Divorce à la française : « La vérité est fragmentaire et toujours plurielle »

Publié le 05/11/2024

Dans son roman chorale qui vient de sortir chez Grasset, Divorce à la française, la romancière Éliette Abecassis explore le divorce à travers le récit des différents protagonistes : les époux bien sûr, mais aussi leurs enfants et leurs proches. Un travail qu’elle a réalisé avec les conseils du professeur de droit Marie-Anne Frison-Roche. Regards croisés de l’artiste et de la juriste sur la justice. 

Divorce à la française : "La vérité est fragmentaire et toujours plurielle"
Eliette Abecassis (Photo : ©DR)

Actu-Juridique : Votre dernier roman, vient de sortir le 2 octobre chez Grasset. D’où vous est venue l’idée de traiter ce sujet ?

Éliette Abecassis : J’ai eu envie d’écrire un roman sur la justice, car la justice est romanesque. Ce qui se déroule dans les procès est matière à rebondissements, à suspense, à des confrontations psychologiques qui font de la justice le lieu de l’humain par excellence.

J’ai voulu explorer une nouvelle forme romanesque à travers les différentes versions que donnent chaque personnage de la même histoire. Chacun s’adresse à la juge, et chacun exprime sa vérité. C’est un livre qui traite de la procédure dans la justice, et du drame du divorce, mais aussi à travers cette histoire, j’ai voulu parler de la vérité : qui n’est pas univoque, mais fragmentaire et toujours plurielle, comme dans les romans. J’ai désiré aussi parler du couple et de la famille.

AJ : Vous l’avez dédié au professeur Marie-Anne Frison-Roche, pourquoi ?

EA : Je l’ai dédié au professeur Marie-Anne Frison-Roche, car elle m’a transmis sa passion pour la justice. Grâce à elle, je me suis intéressée à l’univers du droit qui est pourtant très hermétique. Elle est un très grand professeur, et aussi une chercheuse qui a créé à elle seule un nouveau domaine dans le droit, celui de la Compliance.  Elle a fait sa thèse sur le contradictoire, et tout ce qu’elle dit est fascinant. De plus, en lui parlant de mon projet d’écrire un roman sur la justice, elle m’a donné des idées et m’a inspirée.

AJ : En quoi, ce roman peut-il aider à comprendre le rôle de la justice et la difficulté de juger ?

Marie-Anne Frison-Roche : Pour répondre, partons des  différents types de lecteurs qui, grâce à ce roman, si particulier, pourront mieux comprendre le monde de la justice.  En cercles concentriques. En premier cercle, il y a le grand public, qui a touché sans doute une fois dans sa vie la justice, et douloureusement, par une succession, un divorce ou une succession, la percevant alors comme une machine qui broie et qui frappe. En suivant un procès, en écoutant l’un, en lisant l’autre, le lecteur devient juge ; en étant convaincu par l’un, en préférant l’autre, le lecteur devient avocat ; en mesurant à quel point la technique juridique contraint par ses textes, ses formules et ses façons de faire et de dire, le lecteur mesure à la fois le poids du droit et l’apaisement qu’il engendre, puisque la parole en est ralentie, doit suivre les tours et détours de l’appareillage judiciaire.  En deuxième cercle, il y a ceux qui veulent entrer professionnellement dans ce monde de la justice, que sont tous les étudiants qui débutent ou poursuivent les études de droit, apprennent les textes et les jurisprudences que nous leur enseignons : ce livre donne chair, cris, douleurs et sentiments à tout cela et m ontre aussi que bien juger, c’est s’éloigner que cette fureur-là. Tous les étudiants devraient lire Divorce à la française. Et le troisième cercle, il me semble qu’il est constitué par les professionnels de la justice eux-mêmes : juges et avocats. D’être ainsi reconnus. Car il est si difficile de juger, c’est un exercice périlleux, souvent solitaire, où l’on doit rester à l’exacte distance vis-à-vis des parties, ce qui renvoie au principe d’impartialité. Pour eux, avoir un récit de chaque partie, c’est aussi écouter, c’est retrouver en un seul livre leur office même, c’est se retrouver.

AJ : Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans le processus judiciaire ?

