Arnaud de Saint Remy : « La justice des mineurs n’est pas laxiste, elle peut même se montrer très sévère »

Publié le 26/03/2025
Arnaud de Saint Remy : «  La justice des mineurs n’est pas laxiste, elle peut même se montrer très sévère »
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Conditions d’exercice de plus en plus difficiles, proposition de loi Attal… La justice pénale des mineurs est actuellement mise à mal. Face à des difficultés de terrain comme à des évolutions idéologiques inquiétantes, Me Arnaud de Saint Remy, avocat au barreau de Rouen, responsable du groupe de travail Droit des enfants et vice-président de la commission Libertés et droits de l’homme du CNB, s’est confié à Actu-Juridique.

Actu-Juridique : Le 3 mars dernier, vous faisiez partie d’une conférence de presse, à Rouen, dénonçant les conditions critiques de l’exercice de la justice des mineurs. De quel constat êtes-vous parti ?

Arnaud de Saint Remy : Ce jour-là, le bâtonnier de l’ordre des avocats de Rouen, le président du tribunal et le procureur de la République ont eu un discours commun – fait assez rare pour être signalé – afin de dénoncer l’embolisation de la justice des mineurs et réclamer la création d’un cabinet de juge des enfants supplémentaire. En moyenne, la Chancellerie considère que, pour gérer un cabinet de juge des enfants, il faut suivre au maximum 325 à 350 situations mais, à Rouen, c’est plutôt jusqu’à 550 ou 600 situations, soit presque le double. Certains juges des enfants et greffiers sont éreintés sur le plan physique et psychologique, à tel point qu’un juge a fait dernièrement un burn-out. Conséquence : cela a reporté toutes les audiences, qui ont été réparties sur les autres juges des enfants, pourtant déjà saturés.

L’objectif de cette conférence de presse était d’alerter sur la situation à Rouen, extrêmement critique et qui conduit, le cas échéant, à recourir à des situations alternatives très problématiques, par exemple, des mesures éducatives qui sont décidées sans audience. On renouvelle ainsi une mesure seulement sur la base d’un rapport écrit, sans tenir une audience et un débat contradictoire car on n’a pas le temps de le faire. Ceci est contraire à l’essence même de la procédure éducative puisqu’en théorie c’est précisément l’occasion pour le juge de rencontrer l’enfant, les parents, les éducateurs, le service gardien ou le tiers de confiance. Mais si ce temps-là n’existe pas, comment un juge peut-il sereinement ou en conscience rendre une décision qui renouvellerait ou lèverait une mesure éducative ? Ce cas de figure se présente de plus en plus et ce n’est pas propre à Rouen. Cela devient intenable.

AJ : En quoi délinquance et protection de l’enfance sont-elles liées ?

Arnaud de Saint Remy Comme tout se tient, les procédures d’assistance éducative sont souvent liées à la délinquance juvénile. Je rappelle que l’assistance éducative a pour but de venir au soutien de mineurs qui sont dans des situations de dangers, pour eux-mêmes ou autrui, et dont les causes peuvent être l’environnement familial, social ou même amical. Si l’on ne met pas ces mesures en place, ces mineurs peuvent se retrouver en conflit avec la loi, happés par des forces extérieures qui les utilisent. J’ai ainsi fait tout récemment la connaissance d’un jeune, victime d’un enlèvement sur fond de règlement de compte, par ailleurs mis en cause dans le cadre d’une affaire de délinquance. La difficulté est que tous les signalements effectués par la cellule de recueil des informations préoccupantes n’ont pas encore pu donner lieu à des mesures d’assistance éducative parce que l’audience à laquelle ce jeune aurait dû être invité n’a pas pu se tenir, et qu’aucun éducateur ne pouvait l’accompagner. Si vous ne traitez que la délinquance juvénile, sans traiter d’une façon aussi forte et simultanément la protection de l’enfance, vous ne traitez qu’une partie du problème. La justice arrive souvent en fin de course, que ce soient les policiers qui constatent les infractions, les juges qui sanctionnent ou l’application des peines pour éviter la récidive.

