Droits de l’enfant : chronique d’actualité législative et jurisprudentielle n° 15 (6e partie)
S’il faut retenir un mot des débats publics les plus enflammés qui ont dominé la fin d’année 2017, c’est assurément celui de « consentement » : le consentement donné par l’enfant à une relation sexuelle avec un adulte peut-il être libre ? En droit civil, le consentement du mineur est aussi un grand sujet : il vient limiter le pouvoir de décision des titulaires de l’autorité parentale. Si les enjeux de la question du consentement de l’enfant diffèrent logiquement en droit pénal et en droit civil, les deux branches du droit se retrouvent sur un principe élémentaire : la capacité de consentir suppose la capacité de discerner, à laquelle certains textes font produire des effets spécifiques, dans un but de protection de l’enfant, parfois détournés par les parents…
I – La dignité de l’enfant en fin de vie
II – L’intégrité de l’enfant
A – L’intégrité corporelle de l’enfant
1 – Les vaccinations obligatoires
2 – Circoncision et intersexualité
3 – Droit d’asile et examen médical de non-excision
B – L’intégrité sexuelle de l’enfant
C – L’intégrité psychique de l’enfant
1 – L’intégrité psychique altérée : l’admission de l’enfant en établissement de santé mentale
2 – L’intégrité psychique en formation ou la question du discernement
a – L’irresponsabilité pénale de l’enfant
b – La parole de l’enfant manipulée
c – L’endoctrinement terroriste de l’enfant
III – La liberté de l’enfant
A – La détention, facteur de vulnérabilité du mineur
1 – La responsabilité de l’État à raison du suicide d’un détenu mineur
CAA Nancy, 24 oct. 2017, n° 16NC00775. Le suicide du mineur détenu, qui a donné lieu à l’action en responsabilité contre l’État, avait beaucoup ému l’opinion publique et participé d’une prise de conscience de la grande vulnérabilité des mineurs détenus1. Il fournit à la cour administrative d’appel de Nancy, dans son arrêt du 24 octobre 2017, l’occasion de revenir sur les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État en cas de suicide d’un mineur détenu, et à travers l’appréciation de la faute, sur les obligations qui pèsent sur l’administration pénitentiaire en matière de prise en charge et de surveillance des mineurs détenus.
Depuis l’arrêt Delorme2, un cadre a été posé. La responsabilité de l’État ne peut être engagée, à l’instar du régime de responsabilité en cas de suicide d’un détenu majeur3, que pour faute, et plus précisément pour faute simple. Le Conseil d’État a en effet exclu que la responsabilité de l’État puisse être engagée sans faute sur le terrain de la garde, comme c’est le cas lorsqu’un mineur est confié, dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative, à un service ou à un établissement de l’État4. Compte tenu des contraintes pesant sur le service public pénitentiaire, le commissaire du gouvernement Mattias Guyomar avait jugé inopportun de faire peser sur lui les mêmes obligations que celles qui pèsent sur les parents d’un mineur5. En revanche, il estimait dans ses conclusions que « le caractère défectueux du fonctionnement du service [doit être apprécié] en tenant expressément compte de la minorité du détenu et des conditions particulières de détention qui doivent en découler »6.
L’arrêt de la cour constitue à cet égard un bon indicateur du degré de prise en compte de la minorité dans l’appréciation de la faute. Il semble que la faute soit moins liée à un manque de considération pour la minorité du détenu qu’à un défaut général de surveillance ou de vigilance : d’une part, sur les trois textes sur lesquels la cour se fonde pour apprécier la faute, aucun ne concerne spécifiquement les mineurs détenus ; d’autre part, la cour semble davantage s’attacher à l’existence ou non d’un risque suicidaire, plutôt qu’au jeune âge. La responsabilité de l’État est appréciée au regard des obligations qui pèsent sur l’administration pénitentiaire en matière de prévention du suicide, lesquelles varient selon que le détenu mineur présente ou non un risque suicidaire. L’appréciation de la faute est alors à géométrie variable, fondée tantôt, en l’absence de risque suicidaire, sur la minorité du détenu (I), tantôt, en présence d’un risque suicidaire, sur ce risque, et non plus sur la minorité (II).
I. L’appréciation de la faute, au minimum au regard de la minorité de la personne détenue
La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 comme le Code de procédure pénale font référence à la notion de mineur détenu, et non à celle de détenu mineur7. Loin d’être anodine, cette dénomination est révélatrice de l’attention qui doit être portée à la minorité du détenu. Il doit être tenu compte, pendant toute la durée de la détention, des besoins particuliers du mineur en termes de prise en charge éducative et de sociabilité, mais aussi de sa vulnérabilité. La minorité des personnes détenues impose ainsi une adaptation du régime de détention. Le mineur détenu doit faire l’objet d’une prise en charge adaptée à son âge et à sa personnalité et d’une surveillance spécifique. Dans ces conditions, l’appréciation de la faute du service public pénitentiaire se fait au regard de ces conditions particulières de détention. Le juge du plein contentieux vérifie le respect par l’administration pénitentiaire des obligations qui pèsent sur elle, lors de l’affectation en cellule (A) comme lors de la surveillance du mineur détenu (B) et, à défaut, constate une faute de nature à engager la responsabilité de l’État.
A. L’appréciation de la faute au regard des obligations pesant sur l’administration pénitentiaire en matière d’affectation des mineurs en cellule
Les détenus mineurs constituent une population à risque, beaucoup plus sujette aux conduites à risque, aux pratiques d’automutilation et de suicide que ne le sont les détenus majeurs8. Plus vulnérables, ils vivent plus douloureusement la privation de liberté. Compte tenu de cette vulnérabilité spécifique, l’administration pénitentiaire doit veiller à une bonne prise en charge des mineurs, notamment, comme c’est le cas en l’espèce, à leur arrivée en détention – moment particulièrement critique identifié par l’épidémiologie du suicide – afin d’éviter de créer ou d’aggraver chez eux une détresse psychique.