EA : Ce qui m’a le plus marquée, c’est le récit que chacun se fait de la vérité, et la difficulté de juger. Tout autant que l’importance de juger. La justice est essentielle dans notre société, mais il n’est pas simple de la faire car comment déceler la vérité à travers tous les récits contradictoires des protagonistes ? En matière de divorce, c’est encore plus compliqué car on entend aussi les enfants, les proches, etc. Un vrai drame se joue à chaque procédure, et les rebondissements de ce drame ont des conséquences sur la vie de chacun, et sur toute la société.

AJ : En quoi le contradictoire est-il particulièrement à la recherche de la vérité ?

MAFR : C’est la distinction même entre le principe du contradictoire et les droits de la défense.  Les droits de la défense sont des prérogatives dont une personne, parce qu’elle risque une sanction (ne serait-ce que du fait qu’elle risque de ne pas gagner), est titulaire pour échapper à cette perspective qui lui est préjudiciable : elle aura ainsi le droit de mentir, le droit de se taire, etc., qui sont directement contraires à la recherche de la vérité.

Le principe du contradictoire peut croiser les droits de la défense mais renvoie à autre chose, car l’accès au dossier, le droit de savoir ce qui est reproché permet tout à la fois de se défendre et de participer au débat. Mais le principe du contradictoire demeure un mécanisme objectif et distinct de ces prérogatives de la personne menacée : c’est l’implication de chacun dans le débat, c’est-à-dire le droit mais aussi le devoir d’alimenter le débat. Le débat, par l’entrechoc des faits relatés et des preuves apportées par les uns et les autres, éclaire en lui-même. Le contradictoire est un principe de droit romain, de common law, il est le principe même de la façon de faire pour trouver une solution adéquate lorsqu’il y a plusieurs conceptions possibles (et il y a toujours plusieurs conceptions possibles).

C’est pourquoi les parties, mais aussi les tiers et le juge sont astreints par le principe du contradictoire. Par cette mise en débat des faits, du droit, des raisonnements, de l’ensemble de la situation, cet affrontement des constructions faites par les uns et les autres, le manifestement vrai ou le manifestement faux peuvent surgir, le probable, le raisonnable, etc., sont proposés au juge qui écoute et qui participe au débat.

Ainsi, oui, c’est par le contradictoire que l’on recherche la vérité : le principal bénéficiaire du débat contradictoire en est donc le juge lui-même, qui en est éclairé afin de pouvoir remplir son office : décider en jugeant, c’est-à-dire en reconstituant du mieux qu’il peut l’histoire des parties, la consistance de la situation qui lui est soumise, le sens des lois dont il doit faire usage pour trouver la solution la moins mauvaise possible.

C’est-à-dire pour bien juger.

AJ : Vous partagez toutes les deux un engagement féministe. Ce roman a-t-il un message à faire passer sur ce sujet ?

E.A. : Le féminisme est essentiel pour moi, c’est un combat que je mène depuis toujours, et je suis très engagée au sein d’associations de défense des femmes dans le cadre des violences conjugales. Les chiffres sont effrayants : 82% des décès au sein du couple sont des femmes. Parmi les femmes tuées par leur conjoint, 31% ont été victimes de violences antérieures de la part de leur compagnon.

Cependant, la femme engagée que je suis doit s’effacer devant la romancière, car le roman donne à voir et ne juge pas, même s’il peut dénoncer un fait de société très grave.

MAFR : Il me semble que ce roman n’est vraiment « contre » personne, qu’il est « pour » la protection de chacun par la justice. Les personnes les plus exposées ont l’espoir légitime que l’institution judiciaire, le juge et l’avocat, est là pour eux. Les femmes et les enfants sont encore pour l’instant souvent en situation de faiblesse. C’est pourquoi, oui, comme Eliette, je suis pour la protection des femmes et des enfants, puisqu’ayant choisi de faire du Droit plutôt qu’autre chose, je pense que le bénéfice du droit pour tous leur bénéficie plus qu’aux autres : les plus forts ont à la fois le bénéfice de leur force et le droit, les plus faibles n’ont que le bénéfice du droit. Le droit, à travers l’office du juge et de l’avocat, leur est donc plus précieux.

AJ : Un divorce n’est pas seulement violent pour les parents mais aussi pour les enfants. Vous êtes, semble-t-il, opposée à la garde alternée, pourquoi ?