Nous assistons à un renforcement du tournevis sur la fermeté avec les nouvelles propositions de loi. Mais que fait-on en amont pour éviter cet engorgement des procédures pénales en aval ? Les professionnels de la justice, magistrats, éducateurs, avocats, le disent tous : « grâce » à la comparution immédiate, on sanctionnera au plus vite des mineurs délinquants pour des faits estimés graves ou parce qu’ils seraient en état de récidive légale allant jusqu’à décider leur incarcération immédiate, comme on le fait pour les majeurs. Mais la vérité est que la loi aura manqué l’objectif premier du « relèvement moral et éducatif » du mineur délinquant. Et puis surtout les centres éducatifs fermés manquent de places ou de programmes éducatifs. Les visites des parlementaires et celles des bâtonniers dans les lieux de privation de liberté ont déjà donné lieu au signalement de certains dysfonctionnements qui ont amené l’État à lancer des inspections générales. L’enfermement des mineurs n’est clairement pas une solution pérenne.

AJ : Justement, que dire de la proposition de loi Attal, en cours de discussion, qui impose une vision de fermeté ?

Arnaud de Saint Remy : Mon sentiment est qu’on est face à une sorte de course à l’échalote : c’est à celui qui portera le plus loin la répression, à celui qui aura la réponse la plus ferme au multirécidivisme. Mais quel est le sens d’un renoncement de nos principes fondamentaux en matière de justice pénale des mineurs si c’est pour se montrer plus ferme sans que les mesures soient appliquées ? Pour moi, nous sommes dans l’affichage politique. J’ai entendu, sur certains plateaux de télévision, que si les deux jeunes qui ont tué Elias [un jeune de 14 ans poignardé à mort en janvier dernier à Paris, NDLR] avaient été incarcérés, ils n’auraient pas commis les faits. C’est une chose de le croire, mais ce drame nous renvoie tous à la question de l’effectivité de la mise en œuvre en amont des mesures éducatives judiciaires (MEJ) prononcées par un juge des enfants ! S’il n’y a plus assez d’éducateurs en protection judiciaire de la jeunesse, la conséquence, c’est le risque du trou dans la raquette. L’encadrement d’un jeune en conflit avec la loi nécessite du temps, des moyens et de l’humain. Ce drame aurait peut-être pu être évité ; mais qui s’est interrogé sur les conditions dans lesquelles ces jeunes ont été encadrés ? On ne doit pas voter une loi à chaque fois qu’un drame fait l’actualité. L’empilement des réformes qu’on peine à mettre en œuvre et dont l’application peine elle-même à être évaluée est de nature à perturber les choses et à démoraliser les professionnels de la justice.

AJ : Pourquoi la justice des mineurs apparaît-elle comme aussi clivante ?

Arnaud de Saint Remy : La délinquance juvénile a existé de tout temps. Au début du XXe siècle, ceux que l’on appelait les Apaches étaient des bandes criminelles extrêmement violentes exerçant à Paris vers Charonne, les Quatre-Chemins, Aubervilliers, etc. Pour un oui ou un non, ils vous donnaient un coup de poignard pour vous voler, commettaient des agressions sexuelles en pleine rue. C’est une réalité du XXe siècle, mais c’est aussi au début du XXe, en 1906, que la majorité pénale des mineurs a été fixée à 18 ans. C’est extraordinaire : le législateur qui était confronté à une délinquance extrêmement violente et importante à Paris a pourtant bien pris en compte la spécificité de la justice des mineurs en considérant que, à 18 ans, un jeune est dans une phase de construction de la personnalité (Napoléon avait fixé la majorité pénale à 16 ans). Robert Badinter, quand il a prononcé cette phrase : « Les mineurs ne sont pas des adultes en réduction, mais des enfants en construction », l’avait parfaitement bien compris.