La prise en charge individuelle des mineurs dès leur arrivée en détention est fondamentale pour cerner leur personnalité et leur fragilité. Pluridisciplinaire9, elle a pour objet d’accompagner le choc de l’incarcération, en présentant l’organisation de la détention et en faisant le point sur la personnalité et l’état de santé des mineurs arrivants. À cette occasion, est notamment renseignée la grille d’évaluation du potentiel suicidaire adaptée aux mineurs détenus10. Dans le contentieux de la responsabilité de l’État à raison du suicide d’un détenu, la jurisprudence est attentive à la réalisation des entretiens prévus, dans la mesure où ils attestent de la vigilance de l’administration pénitentiaire quant à l’identification du risque suicidaire et où ils permettent de déterminer des mesures de surveillance renforcées11. Tel était le cas dans l’espèce rapportée. En revanche, lorsque le détenu mineur n’a fait l’objet d’aucun accompagnement particulier avant son affectation en cellule et que l’administration pénitentiaire ne s’est pas informée de sa personnalité et de son état de santé, la carence fautive engage la responsabilité de l’État12.
L’affectation en cellule des mineurs détenus est également déterminante pour la prévention du suicide. Le Code de procédure pénale prévoit pour les mineurs l’encellulement individuel de nuit. Il s’agit de préserver leur intimité et de leur garantir un espace de vie individuel. À titre exceptionnel, le chef d’établissement peut décider le placement du mineur avec un codétenu mineur soit pour motif médical, soit en raison de sa personnalité. L’affectation du mineur en cellule individuelle peut relever d’une action fautive par la création ou l’aggravation de la détresse du mineur résultant de l’isolement et de la solitude. Tel n’était pas le cas en l’espèce. L’administration pénitentiaire a d’abord pris en considération l’anxiété du mineur de se retrouver seul en cellule et les recommandations d’un membre du personnel médical, en affectant le mineur avec un codétenu mineur. Saisie ensuite d’une demande du jeune détenu d’être placé en cellule avec un ami, en raison d’une mésentente avec son codétenu, elle a certes refusé l’affectation sollicitée, mais elle s’est fondée pour cela sur la personnalité violente du détenu considéré et a, là encore, mesuré les risques qu’il y avait à placer un mineur fragile et angoissé avec un codétenu violent. Malgré ce refus d’affectation, le directeur de l’établissement a enfin laissé au jeune AD le choix de l’affectation : seul en cellule ou avec le premier codétenu désigné. L’affectation du mineur seul dans une cellule ne lui a donc pas été imposée mais elle a été au contraire choisie par lui, comme la solution lui convenant le mieux.
La minorité ne semble toutefois fonder qu’à la marge l’appréciation de la faute du service public pénitentiaire. Certes le texte qui pose le principe de l’encellulement individuel des mineurs la nuit13 est spécifique aux mineurs détenus, mais il ne fait que dupliquer une règle applicable aux détenus majeurs14.
Si l’appréciation de la faute de l’administration pénitentiaire tient compte de la minorité du détenu, s’agissant de l’affectation du mineur en cellule, il en est de même s’agissant des mesures de surveillance auxquelles le mineur a été soumis.
B. L’appréciation de la faute au regard des obligations pesant sur l’administration pénitentiaire en matière de surveillance des mineurs détenus
« La mission de surveillance qui incombe à l’administration pénitentiaire doit être exercée avec une vigilance accrue à l’égard des détenus mineurs »15, compte tenu de leur particulière vulnérabilité. L’abstention fautive16 est alors caractérisée par le non-respect par l’administration pénitentiaire des obligations qui pèsent sur elle. Le Code de procédure pénale impose que « la présence de chaque détenu [quel que soit son âge, soit] contrôlée au moment du lever et du coucher, ainsi que deux fois par jour au moins à des heures variables » et que « des rondes [soient] faites après le coucher et au cours de la nuit, suivant un horaire fixé et quotidiennement modifié par le chef de détention, sous l’autorité du chef d’établissement »17. Il est en outre impératif pour l’administration pénitentiaire de tenir compte de la plus grande propension des mineurs détenus au suicide mais aussi des périodes de sur-suicidité (nuit, week-end, arrivée en détention, mise en cellule disciplinaire) et de renforcer les mesures de surveillance. En l’espèce, les mineurs détenus étaient soumis, lors de leur arrivée au centre pénitentiaire, à une surveillance spécifique la nuit, comprenant notamment des rondes supplémentaires effectuées au moins toutes les 2 heures. Le dispositif mis en place au sein de l’établissement a d’ailleurs bien été respecté la nuit où le jeune détenu s’est donné la mort, puisque sa cellule a été contrôlée trois fois en moins d’une heure (respectivement à 20 h 38, 20 h 50 et 21 h 34, heure à laquelle la pendaison a été constatée par le surveillant) et aucune faute ne peut être imputée à l’administration pénitentiaire. La jurisprudence administrative est à cet égard toujours attentive à ce que les rondes de surveillance soient réalisées aux horaires préétablis et avec toute l’attention requise. Elle reconnaît en effet comme fautifs le retard des rondes18 ou leur caractère expéditif19, dans la mesure où ils n’ont pas permis d’interrompre la préparation matérielle du geste suicidaire.
