Activation du téléphone grave danger à Noisy-le-Grand, la preuve par l’exemple
L’activation d’un téléphone grave danger à Noisy-le-Grand (93) a permis de mettre en lumière le rôle essentiel de cet outil pour prévenir les féminicides. Retour sur la mise en place de ce dispositif et sur son efficacité à l’échelle francilienne, avec Laëtitia Dhervilly, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes.
Dans le film Jusqu’à la garde, sorti en 2017, le personnage joué par Léa Drucker frôle la mort, se terre dans la salle de bain avec son enfant en attendant que la police intervienne. Son ex-époux armé est entré dans l’appartement. La scène est insoutenable. Ces longues minutes au standard de la police, alors que la mort est au bout du couloir, ce n’est pas ce qu’a vécu en février dernier une jeune femme de 24 ans, vivant à Noisy-le-Grand. Il n’a fallu que quelques minutes aux forces de l’ordre pour arriver et neutraliser son ex-compagnon âgé de 26 ans qui était devant la porte, armé. Elle avait été équipée par décision du procureur d’un dispositif « Téléphone grave danger » (TGD) qui a permis d’éviter le pire.
Interrogée par France Bleu, Ernestine Ronai, présidente de l’Observatoire des violences envers les femmes du département de Seine-Saint-Denis, en est certaine : le féminicide de cette jeune femme a été évité grâce au téléphone grave danger. « Ce téléphone a sauvé la vie de cette femme et sûrement de beaucoup d’autres femmes. Depuis 2009, nous avons mis en œuvre ce téléphone, 538 femmes ont été admises au dispositif, c’est énorme, mais aucune n’a été tuée », salue-t-elle. 738 enfants, victimes collatérales dans ce genre de cas, ont également été épargnés de la mort ou d’un traumatisme.
La Seine-Saint-Denis est un département précurseur dans la mise en place de ce dispositif, découvert en Espagne en 2007. Aujourd’hui, 70 téléphones sont déployés dans le département, dont 66 qui sont actifs actuellement. Une vingtaine d’autres téléphones grave danger sont mis de côté, réservés aux victimes qui seraient concernées par une sortie de prison de leur conjoint dans les prochains mois. Le bracelet anti-rapprochement (BAR) a été instauré, quant à lui, en 2019. Il s’adresse aux personnes qui subissent les violences conjugales les plus graves. L’autorité judiciaire prononce cette mesure au civil ou au pénal en décidant d’un périmètre de protection que l’auteur réel ou présumé ne doit pas franchir. Si ce dernier contrevient en pénétrant dans cette zone, la victime est prévenue et mise en sécurité et les forces de sécurité interpellent l’auteur. Cette violation de l’interdiction est ensuite transmise au magistrat. Parce qu’il est coercitif, il engage une autre procédure que le téléphone grave danger. Au civil, sa délivrance nécessite le consentement des intéressés. Si jamais l’auteur refuse le bracelet antirapprochement, le juge aux affaires familiales en informe le parquet qui pourra en opportunité diligenter des enquêtes nécessaires pour apporter l’affaire au pénal. Et le cas échéant, prononcer l’obligation du port d’un bracelet antirapprochement ou toute autre mesure. Au pénal, le juge peut décider de l’application du dispositif avant toute condamnation, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ou après une condamnation, comme une des obligations associées à une peine.
Actu-Juridique a voulu en savoir un peu plus sur ce dispositif et son déploiement en Île-de-France en posant quelques questions à Laëtitia Dhervilly, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes, qui fut également procureure et magistrate du parquet en région parisienne pendant 15 ans. En 2019, alors sous-directrice de la formation continue à l’École nationale de la magistrature (ENM), elle avait lancé le kit dédié aux violences au sein du couple, permettant à tous les magistrats et partenaires de la justice d’être formés au traitement judiciaire des violences intrafamiliales et à la prise en charge des victimes. Rencontre.