Ce phénomène de délinquance a aussi existé après-guerre, en 1945 – au moment de l’adoption de l’ordonnance. Quand j’entends de la bouche de certains que les jeunes de 1945 ne sont plus les jeunes d’aujourd’hui, c’est une méprise totale des réalités historiques ! En 1945, il y avait des trafics d’armes de guerre, d’alcool et de cigarettes avec les troupes américaines dans lesquels étaient impliqués des jeunes de 15 à 25 ans. Aujourd’hui, il s’agit de drogues, de trafics en tout genre, certes facilités par les réseaux sociaux, mais le phénomène est le même.

Si la violence des mineurs fait autant débat, c’est lié non seulement à l’omniprésence des réseaux sociaux, sur lesquels on poste la moindre agression, on s’indigne ou on s’enthousiasme de ce qui apparaîtra le plus ultra-violent, le plus trash, mais aussi à l’influence de certains médias à l’éditorial très marqué politiquement, à la recherche des débats politiques les plus animés. L’affaire Elias était exceptionnelle par sa gravité, mais finalement elle est le révélateur d’une société qui apparaît comme de plus en plus violente et cruelle. Pour autant, je pense qu’il convient de relativiser les choses. Dans quelle mesure cette délinquance des jeunes est-elle à ce point plus importante qu’avant ? Selon les chiffres officiels de la Chancellerie, la délinquance des moins de 18 ans tourne autour de 14 %. Dans les années 1980, elle dépassait légèrement les 20 %. Finalement, ce phénomène de délinquance est à peu près le même. Et tous les observateurs diront qu’elle s’est plutôt stabilisée, peut-être en lien avec la césure pénale créée par le Code de justice pénale des mineurs (CJPM), qui est une bonne idée. Un rapport sénatorial le relevait déjà en 2022. Nous avions certes quelques craintes de voir remise en question la primauté de l’éducatif sur le répressif, d’un traitement plus rapide des dossiers. Aujourd’hui, on peut juger en audience unique un mineur, ce qu’on ne faisait pas avant : en 2 mois, en moyenne, une affaire pénale d’un mineur est jugée et la sanction intervient au plus tard dans les 9 mois. Alors pourquoi réformer plus encore dans le sens de la coercition sans étude d’impact, sans un bilan approfondi du CJPM, qui ne date que d’il y a 4 ans, sachant que l’activité pénale concernant les mineurs est demeurée stable depuis 3 ans ? On était à 47 385 décisions rendues en 2023 versus 62 568 décisions rendues en 2019. Quels sont les éléments qui pourraient faire croire que cela ne fonctionne pas ?

AJ : Un cliché veut que la justice soit laxiste… Qu’en pensez-vous ?

Arnaud de Saint Remy : Ce n’est pas du tout le cas ! La justice des mineurs n’est pas laxiste, elle peut même se montrer très sévère. En revanche, elle est erratique. En effet, un mineur peut s’enfoncer dans la délinquance malgré des décisions de justice, car ces réponses ne sont pas claires, pas progressives ou tout simplement pas mises en œuvre. Quand bien même il faudrait les incarcérer : où, dans quel quartier ? Techniquement, ça n’est simplement pas possible : il n’y a pas de places. On est déjà en surpopulation carcérale pour les majeurs, maintenant dans les quartiers des femmes. Certes, il existe bien quelques places pour les mineurs, mais elles sont utilisées pour les majeurs. Cette loi va être votée alors qu’elle ne pourra pas être appliquée.