Si l’appréciation de la faute de l’administration pénitentiaire en termes de prise en charge et de surveillance du mineur prend en compte la minorité et les conditions de détention qui en découlent, elle peut toutefois être analysée au regard d’un autre angle de vue : celui du détenu arrivant ou du détenu à la personnalité fragile, lesquels sont soumis, quel que soit leur âge, à des mesures de surveillance particulières à leur arrivée en détention (accueil et prise en charge pluridisciplinaire, mesures de surveillance particulières, affectation en cellule avec un codétenu)20 et tout au long de leur incarcération. L’appréciation au regard de la minorité du détenu ne révèle donc pas une spécificité des conditions d’engagement de la responsabilité de l’État en cas de suicide.
Lorsque le mineur détenu présente un risque suicidaire, l’obligation de surveillance est renforcée et au devoir de vigilance commun à tous les mineurs détenus s’ajoute un devoir de surveillance renforcé propre aux mineurs suicidaires. Ainsi, l’appréciation de la faute se fonde résolument non plus tant sur la minorité du détenu, que sur son risque suicidaire.
II. L’appréciation de la faute, au maximum au regard du risque suicidaire du mineur détenu
Lorsqu’est identifié chez le mineur détenu un risque suicidaire, la faute est alors appréciée au regard du devoir de vigilance accrue qui s’impose à l’administration pénitentiaire. Le juge du plein contentieux apprécie le risque suicidaire (A) comme la faute (B) sans prendre en compte la minorité du détenu.
A. L’identification du risque suicidaire chez le mineur détenu
Les faits de l’espèce fournissent à la cour l’occasion de préciser la nature du risque suicidaire propre à justifier un renforcement du devoir de vigilance de l’administration pénitentiaire. Le suicide du jeune AD étant intervenu après plusieurs simulations de suicide par pendaison au passage de la ronde de surveillance aux fins notamment de pouvoir choisir son codétenu, se posait la question de l’incidence de la pratique du chantage au suicide sur le devoir de surveillance de l’administration pénitentiaire.
La cour rappelle que seul le risque suicidaire repéré chez le mineur lui-même est de nature à imposer de la part de l’administration pénitentiaire qu’elle prenne des mesures de prévention du suicide. Cette évaluation du risque suicidaire doit se faire non seulement à l’arrivée en détention mais également être actualisée tout au long de la détention21. L’administration pénitentiaire doit ainsi être vigilante en cas de comportement anormal d’un mineur détenu et le juge sera sensible à sa réactivité, lorsque la dégradation de l’état psychique est immédiatement signalée et prise en charge par un surveillant et un membre du personnel médico-psychologique22.
Si le risque suicidaire n’est pas identifié précisément chez le mineur détenu, comme c’était le cas en l’espèce, il ne peut pas l’être à partir d’un contexte de chantage au suicide, où le risque suicidaire serait comme dilué, impersonnel. Pour la cour, tant qu’il n’éveille pas chez le détenu considéré des tendances suicidaires, le chantage au suicide ne peut justifier des mesures de surveillance particulières. Cette solution se comprend parfaitement : un tel chantage ne peut conduire à exiger de l’administration pénitentiaire un renforcement général des mesures de surveillance à l’égard de tous les détenus du quartier des mineurs, en l’absence de risque suicidaire identifié chez eux, d’abord parce que ce régime de surveillance renforcé serait probablement techniquement irréalisable compte tenu des moyens en personnel dont l’Administration dispose, ensuite parce que, par son effet oppressant, il pourrait avoir l’effet inverse de celui recherché et générer un sentiment d’angoisse chez les mineurs détenus.
Cette pratique du chantage au suicide en cours dans le quartier des mineurs permet pourtant d’éclairer différemment le passage à l’acte suicidaire du mineur détenu, dont la Cour ne cesse d’ailleurs de rappeler l’absence de tendances suicidaires. On constate en effet une grande proximité entre la situation du jeune AD et celles des autres mineurs ayant simulé un suicide : une proximité temporelle d’abord puisque le suicide est survenu le 6 octobre 2008, soit quelques jours à peine après les simulations de suicide intervenues les 1er, 4 et 5 octobre ; une proximité géographique ensuite, la pratique du chantage s’étant déployée dans le quartier pour mineurs, dans lequel les mineurs se connaissent et échangent (le jeune AD, certes incarcéré au quartier des mineurs depuis le 2 octobre, y avait déjà été détenu de fin juillet à fin août) ; une proximité personnelle enfin, dès lors que le mineur avait demandé quelques heures avant son suicide à être placé en cellule avec un détenu avec lequel il entretenait des liens d’amitié, revendication à l’origine des chantages au suicide. Dans ces conditions, on peut raisonnablement envisager l’hypothèse que le mineur détenu n’entendait pas se suicider mais seulement se prêter, à l’instar de trois autres mineurs, à une simulation de suicide par pendaison, laquelle a malheureusement conduit à sa mort.
S’agissant de mineurs détenus, dont la vulnérabilité en détention est maximale, il est alors regrettable d’occulter une réalité médico-psychologique : toute tentative de suicide, qu’elle traduise un chantage en vue d’obtenir satisfaction à des demandes individuelles ou une réelle volonté de se donner la mort, a assurément un effet désinhibiteur : le passage à l’acte est banalisé, dédramatisé et peut apparaître, par l’effet d’une « contamination psychique »23, comme une solution, à un âge où « le recours à l’agir »24 occupe une place importante.
Dès lors qu’est caractérisé le risque suicidaire, et a fortiori lorsque le suicide intervient, l’administration pénitentiaire est tenue à un devoir de vigilance renforcé.
B. L’appréciation de la faute au regard du devoir de vigilance accru, du risque suicidaire à sa réalisation
Paradoxalement, le caractère suicidaire du détenu l’emporte sur la considération de l’âge : alors que la mission de surveillance pour les mineurs est plus importante que celle pour les majeurs, elle est la même à l’égard des détenus suicidaires, qu’ils soient mineurs ou majeurs.
