de féminicides perpétrés dans le département entre 2018 et 2023.
AJ : En novembre dernier, vous présentiez justement cette étude sur 5 ans de féminicides lors des rencontres « Femmes du monde en Seine-Saint-Denis ». Quel était l’objectif de cette étude ?
Abigaïl Vacher : L’Observatoire a réalisé cette étude avec l’ASE 93, l’hôpital Robert Ballanger, la cheffe du service de pédopsychiatrie, Clémentine Rappaport, qui accueille les enfants et supervise le protocole hospitalier de prise en charge, et le parquet de Seine-Saint-Denis. Retracer le parcours de ces femmes n’a été possible qu’avec le concours de ces trois partenaires. L’objectif de cette étude, tout comme les autres études réalisées par l’Observatoire, était de mieux connaître le phénomène afin de mieux protéger les victimes. Plus précisément, il s’agissait notamment d’identifier, parmi les 27 dossiers de femmes tuées ou victimes d’une tentative de féminicide, lesquelles étaient déjà connues des forces de sécurité ou de la justice. Celles qui ne s’étaient pas signalées auraient également pu être sauvées : certaines étaient connues du service social, de la PMI ou encore de l’école. Nous souhaitions également apporter des éléments sur la question des enfants co-victimes des féminicides et des tentatives de féminicide, et pris en charge dans le cadre du protocole. Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire, et Patrick Poirret, alors procureur adjoint du TJ de Bobigny, avaient réalisé une étude similaire sur 24 dossiers de féminicides en 2009. Il ressortait notamment de cette étude que la moitié des femmes avaient été tuées à l’occasion des droits de visite et d’hébergement du père violent, et que 4 enfants avaient été tués en même temps que leur mère.
AJ : Quel est l’échantillon de cette étude ?
Abigaïl Vacher : Il comporte 20 dossiers de féminicide, 6 dossiers de tentatives de féminicide et un dossier de suicide forcé – qui n’est pas qualifié comme tel par l’institution judiciaire mais pour lequel nous retenons la définition sociologique, étant précisé que l’agresseur avait été condamné pour violences conjugales par le passé et que nous pouvions faire l’hypothèse que la tentative de suicide de la victime a un lien avec les violences conjugales antérieures subies. Nous pensons avoir recensé tous les féminicides de la période. En revanche, concernant les tentatives, leur nombre est certainement sous-évalué, de même que pour les suicides forcés et tentatives de suicides forcés qui sont très souvent hors radar. Les féminicides sont bien décomptés par la Délégation aux victimes du ministère de l’Intérieur, mais les tentatives de féminicide sont sous-estimées. Il en est de même au sein de notre département.
AJ : Qu’apprend-on sur le profil des auteurs d’agression ?
Abigaïl Vacher : Dans 12 situations sur 27, les auteurs avaient des antécédents de violences. Parmi eux, 8 avaient déjà été condamnés pour violences conjugales, 4 pour d’autres types de faits, et 3 d’entre eux avaient été condamnées à la fois pour des faits de violences conjugales et pour d’autres infractions. Cela montre que ces hommes violents ont une personnalité susceptible de s’affranchir de la loi. Par ailleurs, 8 auteurs sur 27 consommaient habituellement de l’alcool ou des produits stupéfiants, et 4 avaient des antécédents psychiatriques (délires paranoïaques, hallucinations, troubles du comportement, tentatives de suicide). Quand on entend une femme mentionner ces éléments, c’est donc généralement un indice supplémentaire qu’elle est en grand danger et qu’il faut la protéger. L’Observatoire a créé un outil pour sensibiliser les professionnels à la dangerosité des hommes violents. Il vise à penser le danger à partir d’un faisceau d’indices afin d’assurer une meilleure protection, en orientant vers les professionnels adaptés. Cet outil peut être retrouvé sur la page de l’Observatoire.
AJ : Plutôt que de crime passionnel, expression que l’on entend encore, vous parlez de « crime de possession ». Pourquoi ?
