Christine Cerrada : « On n’aide pas les parents, on les signale, on les punit » !

Publié le 11/05/2023

Christine Cerrada parle vite, très vite. Elle a tant à dire. Depuis quinze ans, elle est l’avocate de parents qui subissent, à tort selon elle, un placement d’enfant ou l’intrusion de l’aide sociale à l’enfance dans leur vie de famille. Dans le livre Placements abusifs d’enfants, une justice sous influences, paru aux Éditions Michalon, elle décrit dans les détails le destin de ces familles dont l’existence bascule quand un établissement scolaire ou un hôpital les signale, sans prendre toujours la mesure de ce que cela implique, aux services de la justice. « Vous aimez votre enfant. Il est heureux chez vous. Pourtant, demain, vous serez peut-être le parent d’un enfant placé », affirme-t-elle dans le sous-titre coup de poing en couverture. Un propos étonnant, dérangeant même, dont elle s’explique longuement pour Actu-Juridique.

Actu-Juridique : Comment vous êtes-vous spécialiser sur les dossiers d’assistance éducative ?

Christine Cerrada : J’ai prêté serment en 1987 et j’ai toujours exercé à Paris. Je me suis intéressée rapidement au droit de la famille : divorces, problèmes de résidence des enfants. Il était encore rare que le juge des enfants intervienne. Il y a une quinzaine d’années, les dossiers dans lesquels j’intervenais se sont mis à basculer en assistance éducative. C’est alors devenu, tout naturellement, un domaine dans lequel je me suis spécialisée. Le droit de la famille et celui de l’assistance éducative deviennent un peu plus poreux chaque année. C’est d’ailleurs organisé par la loi : les juges aux affaires familiales ont l’obligation de vérifier qu’il n’y a pas un dossier d’assistance éducative d’ouvert. Ils le font systématiquement, et deux juges existent très souvent sur un même dossier. Depuis 10 ans, ce basculement est massif. Énormément de dossiers d’affaires familiales sont également suivis par un juge des enfants. En plus de cette activité, je suis également l’avocate référente de l’association L’Enfance au cœur, qui défend les enfants victimes de maltraitance sexuelle et les familles victimes de placements abusifs.

Actu-Juridique : Vous écrivez que les placements abusifs sont le quotidien des avocats qui interviennent dans le domaine des affaires familiales. N’est-ce pas exagéré ?

Christine Cerrada J’ai au moins 10 appels par jour sur ce sujet. L’association L’Enfance au cœur reçoit en moyenne une quarantaine de mails par semaine. De nombreux confrères sont sollicités en assistance éducative, ce n’était pas le cas il y a quelques années. Souvent, on ne comprend pas comment le dossier s’est enclenché, jusqu’à devenir très vite très grave. Il y a un emballement. Ce terme est vraiment juste : il décrit presque visuellement ce qu’il se passe. Une famille est signalée, elle reçoit une convocation en assistance éducative et 8 jours plus tard, elle se retrouve devant le juge des enfants. Cela va très vite. Le point de départ des dossiers sur lesquels les services sociaux interviennent sont des informations préoccupantes ou des signalements.

Actu-Juridique : Qui signale ces familles ?