Lorsque le mineur présente un risque suicidaire, l’administration pénitentiaire doit prendre les mesures particulières de prévention du suicide. Elle n’est cependant pas tenue à une obligation de résultat25 et, comme l’a énoncé récemment le Conseil d’État, une faute ne peut « être retenue qu’à la condition que l’Administration n’ait pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l’intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide »26. Ces mesures déterminées par les tendances suicidaires du détenu sont les mêmes pour les mineurs comme pour les majeurs. Le défaut de vigilance est de nature à engager la responsabilité de l’État en cas de suicide, dans la mesure où il permet la réalisation du geste suicidaire.
L’administration pénitentiaire est d’abord tenue de placer le mineur dans une cellule avec un codétenu27, comme elle aurait dû également le faire pour un détenu majeur28. Le maintien d’un détenu dans une cellule individuelle en dépit du risque suicidaire constitue donc une faute29, sauf s’il était prévu qu’un codétenu le rejoindrait dans sa cellule plus tard dans la journée et s’il semblait apaisé30. Il est à noter que le placement en cellule avec un codétenu ne suffit pas nécessairement à écarter toute faute en cas de suicide : encore faut-il également que l’administration pénitentiaire ait procédé à des rondes de surveillance suffisantes et à la confiscation des moyens permettant la réalisation du suicide31. En l’espèce, aucun risque suicidaire n’ayant été décelé, l’administration pénitentiaire n’était pas tenue de placer le jeune AD dans une cellule avec un codétenu.
L’administration pénitentiaire doit également renforcer les mesures de surveillance à l’égard du mineur détenu présentant un risque suicidaire, comme elle y est tenue à l’égard des détenus majeurs présentant le même risque. La cour écarte ici le moyen tiré du défaut de mesures de surveillance spécifiques : en l’absence de risque suicidaire identifié chez le jeune AD, l’administration pénitentiaire n’avait pas à mettre en place des mesures de surveillance renforcées32, pas plus qu’elle n’avait à procéder à la confiscation d’objets potentiellement dangereux33. Le personnel de surveillance doit par ailleurs rapidement aller voir le détenu – mineur comme majeur – signalé comme fragile et au comportement anormal, dont les cris et appels laissent présager une grave détresse de nature à précipiter le passage à l’acte34. Le personnel pénitentiaire doit également réagir rapidement aux alertes données par les mineurs détenus occupant les cellules adjacentes, inquiets du silence gardé par le détenu à leurs appels. En l’espèce, rien n’établit qu’une telle alerte ait été donnée par des cris ou par l’usage des interphones placés dans les cellules. Aucune faute ne peut donc être relevée à l’encontre de l’administration pénitentiaire.
Lorsqu’un mineur détenu se suicide, la postvention de l’administration pénitentiaire doit être rapide et efficace. La responsabilité de l’État peut ainsi être engagée à raison la tardiveté des secours.
Lorsque le suicide a été constaté par le personnel pénitentiaire, celui-ci constituant par lui-même un péril imminent, les agents sont évidemment tenus d’entrer dans la cellule, pour porter secours au mineur. La responsabilité de l’État a déjà été engagée en raison d’une carence fautive des surveillants qui, après avoir constaté de nuit la pendaison d’un mineur détenu, ne sont pas entrés dans la cellule avant l’arrivée des secours et se sont abstenus d’aider le codétenu mineur qui le soutenait, et ce en dépit du fait que le mineur était alors encore en vie35. L’intervention doit être également rapide, pour maximiser l’efficacité des secours. Dans la journée, l’intervention rapide ne pose pas de difficulté, dès lors que le surveillant est autorisé à pénétrer seul dans la cellule. En revanche, lorsque le suicide intervient de nuit, ce qui se produit dans l’immense majorité des cas, l’entrée dans la cellule ne peut se faire immédiatement. Le Code de procédure pénale, pour garantir à la fois la sécurité des personnels et l’intimité des personnes détenues, n’autorise en effet les agents à pénétrer de nuit dans une cellule, qu’elle soit occupée par un mineur ou par un majeur, qu’en présence de raisons graves ou de péril imminent, et seulement lorsqu’ils sont au moins au nombre de deux et accompagnés d’un gradé s’il y en a un en service de nuit. À partir de la constatation du suicide, s’écoulent donc de précieuses minutes – souvent fatales, pendant lesquelles les agents préviennent les secours et se rendent sur place, équipés du matériel de premiers secours. Ceci explique que le délai de 9 minutes qui s’est écoulé entre la constatation de la pendaison et l’ouverture de la cellule ne soit pas jugé excessif par la cour.
Enfin, pour se prononcer sur la responsabilité de l’État en cas de suicide d’une personne détenue, la jurisprudence tient compte de l’état de santé de la personne au moment de sa découverte : il s’agit alors d’identifier si le décès est imputable à l’éventuel retard dans l’intervention du personnel pénitentiaire. Le lien de causalité sera retenu si le détenu était encore en vie au moment de la découverte de son geste suicidaire36, alors qu’il sera écarté si sa mort, survenue plusieurs heures avant, a été instantanée37. Encore faut-il que l’heure à laquelle le suicide est intervenu puisse être déterminée avec certitude. Ce qui n’était pas le cas en l’espèce, où rien n’indique que le jeune était encore secourable.
Tantôt prise en compte, tantôt occultée par le risque suicidaire pour apprécier la faute du service public pénitentiaire, la minorité ne semble pas être déterminante au titre des conditions d’engagement de la responsabilité de l’État à raison du suicide d’un mineur détenu. Les fautes de nature à engager la responsabilité de l’État sont les mêmes en cas de suicide d’un détenu mineur ou majeur. Peu importent en définitive la minorité du détenu et les conditions particulières de détention qui en découlent. Car le défaut de surveillance ou de vigilance s’apprécie fondamentalement au regard de la vulnérabilité de la personne détenue, dont avait connaissance l’administration pénitentiaire, que cette vulnérabilité soit liée à l’âge, à l’arrivée en détention, à des facteurs familiaux, sociaux ou économiques, à des troubles psychiatriques ou encore à la situation judiciaire et pénitentiaire de la personne détenue.