Actu Juridique : Le téléphone grave danger (TGD) a été déployé en 2009. Pourquoi l’affaire de Noisy-le-Grand a-t-elle fait l’actualité selon vous ?
Laëtitia Dhervilly : Parce que ce soir-là, nous avons été en capacité de rendre compte d’une intervention immédiate des forces de l’ordre. Si les médias se sont peut-être plus intéressés à cette situation, c’est à cause du danger manifeste que représentait l’ex-conjoint et qui s’est concrétisé par des échanges de tirs avec les forces de l’ordre. Dans cette affaire, la réalité rattrape la fiction : la similitude avec le film Jusqu’à la garde est incroyable, ce qui a sans doute aussi permis aux médias de s’y intéresser. Du côté du parquet, nous savons que le danger est concret et manifeste à partir du moment où nous déployons ces dispositifs. L’activation du téléphone met en lumière ce qui a été évalué en amont, jusqu’à la tentative de passage à l’acte dramatique. Dès lors que l’on attribue le téléphone grave danger ou le bracelet anti-rapprochement (dangerosité plus élevée), nous sommes déjà dans le haut niveau du spectre. On ne peut jamais se prémunir totalement du danger et c’est le métier quotidien de tous les acteurs de la chaîne judiciaire de le faire, du signalement des services sociaux aux décisions des procureurs en passant par les officiers de police : c’est ce que cette affaire démontre bien.
AJ : Combien de fois les forces de l’ordre sont-elles intervenues suite à l’activation du dispositif ?
Laëtitia Dhervilly : En 2023, le dispositif TGD a permis de solliciter les forces de l’ordre à plus de 3 200 reprises, et le dispositif bracelet anti-rapprochement (BAR) a permis 10 500 interventions des forces de sûreté intérieure (FSI). Autant de drames évités grâce à l’intervention d’un circuit d’urgence dédié. Le premier nécessite une activation de la part de la victime, lorsqu’elle se trouve en situation de danger, l’intervention des FSI est immédiate dans la mesure où le téléphone la géolocalise et alerte par un circuit court les services de police ou de gendarmerie. Le TGD peut être remis par la procureur de la République à tout moment de la procédure et donc avant toute condamnation de l’auteur. On est dans la prévention. Le bracelet antirapprochement avec géolocalisation automatique vient après la décision d’un juge soit dans l’attente du jugement, comme mesure d’exécution de la peine, soit comme alternative à l’incarcération, soit à la sortie d’incarcération, un moment-clé où la dangerosité doit être réévaluée et où les victimes sont particulièrement en danger (raison pour laquelle le garde des Sceaux a réclamé que les victimes soient systématiquement informées de la sortie des auteurs). Le bracelet est un dispositif plus contraignant qui permet la géolocalisation automatique à la fois de la victime et de l’auteur et qui déclenche l’alerte et l’intervention des forces de l’ordre dès que l’auteur franchit une zone d’alerte pour éviter tout contact avec la victime.
AJ : Combien de téléphones grave danger sont actuellement déployés sur le territoire national et en Île-de-France en particulier ?
Laëtitia Dhervilly : On remarque une évolution continuelle du déploiement des dispositifs : en 2020, on avait 700 téléphones grave danger attribués à des victimes et en 2023, 4 531. Pour les bracelets anti-rapprochement (déployés en 2019), on atteint 1 000 bracelets actifs en 2023. Localement, chaque procureur communique son besoin dans le cadre des bilans : actuellement, 491 téléphones grand danger sont déployés en Île-de-France, dont 400 actifs. Les stocks sont gérés de façon qu’il ne puisse y avoir de manque, chaque TGD ou BAR attribué est remplacé. Le budget alloué aux associations d’aides aux victimes et consacré à la prise en charge des victimes de violences intrafamiliales est passé de 8 à 16 millions d’euros par an, en moins de trois ans.