Christine Cerrada : L’information préoccupante vient souvent des écoles ou des hôpitaux. Cela peut commencer de manière banale : un enfant que l’on trouve anxieux, qui est renfermé sur lui-même, qui raconte qu’un de ses parents lui a mis une fessée. Ou alors, l’équipe enseignante qui trouve un parent angoissé, regardant de trop près ce que fait son enfant à l’école. Il peut aussi y avoir une situation de mésentente avec un directeur d’école ou un CPE au collège : cela peut suffire à lancer le processus. Évidemment, les cas de séparation parentale sont également le terreau des signalements : une institution voit une mésentente un peu lourde et signale, supposant que l’enfant est en difficulté. Or ce sont souvent des surinterprétations des situations qui mènent à une véritable intrusion rarement justifiée. La disqualification des parents est un véritable problème aux conséquences graves. Enfin, les troubles neurodéveloppementaux comme le TDAH et le spectre de l’autisme sont aussi des situations dans lesquelles le signalement est très employé, puisque la confusion entre ces troubles et une maltraitance des parents est un véritable problème. La méconnaissance de ces troubles ou la peur de prendre des risques conduit à sursignaler ces familles, ce qui entraîne des drames épouvantables. L’instruction à la maison, même quand elle se passe bien et dans le respect des règles, attire aussi énormément d’ennuis. Au niveau de l’hôpital, cela peut venir de parents qui expriment un désaccord sur un traitement, d’une mère qui vient d’accoucher et qui semble à bout ou peu entourée. Au lieu de prendre le temps – qu’il n’a plus – l’hôpital signale. Aider, accompagner, essayer de comprendre ne veut plus rien dire ! On n’aide pas les parents, on les signale, on les punit, ce dévoiement est un signe des temps, il caractérise toute la problématique des placements abusifs. À cela s’ajoute la possibilité de signalement anonyme par téléphone, qui ouvre la porte aux règlements de compte dans l’entourage, dans le voisinage. Il est d’ailleurs l’arme des pères qui veulent se venger de l’épouse qui les a quittés, il faut oser le dire. Ceux-ci écrivent parfois aussi à visage découvert des lettres aux services sociaux, ou aux juges des enfants. La vengeance des pères est un grand classique, et un des chapitres de mon livre raconte un cas similaire.

Actu-Juridique : Comment expliquez-vous que les signalements soient devenus plus nombreux en 15 ans ?

Christine Cerrada : Je pose la question. A-t-on dit aux écoles et aux hôpitaux d’être plus vigilants ? Il y a eu à mon sens un excès là-dessus. Bien sûr que professionnels et institutions, et chaque citoyen d’ailleurs, doivent signaler des situations où un mineur est victime de violences parentales. Mais le bon sens sait ajouter au terme de « violence » la signification qu’il convient, et cela devrait exclure les signalements pour des raisons anecdotiques. En ce qui concerne les institutions, je me demande si elles se rendent compte des conséquences d’un signalement. Souvent, les institutions qui signalent cherchent à protéger non pas l’enfant, mais elles-mêmes. Cela les rassure : elles ont l’impression qu’elles ne seront pas tenues pour responsables si des problèmes devaient survenir. Il y a parmi ces situations signalées celles d’enfants qui portent, à tort ou à raison, l’étiquette DYS ou TDH. Les services sociaux chargés de l’évaluation de l’information préoccupante sont là pour savoir si les parents prennent bien en charge la pathologie supposée. L’information préoccupante est en fait une façon de mettre le nez dans les affaires des familles. Il y a pourtant d’autres moyens d’aider une famille que de la stigmatiser par une information préoccupante ou un signalement, qui ont de gros risques d’être judiciarisés. La peur des responsabilités qu’ont les institutions les amène à utiliser les informations préoccupantes et les signalements comme un bouclier. Ils passent le témoin au système social et judiciaire. Seulement, pratiquée ainsi, l’information préoccupante est totalement dévoyée. L’information préoccupante au départ doit être liée à une notion de danger. On doit avoir de bonnes raisons de penser que l’enfant est en danger pour y avoir recours. Sinon, le droit à la vie de famille s’applique. Une famille normale et bien traitante a le droit d’avoir sa propre éducation, sa culture et même ses secrets de famille, et elle doit avoir le droit et la possibilité de gérer ses moments de difficulté toute seule.

Actu-Juridique : Que se passe-t-il après ce signalement ou cette information préoccupante ?