Anne JENNEQUIN
2 – La responsabilité de l’État en raison des violences commises par un détenu mineur
CAA Versailles, 23 mai 2017, n° 16VE00265. La cour administrative d’appel de Versailles a rendu un arrêt le 23 mai 2017 qui vient apporter un raisonnement plutôt iconoclaste concernant le régime lié à l’engagement de la responsabilité de l’administration pénitentiaire pour les dommages causés par les mineurs délinquants entre eux. En l’espèce, un mineur détenu a agressé avec une lame de rasoir un codétenu au visage, mineur également, au sein du centre de jeunes détenus (CJD) de Fleury-Mérogis.
Le fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions (FGVTI), subrogé dans les droits de la victime, a saisi le tribunal administratif de Versailles, afin d’obtenir la condamnation de l’État au remboursement des sommes versées en réparation du dommage subi. Le tribunal, par un jugement rendu le 11 décembre 2015 a débouté le FGVTI de sa demande. En effet, il considère in concreto que la responsabilité de l’administration pénitentiaire ne saurait être recherchée en l’absence de faute. En effet, l’autorité pénitentiaire n’a pas observé une mésentente entre les deux mineurs qui l’aurait conduite, dans le cas contraire, à mettre en œuvre des mesures de surveillance particulières. Le caractère prévisible de l’agression ne pouvait pas être retenu. Le tribunal relève en plus, lors de son analyse des faits, qu’aucun défaut de vigilance du personnel pénitentiaire, aucun défaut de surveillance, ni aucun défaut d’organisation du service ne sont constatés puisque le personnel pénitentiaire est intervenu rapidement pour porter secours à la victime et que la fouille systématique des détenus mineurs à l’entrée de la salle de classe, lieu de l’agression, n’est pas prévue par la réglementation pénitentiaire.
La cour administrative d’appel a annulé ce jugement en adoptant un raisonnement particulièrement libéral pour le champ pénitentiaire en le rapprochant, strictement en ce qui concerne les mineurs détenus, du régime de responsabilité appliqué pour les services de l’aide sociale à l’enfance ou encore celui de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) en cas de dommages causés par les mineurs accueillis au titre d’une mesure d’assistance éducative ou d’un placement ordonné au titre de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante.
L’assouplissement des règles d’engagement de la responsabilité administrative
Dans la décision rendue le 27 novembre 195238, le tribunal des conflits juge que la compétence judiciaire concerne les litiges relatifs à « l’exercice de la fonction juridictionnelle » et que les litiges portant sur « l’organisation du service public de la justice » relèvent de la juridiction administrative. Plus tard, la décision Dame Veuve Fargeaud d’Epied du 22 février 196039 permet au tribunal des conflits de préciser que les affaires portant sur la nature et les limites de la peine infligée par une juridiction judiciaire relèvent des seules juridictions judiciaires et que les litiges intéressant « le fonctionnement administratif du service pénitentiaire » reviennent au juge administratif.
L’explicitation de la répartition des compétences juridictionnelles s’est accompagnée d’un contrôle plutôt restreint de la part du juge administratif sur les activités pénitentiaires.
Mais, c’est à l’appui du célèbre arrêt Marie rendu en 199540, que le Conseil d’État s’autorise à contrôler la légalité des sanctions disciplinaires prononcées par le service public pénitentiaire, considérant de manière novatrice qu’elles font grief. Depuis l’arrêt Marie, le contrôle du juge porte l’idée d’introduire davantage de légalité dans les décisions prises par l’administration pénitentiaire et d’édifier, par la même occasion, une jurisprudence plus protectrice des usagers qui se déployait jusqu’alors de manière très ponctuelle41. Pour reprendre la formule de Jean Favard, le développement de ce contrôle a permis de passer peu à peu du « détenu sujet » au « détenu citoyen »42.
1995 est donc l’année à partir de laquelle a eu lieu le début du recul des mesures d’ordre intérieur, insusceptibles de recours, qui étaient particulièrement répandues dans le fonctionnement pénitentiaire, comme dans la plupart des institutions disciplinaires.
Ainsi, depuis une vingtaine d’années, les mesures d’ordre intérieur ne cessent de reculer, venant confirmer le contrôle assumé du juge administratif sur ce service public. Sa fréquence, complétée par son caractère tout à fait assumé, permet de parler d’« une banalisation du contrôle en matière pénitentiaire »43, qui participe à la préservation des droits fondamentaux des personnes privées de liberté.
D’autre part, l’extension du contrôle du juge administratif sur le fonctionnement du service pénitentiaire, via la réduction des mesures d’ordre intérieur, s’est accompagnée d’un assouplissement du régime juridique d’engagement de la responsabilité administrative en cas de dommages subis par les détenus.
En effet, l’institution pénitentiaire met en œuvre des missions de service public particulièrement délicates et traditionnellement cristallisées à travers le milieu fermé.
Dans ce cadre, la gravité et la complexité attachées à la nature des missions de sécurité44 a justifié pendant longtemps le maintien d’un régime de responsabilité administrative très strict, fondé d’abord sur « la faute manifeste et d’une particulière gravité45 », puis sur la faute lourde46.
L’exigence d’une faute lourde a subsisté pendant longtemps pour les activités pénitentiaires alors qu’un recul de la faute lourde était déjà à l’œuvre pour d’autres domaines comportant également des missions d’une particulière difficulté47.