Le rôle des associations est capital car la remise du téléphone grave danger déclenche un accompagnement global de la personne, avec les associations d’aide aux victimes (200 associations au niveau national). Souvent, c’est l’association qui remet le dispositif à la demande du magistrat et en explique le fonctionnement à la victime, elle qui la met en lien avec le sous-traitant téléopérateur, qui l’oriente vers l’accompagnement psychologique, l’insertion socio-économique. Nous la protégeons du danger imminent, mais l’aidons aussi sur le long terme pour l’accompagner dans l’autonomie économique. C’est un dispositif pluridisciplinaire.
AJ : Malgré les téléphones et les bracelets, de nombreuses personnes sont assassinées par leurs conjoints ou ex-conjoints chaque année… Comment ramener ce chiffre à zéro ?
Laëtitia Dhervilly : Il faut multiplier les initiatives : la plus récente, ce sont les pôles spécialisés mis en place dans toutes les juridictions depuis le 1er janvier 2024. C’est une bonne mesure pour assurer une approche globale, pour combler les failles. Ce qui est important pour la justice, c’est d’être au courant des faits qui mènent au passage à l’acte. Il faut éviter les allers-retours des victimes, aller vers elles. C’est ainsi que nous réduirons les non-signalements. Le contexte social permet une incitation à la libération de la parole, et c’est très bien. Il y a une vigilance accrue face aux risques de violences intra-familiales qui se traduit par une augmentation des condamnations sur l’issue des procédures. Cela, grâce à la formation des associations partenaires, des magistrats. Ces pôles spécialisés, c’est bien plus de moyens pour la formation, pour le recrutement de chargés de mission affectés dans les tribunaux pour appeler les avocats, les médecins, les dispositifs de protection pour les victimes de violence conjugales. Ces pôles spécialisés vont aussi contribuer à une meilleure protection des enfants qui sont victimes et non plus simples témoins, désormais la situation familiale est évaluée dans son ensemble.
La responsabilité des pouvoirs publics, c’est d’orienter des budgets et de vérifier que les acteurs sur le terrain sont dotés des outils qui leur permettent de prévenir et d’agir. 150 000 enquêteurs de police ont été formés spécialement par le ministère de l’Intérieur qui a également déployé des intervenants sociaux au sein des commissariats et gendarmeries pour avoir une approche transversale. Nous diffusons des protocoles pour généraliser des initiatives comme le réseau Maison des femmes.
Enfin, tout doit être fait pour améliorer la prévention : l’éducation depuis l’école pour reconnaître une situation de violence quand on la voit ou qu’on la subit, savoir analyser ce que c’est que le contrôle coercitif. Les médias en général et le cinéma jouent un rôle majeur en la matière : les œuvres artistiques contribuent à une prise de conscience collective non seulement auprès des victimes, mais aussi des entreprises privées (qui peuvent développer des outils en interne), des voisins, des amis. Réagir, ça s’apprend.
En tant que professionnelle, j’ai vu la différence avec ce qui se faisait il y a 20 ans quand j’ai commencé ma carrière de procureur, mais il faut continuer, c’est une vigilance de tous les instants. Entre 2017 et 2022, nous sommes passés de 22 206 condamnations à 49 616 condamnations, soit une augmentation de 123 % : la preuve que les choses avancent quand on s’organise avec des pratiques professionnelles et une politique publique dédiée. On ne prend pas en charge un auteur de violence conjugale ou sexuelle de la même façon qu’un délinquant de vol à la tire. Au-delà des dispositifs d’urgence, comme le téléphone grave danger ou le bracelet anti-rapprochement, il faut également développer la réinsertion et la prise en charge des auteurs, multiplier les dispositifs spécifiques qui intègrent des parcours de soins, de justice restaurative, de placement probatoire, de groupes de parole pour évaluer le passage à l’acte mais aussi les rapports genrés au sein du couple et dans la société en général.
Référence : AJU012y9