Des boîtes aux lettres pour « libérer la parole » des enfants

Publié le 03/05/2024

Et si, pour lutter contre les violences subies par les enfants, un papier et un crayon étaient le premier outil ? C’est l’idée de Laurent Boyet, capitaine de police et ancien enfant victime d’inceste. Il est le fondateur de l’association Les papillons, qui installe des boîtes aux lettres dans les lieux de vie des enfants pour leur permettre d’écrire ce qu’ils n’arrivent pas à dire. Les mots les plus graves font l’objet d’un signalement aux services de la justice. Explications.

Actu-Juridique : Comment est née l’association Les papillons ?

Laurent Boyet : L’association Les papillons découle de mon histoire. J’ai été victime dans mon enfance de viols commis par mon grand frère, de mes six ans à mes neuf ans. Il m’a fallu plus de trente ans pour trouver le courage de libérer ma parole. Trente années de honte, de culpabilité, de silence et, au bout du compte, de non-vie. Lorsque j’ai parlé, à l’âge de 37 ans, je l’ai fait par écrit, dans un témoignage publié en 2016 sous le titre : Tous les frères font comme ça (éditions France Loisir). J’ai ensuite été beaucoup sollicité, je suis passé sur les plateaux de télévision et de radio. J’ai rencontré des enfants victimes. Je me suis promis de faire quelque chose pour qu’ils ne traversent pas le même désespoir que moi. À force de discuter avec ces jeunes victimes, l’idée m’est venue d’installer des boîtes aux lettres au plus près des enfants. C’est un outil pour les aider à parler.

AJ : En quoi consistent exactement ces boîtes aux lettres ?

Laurent Boyet : Ces boîtes aux lettres permettent aux enfants de libérer leur parole concernant toutes les formes de violence qu’ils peuvent subir, à l’école, chez eux, ou ailleurs. L’association passe des conventions avec les municipalités. Ces boîtes aux lettres sont installées dans les clubs de sports ou dans les écoles et leur fonctionnement est expliqué aux enfants sur le temps périscolaire. L’association demande aux mairies partenaires d’identifier une « personne référente », qui va faire le lien entre la boîte aux lettres et l’association, ainsi qu’une « personne-ressource », qui va être formée par notre association afin d’expliquer le dispositif aux enfants. Notre association forme également cette personne à la détection des signaux de maltraitance et au recueil de la parole, au cas où des récits surgiraient spontanément lors des explications données sur les boîtes aux lettres. Et enfin, on demande à la mairie d’identifier une personne de confiance, qui au moins deux fois par semaine, va aller récupérer les courriers dans les boîtes aux lettres. Il s’agit la plupart du temps de policiers municipaux, d’agents communaux, ou d’agents de surveillance de la voie publique. 220 boîtes aux lettres sont aujourd’hui déployées sur l’ensemble du territoire.

AJ : Comment les courriers arrivent-ils à l’association ?

Laurent Boyet : Ces courriers sont récupérés par cette personne de confiance qui les adresse à notre association via une plate-forme sécurisée. Ils sont alors lus par deux psychologues recrutées par l’association, qui analysent et traitent tous les jours tous les mots. Ce sont elles qui rédigent les informations préoccupantes et les signalements. Le siège compte 4 salariés permanents : une directrice générale, une responsable des relations avec les partenaires et deux psychologues qui analysent les courriers. Nous nous sommes engagés auprès des municipalités qui ont passé une convention avec notre association de traiter tous les mots dès qu’ils arrivent sur notre boîte mail. Il y a donc toujours une psychologue présente, même le week-end, pour gérer et traiter les maux les plus graves. Ces derniers font l’objet d’un traitement immédiat. L’association compte également 500 bénévoles répartis sur tout le territoire, qui ont pour mission de donner de la visibilité à l’association, de présenter le dispositif aux élus et d’accompagner les déploiements de boîtes aux lettres.

AJ : Que trouve-t-on dans les courriers déposés dans les boîtes aux lettres ?