Si la spécificité des missions mises en œuvre par l’administration pénitentiaire n’est pas omise, le juge administratif a finalement abandonné la faute lourde48 pour exiger la preuve d’une faute simple, y compris en matière de suicide d’un détenu49. Mais les victimes ne sont pas exonérées d’établir l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur du dommage et le préjudice subi.
Il n’empêche que le juge administratif tend à se montrer plus sensible à leur égard, en facilitant la réparation des dommages, dans un contexte lié à une certaine « normalisation » de ce service public, resté longtemps aux frontières de la légalité. Cette notion domine à présent l’argumentation prétorienne puisque, de façon pragmatique, le juge administratif veille à apprécier la faute commise au regard du bon fonctionnement du service public. Il engage donc sa jurisprudence sur un axe « macro », plus global, qui tient compte des particularités attachées à ces usagers forcés du service public pour lesquels la privation de liberté entraîne inévitablement un lien de dépendance à l’égard de l’administration pénitentiaire. Le juge administratif conserve sa volonté de qualifier les dysfonctionnements ayant causé un préjudice au regard des caractéristiques de l’action pénitentiaire, ce qui distingue cette jurisprudence de celle qui porte sur le régime de responsabilité appliqué pour la prise en charge des mineurs délinquants par la PJJ en particulier.
Ces évolutions générales visant un assouplissement des règles d’engagement de la responsabilité des services pénitentiaires profitent naturellement aux dommages subis par les mineurs détenus, bien que le FGVIAT soit souvent le demandeur dans les contentieux liés aux atteintes aux personnes. En effet, c’est sur ce terrain qui concerne l’arrêt commenté que l’opposition entre le tribunal administratif et la cour administrative d’appel est particulièrement visible.
La prévisibilité de l’acte préjudiciable
Soucieux de ne pas faire peser un poids considérable sur le service public pénitentiaire, le tribunal administratif se réfère, pour rejeter la requête du FGVTI, à la notion de prévisibilité de l’acte préjudiciable, caractère qui exige l’adoption par l’administration pénitentiaire de mesures particulières et de précautions adaptées pour ne pas voir sa responsabilité éventuellement engagée.
Considérant que la mésentente entre les deux mineurs n’était pas connue du personnel pénitentiaire, l’administration pénitentiaire ne pouvait pas deviner qu’un acte dommageable surviendrait. L’impossible projection, liée à l’absence d’informations, conforte, pour le tribunal, l’imprévisibilité de l’agression.
La notion de prévisibilité dans l’appréciation de la faute se retrouve surtout dans les litiges portant sur les suicides de détenus50.
Dans un arrêt rendu le 28 décembre 201751, le Conseil d’État reconnaît le principe de l’engagement de la responsabilité de l’administration pénitentiaire en cas de fautes telles qu’un « défaut de surveillance ou de vigilance », à la condition « qu’il résulte de l’instruction que l’Administration n’a pas pris, compte tenu des informations dont elle disposait, en particulier sur les antécédents de l’intéressé, son comportement et son état de santé, les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre de sa part pour prévenir le suicide ».
Autrement dit, le Conseil d’État considère, à juste titre, qu’on ne saurait exiger de l’administration pénitentiaire l’impossible, à savoir deviner pour l’avenir les actes suicidaires des détenus ne présentant aucune intention dans ce sens effectivement identifiée. Si rien ne laisse présager un tel geste, on ne peut lui reprocher de ne pas avoir mis en place des mesures de prévention.
Naturellement, il en va autrement de la situation dans laquelle l’administration pénitentiaire a connaissance des risques de suicide d’un détenu et ne prend aucune mesure de surveillance et de prévention, y compris en cas de dysfonctionnements dans la collaboration entre ses services et les services médicaux. Dans ces circonstances, la France s’est vue récemment condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme52.
De façon surprenante, la cour administrative d’appel de Versailles annule le jugement rendu par le tribunal administratif en se fondant sur un fondement répandu pour les contentieux impliquant les mineurs vulnérables objets d’un placement : la garde.
Ce choix prétorien, s’il est confirmé par la haute juridiction, viendrait alors accréditer l’idée d’un assouplissement des règles d’engagement de la responsabilité du service public pénitentiaire en ce qui concerne les mineurs.
La garde comme fondement classique de l’engagement de la responsabilité administrative du fait de mineurs vulnérables
Empruntée à la Cour de cassation depuis l’arrrêt Blieck53, la notion de garde, rattachée aux articles 375 et suivants du Code civil, trouve sa place dans la jurisprudence administrative.
En cas de placement ordonné par le juge des enfants, la garde, définie comme la mission pour une autorité publique « d’organiser, diriger et contrôler le mode de vie du mineur », est susceptible d’engager la responsabilité sans faute de ladite autorité. Le domaine de prédilection de la garde concerne les mineurs en danger et pupilles de l’État quand ils causent un dommage à autrui au cours de leurs placements assurés ou supervisés par les services de l’aide sociale à l’enfance (ASE) du département.
L’arrêt commenté ici s’inscrit directement dans la lignée de celui qui a été rendu par le Conseil d’État le 11 février 200554. Cet arrêt connu sous le nom GIE Axa Courtage retient la responsabilité sans faute de l’autorité gardienne pour les dommages causés par un mineur confié au titre de l’assistance éducative, dans la mesure où la décision de placement procède à un transfert à l’autorité gardienne de la mission d’organiser, diriger et contrôler le mode de vie du mineur. Plusieurs arrêts confirment ce raisonnement55 concernant les mineurs en danger.
Soucieux d’harmoniser les règles de la responsabilité découlant de faits commis par des mineurs, le juge administratif a étendu cette solution à une autre catégorie de mineurs, ceux qui sont placés par décision judiciaire au titre de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante. Cette stratégie permet d’atténuer la distinction, régulièrement critiquée, entre mineurs délinquants et mineurs en danger et soumet la PJJ à un régime de responsabilité sans faute, sous le fondement de la garde56.