Abigaïl Vacher : C’est un terme qui est utilisé par les associations depuis longtemps. Dans la moitié des situations, les enfants, les proches, ou les victimes elles-mêmes, quand elles ont survécu, rapportent des faits et des propos allant dans ce sens. Par exemple, des violences qui s’intensifient lorsqu’une femme s’autonomise en passant le permis de conduire, ou lorsque son attention se focalise davantage sur son enfant à venir, lorsqu’elle est enceinte. Dans deux situations étudiées, les agresseurs accompagnaient tous les jours la victime au travail. Travailler permettait à la victime de sortir de son isolement. Pour ces hommes, cette émancipation est insupportable.
AJ : L’étude met en lumière une certaine imprévisibilité des passages à l’acte…
Abigaïl Vacher : Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire, dit qu’il faut toujours garder à l’esprit que les hommes violents sont dangereux et imprévisibles. Sur 27 auteurs, 15 n’avaient aucun antécédent judiciaire. Cela ne veut pas dire que ces hommes n’avaient jamais été violents avec leur compagne. Le fait qu’il n’y ait pas d’antécédents de violences conjugales connus, c’est-à-dire de plaintes, mains courantes, interventions des forces de l’ordre ou de condamnations, ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu de violences. Par exemple, dans l’une des situations étudiées, la femme victime n’avait jamais porté plainte mais les témoignages de proches faisaient état de violences psychologiques et physiques très graves. Cette femme, qui a été tuée, avait 4 enfants. C’est pour cela qu’il faut pratiquer un questionnement systématique, dans tous les lieux accueillant des femmes. Le fait que les femmes ne portent pas plainte dit souvent à quel point elles sont terrorisées. Dans cette même situation, cette femme avait également peur que son mari kidnappe les enfants et les emmène à l’étranger.
AJ : Comment protéger ces femmes qui ne dénoncent pas les violences qu’elles subissent ?
Abigaïl Vacher : Il faut que les professionnels qu’elles rencontrent puissent leur dire qu’ils sont en capacité d’entendre qu’elles aient pu être victimes. C’est important : dans l’échantillon, 4 victimes qui n’ont pas porté plainte avaient rencontré des professionnels. Si on ne pose pas la question, on ne risque pas de savoir. Il faut leur ouvrir une porte, leur tendre une main qu’elles saisiront ou non. Leur conjoint leur ôte toute liberté, il faut leur redonner celle de parler. Il faut aussi avoir en tête que les femmes ne révèlent jamais les violences à la hauteur de ce qu’elles subissent. Elles ont tendance à minimiser.
AJ : Cette étude permet-elle de dire qu’il y a des ratés ?
Abigaïl Vacher : Il y en a eu au moins un, sur lequel tout le monde s’accorde : Bouchra, 44 ans, tuée en novembre 2021 à Épinay-sur-Seine. Son ex-mari avait été condamné pour violences conjugales et elle disposait d’un Téléphone Grave danger. Les personnes bénéficiaires d’un Téléphone Grave danger font l’objet d’un suivi précis. Bouchra avait été équipée de ce Téléphone Grave danger par le parquet. Malheureusement, elle n’a pas été prévenue de la sortie de prison de son agresseur trois semaines avant la date prévue. Elle n’avait donc pas son téléphone sur elle lorsqu’elle a été tuée. Il s’agit d’un dysfonctionnement dramatique. Depuis, le ministère de la Justice a publié une circulaire indiquant l’obligation de prévenir la victime de la sortie de détention de son agresseur.
AJ : Cette étude met en lumière la situation de 401 enfants devenus orphelins de mère.