Laurent Boyet : Depuis la création de l’association, 8 000 mots d’enfants sont passés entre les mains de nos psychologues. Ils nous donnent une photographie exacte de ce que vivent les enfants. On y trouve surtout des récits de harcèlement scolaire, ou d’incivilité scolaire, stade qui précède le harcèlement. On trouve également des mots qui évoquent des violences physiques, appelées à tort violences éducatives ordinaires. Et puis, certains écrits relatent de violences sexuelles, la plupart du temps incestueuses. On trouve également des mots d’enfants qui ont peur parce qu’ils entendent à travers la porte les violences conjugales subies par leur mère. En somme, tout le panel de ce que peuvent endurer et supporter des enfants. 7 % de ces courriers font l’objet d’une information préoccupante. 3 % font l’objet d’un signalement au procureur de la République. Notre ligne est claire : nous croyons les enfants qui nous écrivent. Lorsque ces mots font état de violences sexuelles ou intra-familiale, nous faisons automatiquement un signalement. Les psychologues sont formés et savent faire la différence entre des situations qui appellent une information préoccupante lorsque les mots révèlent qu’un enfant est en danger, et un signalement au procureur de la République si ils estiment que l’enfant est dans une situation de danger grave et immédiat, c’est-à-dire qu’il est, au moment où il écrit, en train de subir les faits qu’il dénonce.

AJ : Les courriers que vous recevez donnent-ils lieu à des enquêtes ?

Laurent Boyet : Un certain nombre de mots donnent en effet lieu à des enquêtes. Plusieurs personnes mises en cause sont aujourd’hui en attente de procès. En 2022, nous avons ainsi eu un courrier pour nous emblématique : une élève de CM2, Lily, écrivait que son grand-père la violait. Cinq jours plus tard, il était en détention provisoire, après avoir reconnu des agressions sur Lily et deux de ses cousines. Il devrait être jugé dans les mois qui viennent devant une cour d’assises. Les boîtes aux lettres ont dans ce cas permis d’agir très vite.

AJ : Comment ces boîtes aux lettres ont-elles été accueillies ?

Laurent Boyet : Au début, elles ont fait un peu peur à l’Éducation nationale, notamment parce qu’elles révèlent beaucoup de situations de harcèlement scolaire. Pourtant, l’idée n’a jamais été de mettre l’école en cause, mais au contraire de l’aider à déceler les situations problématiques. Les boîtes aux lettres sont pensées comme un outil pour aider les responsables des établissements scolaires à mettre en lumière des situations que les élèves harcelés n’arrivent pas à dénoncer car l’emprise des harceleurs est trop forte. Il est arrivé que des académies s’opposent à l’installation de nos boîtes aux lettres en arguant que nous n’avions pas d’agrément national. Mais cela n’a jamais empêché de poser des boîtes aux lettres dans le cadre d’un projet scolaire… Faisant face à ces réticences, nous nous sommes adressés aux mairies. Nos boîtes aux lettres commencent à être de plus en plus acceptées car nous nous sommes professionnalisés. Au début, la relève des boîtes aux lettres était faite par des bénévoles de l’association. Ce sont dorénavant des policiers municipaux qui s’en chargent. Ils ont une obligation de confidentialité. Les psychologues salariés de l’association ont également l’habitude, de par leur métier, de respecter cette confidentialité. Cela rassure nos interlocuteurs et nous arrivons de plus en plus à intégrer notre dispositif notamment au niveau du programme de lutte contre le harcèlement à l’école, dit programme « PHARE ». Les mairies viennent de plus en plus vers nous. Je reçois tous les jours des demandes de devis. Nous avons aujourd’hui 160 villes partenaires et sommes en pourparlers avec Lille, Marseille et Paris qui devraient installer prochainement des boîtes aux lettres dans les centres sportifs.

AJ : Comment vous perçoivent les professionnels de la justice ?