D’ailleurs, le risque spécial, découlant de l’arrêt Thouzellier57 rendu en 1956, est le fondement régulièrement retenu pour rechercher la responsabilité sans faute de l’État au titre des services de la PJJ.
Le risque spécial est un fondement qui peut être retenu à partir du moment où la victime du mineur est tiers du service public. La justification de cette condition est liée à l’emploi de méthodes libérales pour le redressement pénal des mineurs délinquants qui créent un risque anormal pour la société civile58.
Ainsi, le Conseil d’État se refuse à appliquer le fondement du risque spécial pour retenir la responsabilité de l’autorité gardienne en cas de dommages causés entre mineurs pris en charge. Dans un arrêt rendu le 13 novembre 200959, il considère que la garde, comme fondement d’engagement de la responsabilité sans faute de l’État, est retenue pour les usagers du service public de la justice. Il retient que « la décision par laquelle une juridiction des mineurs confie la garde d’un mineur (…) transfère à la personne qui en est chargée la responsabilité d’organiser, diriger et contrôler la vie du mineur ; qu’en raison des pouvoirs dont elle se trouve ainsi investie lorsque le mineur lui a été confié, sa responsabilité peut être engagée, même sans faute, pour les dommages causés aux tiers par ce mineur ». L’autorité gardienne endosse donc le même habillage juridique que les représentants légaux en termes de responsabilité civile.
Cette position a été confirmée dans un arrêt rendu le 17 décembre 2010 par lequel le Conseil d’État rejette le pourvoi formé par le FGVTI puisque les usagers « ne se trouvent pas, face à un tel risque, dans une situation comparable à celle des tiers ». Autrement dit, il existe une acceptation tacite des risques par le mineur liés à la promiscuité avec d’autres délinquants. La garde trouve alors à s’appliquer à défaut du risque spécial pour les dommages causés entre usagers60.
La garde comme fondement nouveau pour l’engagement de la responsabilité des services pénitentiaires
Terrain privilégié de la responsabilité pour faute, le contentieux pénitentiaire échappe en principe à l’application d’un régime de responsabilité sans faute lié à la garde des mineurs. En cela, l’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Versailles présente une certaine originalité. De surcroît, la cour applique au contentieux pénitentiaire une solution similaire à celle retenue par le Conseil d’État, dans un arrêt du 1er février 200661 qui, pour la première fois, ajoute le fondement de la garde à celui du risque spécial pour retenir la responsabilité sans faute de l’État au titre des services de la PJJ pour des dommages causés par les mineurs délinquants. Ainsi, le Conseil d’État avait étendu la solution de l’arrêt GIE Axa Courtage aux mineurs délinquants, permettant aujourd’hui de retenir la garde ou le risque spécial comme fondement possible de la responsabilité sans faute de l’État dans ce contentieux spécifique.
La cour administrative d’appel de Versailles a choisi une solution qui est le miroir des analyses prétoriennes en matière de dommages causés par des mineurs auprès des services de l’aide sociale à l’enfance ou de la PJJ. Cela revient alors à considérer l’administration pénitentiaire comme gardienne des mineurs détenus de la même façon que l’ASE ou la PJJ qui tirent le transfert de la garde depuis les représentants légaux des mineurs62.
Alexandre Lombard, rapporteur public dans l’arrêt commenté, invite d’ailleurs la cour à la prudence quant à la tentation d’assimiler la responsabilité de l’administration pénitentiaire au régime de responsabilité sans faute. Il revient, à juste titre, sur la nature particulière des missions de cette administration, en considérant que « les exigences et contraintes propres à ce service public, même s’agissant de mineurs et même si les évolutions de la jurisprudence ont consacré l’abandon du régime initial de responsabilité pour faute lourde de l’administration pénitentiaire63 » rendent le fondement de la garde incertain64.
Le rapporteur se prononce pour le maintien d’une responsabilité pour faute simple qui reposerait sur le défaut de surveillance, étant donné qu’il « a permis à l’agresseur de se procurer la lame, lame qui a été utilisée dans la foulée de son obtention, dès que l’occasion a été donnée de l’agression ».
Pour autant, la cour ne s’est pas laissée convaincre par l’argumentation du rapporteur public puisqu’elle énonce que « l’incarcération d’un mineur en maison d’arrêt transfère de ses parents ou tuteurs au service public pénitentiaire la responsabilité d’organiser, diriger et contrôler la vie de ce mineur ».
Si cette solution est confirmée par le Conseil d’État, l’administration pénitentiaire pourrait voir, pour la détention des mineurs, sa responsabilité sans faute engagée sur le fondement de la garde, ce qui viendrait réduire de manière considérable le poids sécuritaire de ses missions qui lui ont traditionnellement réservé une attitude indulgente du juge administratif. Ce serait alors le terrain propice à « une nouvelle manifestation du souci contemporain de faciliter l’indemnisation des victimes »65.
Nadia BEDDIAR
B – La privation de liberté des mineurs en question
(À suivre)
Notes de bas de pages
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1.