Christine Cerrada : L’information préoccupante est évaluée, les services sociaux trouvent de plus en plus de raisons d’inquiétude, et cela finit au judiciaire où les audiences vont très vite. On fait des mesures d’investigation en se disant que cela ne prête pas à conséquence. Les familles voient alors arriver des gens qui les interrogent, demandent des dossiers médicaux, vont poser des questions à des psychologues, à l’école. Encore une fois, il faut qu’il y ait un vrai danger pour justifier une telle intrusion. Si ce n’est pas le cas, il ne faut plus parler d’information préoccupante mais de délation. Il faut savoir aussi que les mesures sont mises en place par des organismes privés, avec de grands acteurs qui doivent justifier les subventions dont ils bénéficient. Il y a dans ce domaine de gros enjeux financiers. Ces acteurs sont dans une logique de rendement. Les mesures créent de l’emploi et justifient l’existence de ces associations. Il y a un vrai conflit d’intérêts, car les mêmes associations prescrivent et exercent les mesures décidées par les tribunaux. Or leurs préconisations sont le plus souvent suivies par les juges, elles préconisent donc des mesures avec la très grande garantie d’en être bénéficiaires. Les tribunaux et les services sociaux finissent par être débordés, ce dont les médias rendent compte régulièrement. Mais précisément, s’il n’y avait pas tant de mesures inutiles, il n’y aurait que des mesures nécessaires et le système pourrait fonctionner. C’est tout le contraire qui se produit. Il faut agir en amont, être beaucoup plus précautionneux avec les signalements et les informations préoccupantes.

Actu-Juridique : Qui peut se retrouver pris dans cet « emballement » ?

Christine Cerrada : Tout le monde ! J’ai l’impression que, pour ne pas donner l’impression de stigmatiser socialement les gens, les services sociaux vont s’intéresser à tout type de familles, même à celles qui ne devraient pas attirer les radars des services sociaux. Je vois quotidiennement tous types de familles, parfois de milieux professionnels très favorisés. J’ai récemment donné une interview au Figaro. Le lendemain, j’ai reçu des appels de familles très privilégiées dont les filles, dans des boîtes à Bac, avaient été vues en train de fumer un joint. Ces familles avaient été signalées. C’est totalement disproportionné ! Néanmoins, si cela peut arriver à tout le monde, les couples qui sont dans un divorce conflictuel ou les femmes qui élèvent seules leurs enfants sont sans doute des profils un peu plus à risque. Il me semble que les familles unies face au placement s’en sortent un peu mieux.

Actu-Juridique : Vous estimez que 90 000 enfants sont placés abusivement. Cela semble énorme.

Christine Cerrada : Je suis avocate et pas statisticienne. Mais ce chiffre vient de plusieurs données. Il vient d’abord d’un rapport de l’IGAS qui, en 2012, estimait que la moitié des placements étaient évitables : la moitié des placements, cela donne un chiffre de cet ordre. Un rapport de la Cour de cassation a suivi, disant que les placements fonctionnaient mal, que les décisions de l’ASE étaient opaques, et que dans nombre de cas, il y aurait d’autres solutions. On sait enfin que les placements ont progressé de 12 % sur 5 ans. Il n’y a pas de raison que les parents soient plus maltraitants aujourd’hui. Je pense qu’il y a parmi ces 12 % une majorité de placements abusifs. 90 000 enfants placés qui ne devraient pas l’être, c’est énorme en effet. C’est plus que la population carcérale. Si vous prenez en compte la fratrie, l’entourage, qui sont indirectement impactés, cela concerne 2 millions de personnes en France. Et cela va à mon avis continuer à augmenter. Quand on voit les motifs de placements, on se dit qu’il n’y a aucune raison que cela s’arrête. Les décisions n’évoquent pas de situation de maltraitance avérée ou de cas dans lesquels l’éducation et le développement de l’enfant sont gravement compris. Les motifs sont, la plupart du temps, d’ordre psychologique : ils font état d’enfant trop fusionnel, de syndrome d’aliénation parentale. Des critères qui reposent sur l’interprétation, et dont certains (comme l’aliénation parentale) sont décriés par de nombreux professionnels, notamment par la Ciivise, car ce prétendu syndrome n’a aucun caractère scientifique et est utilisé par les pères pour désenfanter les mères. C’est un sujet qui commence à être bien connu. Cependant, force est de constater que la justice l’utilise encore. Depuis une recommandation, les mots « aliénation parentale » sont moins utilisés, mais le mot « emprise » les a remplacés. Le problème reste entier. Parmi mes dossiers, j’ai aussi beaucoup de cas d’enfants qui ont révélé un inceste. La mère relaie la parole de son enfant qui dit avoir été abusé par son père. Elle est alors soupçonnée d’avoir instrumentalisé l’enfant, qui se retrouve placé. Combien d’enfants sont aujourd’hui en foyer pour avoir dénoncé un inceste ? Personne n’a de statistiques, mais je pense qu’ils sont nombreux à vivre cette double injustice.