Laurent Boyet : Les relations avec le monde judiciaire sont très bonnes. Quand l’association fait un signalement au procureur, elle est très rapidement recontactée par le service de police ou de gendarmerie qui demande à récupérer l’original du mot rédigé par l’enfant. Trop souvent, la parole de l’enfant est retranscrite par un adulte qui la déforme sans le vouloir. Là, il n’y a pas d’intermédiaire entre le mot de l’enfant et la justice. Il peut arriver qu’au cours de la procédure, les mots de l’enfant varient sous la pression des adultes ou lors de confrontation. Mais les tous premiers mots que l’enfant exprime pour libérer sa parole, personne ne les aura travestis. C’est à mon sens une grande force sur laquelle les enquêteurs vont pouvoir s’appuyer. Une fois que nous avons transmis ces mots, nous ne connaissons pas la suite de la procédure. À moins que les familles concernées prennent contact avec nous. Cela arrive, quand des parents qui ignoraient tout des violences subies par leur enfant veulent nous remercier. Mais nous n’avons qu’un rôle de facteur, nous transmettons ces mots pour que les CRIP, les services départementaux et la justice puissent ensuite accompagner les enfants. Notre mission s’arrête là.

AJ : Comment présentez-vous les boîtes aux lettres aux enfants ?

Laurent Boyet : Au moment de la pause méridienne, les personnes-ressources leur montrent un diaporama de six minutes, dont une version est adaptée pour les primaires et une autre adaptée pour les collèges. Les lycéens ont un QR code qui leur permet de s’auto-sensibiliser sur une partie de notre site internet qui leur est exclusivement réservé. Un échange avec les enfants suit cette projection. Il arrive que des élèves parlent dès la fin du film, car cela leur a permis de comprendre que la situation qu’ils vivent n’est pas normale, contrairement à ce qu’on leur dit…

AJ : Pensez-vous que la parole des enfants soit enfin entendue ?

Laurent Boyet : Je n’en suis pas vraiment sûr ! J’ai quand même encore l’impression qu’on a toujours tendance à la remettre en cause. Les psychologues de l’association et moi-même participons souvent à des réunions avec des services départementaux de l’aide sociale à l’enfance. Nous voyons bien que nous n’avons pas le même postulat de départ. Les services départementaux, dans un premier temps, mettent tout en œuvre pour préserver la cellule familiale et le lien parent/enfant quasiment coûte que coûte, même quand existe une suspicion sur un des deux parents. Cela peut être très destructeur pour l’enfant, notamment par rapport à la confiance qu’il peut accorder aux adultes.

AJ : Vous étiez membre de la première CIIVISE. Comment vivez-vous l’annonce de la reprise des travaux ?

Laurent Boyet : Lorsque nous avons appris que le juge, Édouard Durand, n’était pas reconduit, j’ai démissionné, tout comme quinze membres de la commission. Ce qui nous a décidés, c’est la brutalité avec laquelle les membres de la commission ont appris la nouvelle, par un mail arrivé quelques minutes avant l’annonce officielle. Nous avons vécu cela comme une forme de maltraitance. Nous avions l’impression qu’on nous disait que nous avions mal rempli la mission pour laquelle nous avions toutes et tous été nommés. Les turbulences traversées par la CIIVISE ont ensuite eu pour conséquence qu’elle n’était plus audible. Nous avons appris que la CIIVISE serait désormais dirigée par un collège de quatre personnes : Maryse Le Men Régnier, ex-magistrate et présidente de la Fédération France Victimes, Thierry Baubet, chef du service de psychopathologie de l’enfant à l’hôpital Avicenne à Bobigny, Solène Podevin, présidente de Face à l’inceste, et Bruno Questel, ancien député qui a eu le courage de se lever pour dire devant l’Assemblée nationale qu’il avait été victime de viol. Cette nouvelle délégation souhaite échanger avec la première direction de la CIIVISE. Je pense et j’espère qu’il peut y avoir une certaine forme de continuité entre cette commission et la première CIIVISE.

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