Mais ce qui est certain, c’est qu’il existe déjà dans le CJPM les outils pour être ferme. Ainsi les meurtriers d’Elias sont-ils incarcérés, car la justice pénale des mineurs n’est pas laxiste et permet, lorsqu’un mineur commet des faits d’une terrible gravité, qu’il soit placé en détention provisoire et jugé à bref délai. La nouvelle loi inverse également le principe de l’atténuation de responsabilité des mineurs et en fait désormais une exception. Aujourd’hui, il est possible de juger un mineur 16 à 18 ans en ne lui faisant plus bénéficier de l’atténuation de responsabilité, dans certaines circonstances, mais en le motivant. Désormais, ça sera l’inverse. Nous assistons à un changement civilisationnel. La France est-elle donc prête à renoncer à ses engagements internationaux issus de la Convention internationale des droits de l’enfant, qui dit qu’on ne juge pas un enfant comme on juge un majeur ? Sur l’atténuation de responsabilité aux mineurs de 16 à 18 ans, le rapporteur de la loi dit que c’est conforme à la Convention internationale des droits de l’enfant, mais c’est tout l’inverse. C’est aussi méconnaître ce que dit le Conseil constitutionnel (Cons. const., 29 août 2002, no 2002-461). On ne peut pas faire un pied de nez aux principes reconnus par les lois de la République que le Conseil constitutionnel a identifiés, ni à nos engagements internationaux et européens, et on ne peut pas méconnaître les positions sans concession des Défenseures des enfants, des droits ou la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté et de l’immense majorité des professionnels de l’enfance, très critiques sur plusieurs dispositions de cette loi qui est désormais en discussion au Sénat.

AJ : En parle-t-on assez ?

Arnaud de Saint Remy : La question est : est-ce qu’on en parle suffisamment de la bonne manière ? On est dans l’émotionnel et le sensationnel ; on entend : « Il faut les juger comme des majeurs », « Regardez comme c’est choquant », mais il y a des questions de réalité et de principe. À ce compte-là, on remettra un jour en cause l’interdiction de la peine de mort sur la base de l’opinion publique. Est-ce que législateur renonce à ce qu’il a construit dans le respect des valeurs républicaines ou est-ce qu’on met les moyens pour accompagner les mineurs délinquants ? Quand il y a multirécidive, comment l’expliquer ? Est-ce un problème inhérent au jeune, un manque de personnel, un défaut de compétences, une faille dans le suivi, un manquement de l’État ?

En réalité, parler de « récidive des mineurs » a un côté image d’Épinal. Concernant les mineurs de 16 ans, elle était de 1,4 % en 2022. Elle est en 2023 de 0 %, soit aucun mineur de 16 ans récidiviste ! Elle est en vérité rare car, dès qu’il y a des éducateurs, des perspectives pour l’avenir, on donne des chances aux jeunes de s’en sortir. Je pense à l’un d’entre eux en particulier, battu, souffrant d’énormes carences parentales, extrêmement problématique, délinquant récurrent. Je l’avais accompagné il y a quelques années. C’était un tel écorché vif qu’il me donnait des coups de pied dans les mollets quand je plaidais ! Il se roulait par terre devant le juge des enfants. Je n’y croyais plus. Puis je l’ai perdu de vue quand il est devenu majeur. Un jour, en sortant du tribunal, je vois un trentenaire en costume cravate. Il me demande : « Vous me reconnaissez, Maître ? ». C’était lui ! Il avait pris conscience de ses erreurs, avait fait des études et travaillait dans un établissement bancaire. Ces histoires existent ! Mais on n’entend pas ces récits. Ces jeunes ne sont pas perdus, mais ce n’est certainement pas en les mettant en prison qu’on résoudra le problème de la criminalité. Il y a cinq fois moins d’heures d’enseignement dans les lieux de privation de liberté qu’à l’extérieur, à l’école, au collège ou au lycée. À la limite, l’enfermement c’est le risque d’être confronté au milieu carcéral qui peut conduire, devenus majeurs, à l’enlisement dans la délinquance. Nous allons continuer de plaider notre cause auprès des parlementaires, ceux qui ont une oreille attentive à ces questions comme les autres. Car s’il y a un tel consensus au sein des professionnels de la justice, peut-être que nous disons vrai ! Ce sujet de la justice des mineurs est un marronnier. Un temps, ce fut le pouvoir d’achat, un autre l’immigration. Mais c’est plus que cela, c’est une question de principes fondamentaux. Au fond, la France a-t-elle aujourd’hui peur de ses enfants ? Pourtant, ils sont notre avenir. Et nous sommes comptables de le leur préparer.

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