Abigaïl Vacher : Dans la majorité des cas, ces enfants étaient présents lors du meurtre de leur mère. La présence des enfants n’empêche pas le passage à l’acte. Ces enfants ont vécu le plus grand traumatisme possible : l’une de leurs deux figures d’attachement tuée par l’autre parent. Tout l’enjeu est donc de mettre en place des soins le plus rapidement possible. Le protocole féminicide, inventé par l’Observatoire des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis prévoit que, à la suite d’un féminicide ou homicide, ou à une tentative de féminicide ou d’homicide d’une particulière gravité, le procureur de la République prenne dans l’urgence une ordonnance de placement provisoire (OPP) au profit du ou des enfants mineurs, en application de l’article 375-5 du Code civil qui lui donne compétence en cas d’urgence. Il doit ensuite saisir dans les 8 jours la juge ou le juge des enfants compétent qui maintiendra, modifiera ou reportera la mesure. Dans ce cadre légal et en application de ce protocole, les mineurs sont confiés au Service départemental de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) pour évaluation, en vue d’une hospitalisation durant au minimum 8 jours au Centre hospitalier intercommunal Robert Ballanger. Lorsque ce protocole est déclenché, les services de l’ASE évaluent en un temps très contraint la ou les personnes en capacité d’accueillir les enfants. Avant la signature de ce protocole en 2015, les familles maternelle et paternelle devaient prendre cette décision dans un moment de traumatisme et parfois de conflit entre les deux familles. Ces enfants ne recevaient aucun soin psychologique. Aussi fou que cela puisse paraître, cela se passait ainsi jusqu’en 2015, et cela continue de se passer ainsi dans certains territoires. Il faut faire connaître les résultats de ce protocole. Si les enfants sont pris en charge immédiatement après le drame, ils peuvent bénéficier de soins en psychotraumatologie adaptés et se reconstruire.
AJ : Comment expliquer qu’en dépit de toutes les innovations expérimentées en Seine-Saint-Denis, le nombre de féminicide ne baisse pas ?
Abigaïl Vacher : En novembre 2023, on décomptait 3 féminicides dans le département, comme en 2022 et 2021. En 2020, année où il y avait eu, dans un contexte de confinement, une grande campagne sur la protection des femmes, ce chiffre était tombé à un. ll faut aussi se souvenir que les agresseurs sont imprévisibles et protéger inconditionnellement les femmes, notamment avec l’ordonnance de protection. C’est un outil qui permet de protéger la femme, en prononçant par exemple une interdiction de l’approcher et en éloignant le conjoint du domicile conjugal, sans être dans la sanction et lorsqu’il y a des violences vraisemblables et donc un danger. Il faut aussi davantage travailler à la formation des professionnels sur la réalité des violences faites aux femmes et disposer de moyens de protéger ensemble les victimes. Il faut mieux utiliser les moyens à disposition de la justice, notamment l’ordonnance de protection, le Téléphone Grave danger (TGD), le contrôle judiciaire (CJ), le bracelet anti-rapprochement (BAR), mais aussi permettre aux femmes victimes de bénéficier d’un hébergement ou de rester dans leur logement grâce à l’éviction du conjoint violent.
AJ : L’Observatoire plaide aussi pour un retrait de l’autorité parentale pour les auteurs de crimes conjugaux.
Abigaïl Vacher : Dans les situations étudiées, certains enfants n’ont plus de mère mais ils ont toujours un père, en attente de procès ou déjà condamné. Sur les 5 ans étudiés, il y avait eu 7 condamnations définitives au pénal et un seul retrait de l’autorité parentale. Cela signifie concrètement que certains pères, après avoir tué ou tenté de tuer leur compagne, vont continuer à pouvoir prendre des décisions pour leurs enfants. Ce n’est pas acceptable ! Ernestine Ronai milite pour que lorsqu’un parent tue l’autre parent, ou tente de le tuer, l’exercice de l’autorité parentale soit suspendu de plein droit jusqu’aux assises. La loi du 28 décembre 2019 dispose que l’autorité parentale est suspendue pendant 6 mois après un crime perpétré sur l’autre parent. Il n’est plus possible d’entendre qu’un mari violent est un bon père. De plus, dans la moitié des cas, en plus des violences conjugales sur la mère, il y a également eu des violences directes sur les enfants.
Référence : AJU012h7