EA : Dans le roman, il y a les témoignages des enfants et j’ai tenté de les faire parler, avec leurs mots à eux, dans leur ressenti, ce ressenti que l’on n’entend jamais. Car en dépit de ce que l’on dit, on n’écoute pas les enfants. Parfois aussi leur parole est influencée ou confisquée par les parents. Mais j’ai mené mon enquête, je les entendus, et en général, ils sont très malheureux de la garde alternée. Ils ont la double peine de subir le cataclysme du divorce de leurs parents, et de devoir changer de domicile toutes les semaines. Ils sont littéralement coupés en deux comme les biens, comme des choses, et de façon schizophrénique car quand on divorce, c’est en général qu’on ne s’entend pas. Ils naviguent comme des âmes en peine d’un foyer à l’autre, d’une façon de vivre à une autre, entre valeurs opposées, et entre gens qui parfois continuent leur guerre à travers eux. Dès qu’ils s’adaptent à un système, ils doivent changer de cadre. Voilà ce qu’ils disent. La garde alternée, sous couvert de l’intérêt supérieur de l’enfant, arrange en fait les parents. Tout est parfaitement égal, ils n’ont pas de culpabilité, ils sont heureux d’avoir des moments de repos et des moments d’enfants. Mais en vérité, ils ne tiendraient pas un mois si on leur imposait ce rythme fou, de changer de vie toutes les semaines.

AJ : Vous aviez déjà écrit un roman sur le divorce, mais il concernait le divorce religieux dans la religion juive…

EA : ’ai écrit un roman, intitulé « Et te voici permise à tout homme », qui racontait le combat d’une femme pour obtenir son divorce religieux. Un combat qui me tient à cœur, car le judaïsme, grâce au Talmud, a toujours su réformer ses lois lorsqu’elles n’étaient pas adaptées. Sauf celle du divorce qui est possible dans le judaïsme, mais qui dépend de l’homme. Grâce aux rabbins, cette injustice est en train d’évoluer et j’en suis très heureuse.

AJ : Au terme de cette exploration du divorce, que vous avez vécu à titre personnel mais sur lequel vous avez aussi travaillé avec des avocats et des juges pour ce roman, que pensez-vous de la justice ?

EA : Je pense qu’il est difficile de juger. Dans mon roman, le lecteur est mis en position de juger, et le juge est lecteur des récits de chacun. Les récits expriment toujours des désirs, sont des reconstitutions, les avocats pouvant parfois contribuer à ce qui s’apparente à une sorte de mise en fiction des situations passées, présentes et futures. Le conflit entre les adultes l’emporte alors sur ce pourquoi le juge est là : aider à ce que dans le futur les relations soient les meilleures possibles. Pour cela, un socle de vérité doit être préservé, y compris par les avocats. Il me semble que c’est le rôle du juge d’y veiller. C’est pourquoi dans mon roman le juge, pourtant taisant, est toujours présent. Il veille à ce que le débat ne devienne pas hystérique, force aigue de la fiction qui entrave toute résolution des problèmes familiaux. Ceux-ci sont pour ceux qui les vivent à la fois des enjeux dramatiques, complexes et éminemment humains. Cette mauvaise fiction que l’on rencontre parfois dans les prétoires peut anéantir parents et enfants.

MAFR : Encore aujourd’hui, les lignes du droit français du divorce doivent beaucoup à la conception qu’y a imprimée le doyen Carbonnier. Comme on le sait, celui-ci, à la fois professeur de droit, législateur et  sociologue, pensait que la loi doit à la fois suivre l’évolution des mœurs (qu’il faut donc connaître, mesurer, anticiper) et prétendre les infléchir car les sources de droit (législateur, juge, contractant, membre de la famille elle-même – « à chaque famille, son droit ») peuvent hiérarchiser tel ou tel intérêt, inculquer telle ou telle valeur.

C’est Carbonnier qui inspira, dans son esprit et dans sa lettre, la réforme du droit de la famille, notamment du droit du divorce (loi de 1975). Il prend comme premier critère l’intérêt de l’enfant. Cela reste le principe directeur du droit du divorce lorsqu’il est manié par un juge.

 

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