Actu-Juridique : Êtes-vous une lanceuse d’alerte ?

Christine Cerrada : Je me définis en effet comme une lanceuse d’alerte. Les institutions ou des particuliers signalent en se disant qu’il vaut mieux faire trop que pas assez… Seulement, cela crée deux problèmes : des enfants qui n’ont pas à être protégés le sont, et des enfants qui devraient l’être ne le sont pas. Certains peuvent être un peu perplexes au sujet de ma démarche. On peut se dire que si on relâche la surveillance des familles, on va laisser passer des cas réels de maltraitance. Mais on en laisse déjà passer ; placer à tour de bras n’y change rien et ajoute de la souffrance à la souffrance en embolisant un système qui va droit dans le mur ! Va-t-on accepter, en plus de ces cas qui sont passés à travers les mailles du filet, les dégâts commis parce qu’on signale trop et qu’on place trop ? On connaît les conséquences délétères des placements à tort. On ne peut pas utiliser les cas où l’on aurait dû protéger les enfants pour justifier des retraits injustifiés. C’est un raisonnement par l’absurde. Les foyers sont à demi pleins d’enfants qui ne devraient pas y être et qui prennent la place d’enfants qui ont besoin d’être protégés. La protection de l’enfance démarre au quart de tour sur des affaires sur lesquelles elle ne devrait pas démarrer, et pourtant cela n’empêche pas que l’on passe à côté de cas réels de maltraitance, comme les médias le rappellent régulièrement. Il y a des retraits injustifiés d’enfants. Les sénateurs, les journalistes, les avocats sont saisis tout le temps par des familles.

Actu-Juridique : Pensez-vous être entendue ?

Christine Cerrada : Ce sujet reste une patate chaude. Je ne sais pas vraiment pourquoi. C’est pourtant un vrai sujet. Le Conseil de l’Europe, en 2015, rendait un rapport très intéressant. La rapporteure écrivait ceci : « Retirer un enfant à sa famille est une décision difficile pour les services sociaux : si les services sociaux ne prennent pas la décision quand elle est nécessaire, l’enfant peut subir un préjudice grave. Cependant si les services sociaux prennent cette décision alors qu’elle est inutile, cela peut aussi être préjudiciable à l’enfant et porter atteinte à ses droits. Une fois qu’un enfant a été retiré à sa famille, il est souvent difficile voire impossible de réparer le mal qui a été fait ». Il faut que ce sujet émerge largement. Malheureusement, certaines familles en grande souffrance, poussées par une association trop empathique (qui a depuis arrêté ses activités), ont véhiculé des théories complotistes sur l’ASE. Ces gens se sont mis à faire de l’activisme un peu dingue, se jetant sur les politiques, faisant des requêtes en tous sens. Ils ont desservi involontairement une juste cause. Mais cela ne doit pas éclipser la situation de tous ces parents normaux qui vivent ce drame d’être injustement privés de leurs enfants.

Actu-Juridique : Les autorités prennent-elles conscience de cette situation ?

Christine Cerrada : Des petits pas sont faits de temps en temps. La circulaire d’Adrien Taquet, transposée dans la loi en février 2022, dit que sauf en cas d’urgence, il faut d’abord chercher des solutions alternatives avant de faire un placement extra-familial. Malheureusement, la loi confie aux services sociaux le soin d’évaluer le membre de la famille ou le tiers qui propose de se voir confier l’enfant. On revient donc souvent à la case départ et à l’arbitraire des services sociaux, les avis défavorables sont majoritaires et les juges entérinent. Une autre mesure récente est la création d’un annuaire transmis aux services sociaux et aux juges, afin qu’ils s’assurent que l’enfant ne présente pas un trouble comme l’autisme ou le TDH, susceptible d’expliquer un comportement évocateur de maltraitance. Cet annuaire de professionnels doit permettre de nommer un spécialiste. Malheureusement, il est peu utilisé et recense des professionnels qui ont une vision orientée de ces sujets. La montagne a accouché de ces deux petites souris. Ces deux petites mesures disent néanmoins que le sujet a été entendu en haut lieu.

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