Troisième suicide de mineur en détention au cours de l’année 2008 qui connaît par ailleurs une vague de suicides chez les majeurs (115 suicides), il a indirectement contribué au renforcement du dispositif de lutte contre le suicide des mineurs détenus. Quelques semaines plus tard, une grille d’évaluation du potentiel suicidaire des mineurs détenus était transmise aux directeurs d’établissements pour application dans les quartiers pour mineurs et les établissements pour mineurs à partir du 1er novembre 2008 (note DAP-PJJ du 23 oct. 2008, relative à l’utilisation de la nouvelle grille d’évaluation du potentiel suicidaire adaptée aux mineurs détenus : le groupe de travail ayant élaboré la nouvelle grille a toutefois été constitué en juin 2008, donc plusieurs mois avant le suicide du jeune détenu). Le 3 novembre de la même année, la ministre de la Justice mettait en place un groupe de travail chargé, sous la direction du docteur Louis Albrand, d’évaluer le dispositif existant de lutte contre le suicide et de faire des propositions concrètes pour le rendre plus efficace (Lettre de mission in Albrand L., « La prévention du suicide en milieu carcéral », 2009, rapport au garde des Sceaux). Les vingt propositions formulées par le rapport Albrand, certaines concernant tous les détenus majeurs comme mineurs, d’autres visant spécifiquement les détenus mineurs, ont été en partie reprises dans le plan d’action de 2009 relatif à la prévention du suicide des personnes détenues (note de service du garde des Sceaux du 15 juin 2009, annexée à la circulaire du garde des Sceaux du 2 août 2011 relative à l’échange d’informations entre les services relevant du ministère de la Justice et des Libertés visant à la prévention du suicide en milieu carcéral, BOMJL n° 2011-08 du 31 août 2011).
-
2.
CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Delorme : Lebon T. ; AJDA 2007, p. 2094, note Arbousset H. ; D. 2008, p. 1015, obs. Céré J.-P., Herzog-Evans M. et Péchillon E. ; RSC 2008, p. 404, chron. Poncela P.
-
3.
CE, 23 mai 2003, n° 244663, Chabba : Lebon, p. 240 ; AJDA 2004, p. 157, note Albert N. ; JCP 2003, p. 1751, note Moreau J.
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4.
CE, sect., 11 févr. 2005, n° 252169, GIE Axa Courtage : Lebon, p. 45, concl. Devys C. ; AJDA 2005, p. 663, chron. Landais C. et Lenica F. ; D. 2005, p. 1762, note Lemaire F. ; AJ pénal 2005, p. 198, obs. Enderlin C.-S. ; RFDA 2005, p. 595, concl. Devys C., et 602, note Bon P.
-
5.
CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Delorme : Guyomar M., « L’État est condamné à raison du suicide d’un détenu mineur », LPA 9 oct. 2007, p. 14.
-
6.
Ibid.
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7.
Sauf dans le titre de la section 4, du chapitre XI, du titre II, du livre V de la partie réglementaire du Code de procédure pénale : « Des détenus mineurs ».
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8.
Albrand L., « La prévention du suicide en milieu carcéral », rapport préc. ; Mendes J.-E., « Rapport du rapporteur spécial sur la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants (enfants privés de liberté) », 5 mars 2015, Conseil des droits de l’Homme des Nations unies ; Comité pour la prévention de la torture, « Les mineurs privés de liberté en vertu de la législation pénale », in 24e rapport général, 2015 ; Association pour la prévention de la torture, « Répondre aux situations de vulnérabilité des enfants en détention », Symposium Gautier J.-P. pour les mécanismes nationaux de prévention, Rapport final, 2014.
-
9.
Les mineurs détenus rencontrent dès les tous premiers jours des personnels de l’administration pénitentiaire, un éducateur de la PJJ, un membre de l’Éducation nationale et des personnels de l’unité sanitaire.
-
10.
Celle-ci est depuis 2009 spécifique aux mineurs détenus (note DAP-PJJ du 23 oct. 2008, préc.).
-
11.
À propos de détenus majeurs : CE, 24 avr. 2012, n° 342104 : Lebon ; AJDA 2012, p. 1665, étude Belrhali-Bernard H. ; JCP A 2012, n° 2304, note Arbousset H. – CE, 5 déc. 2011, n° 331358.
-
12.
CAA Nantes, 24 déc. 2008, n° 08NT01669.
-
13.
CPP, art. R. 57-9-14 dans sa version alors applicable, aujourd’hui article 54 de l’annexe à CPP, art. 57-6-18 issu du D. n° 2015-1486, 16 nov. 2015, relatif aux dispositions du règlement intérieur type spécifique aux établissements accueillant des personnes détenues mineures, JORF n° 0267, 18 nov. 2015, p. 21463.
-
14.
CPP, art. 716 et CPP, art. 717-2 prévoient ainsi respectivement que « les personnes mises en examen, prévenus et accusés soumis à la détention provisoire sont placés en cellule individuelle » et que « les condamnés sont soumis dans les maisons d’arrêt à l’emprisonnement individuel du jour et de nuit, et dans les établissements pour peines, à l’isolement de nuit seulement ».
-
15.
Guyomar M., « L’État est condamné à raison du suicide d’un détenu mineur », LPA 9 oct. 2007, p. 14.
-
16.
Albert N., « L’abandon de l’exigence d’une faute lourde pour engager la responsabilité de l’administration pénitentiaire », AJDA 2004, p. 157.
-
17.
Respectivement CPP, art. D. 271 et CPP, art. D. 272.
-
18.
CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Delorme.
-
19.
CAA Nantes, 24 déc. 2008, n° 08NT01669.
-
20.
A ainsi été mis en place un label « circuit arrivant » dans les établissements pénitentiaires, pour valoriser le respect d’un certain nombre de règles pénitentiaires européennes en matière d’accueil des personnes détenues arrivantes, qu’elles soient majeures ou mineures.
-
21.
Le logiciel Genesis (traitement de données à caractère personnel relatives à la gestion nationale des personnes détenues en établissement pénitentiaire), créé par le D. n° 2014-558, 30 mai 2014 (JORF n° 0125, 31 mai 2014, p. 9066), permet d’enregistrer toutes les données concernant le risque de suicide de la personne mineure détenue (facteurs familiaux, sociaux et économiques, facteurs liés à la situation judiciaire et pénitentiaire, etc.).
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22.
À propos d’un détenu majeur : CE, 28 déc. 2017, n° 400560 : AJ pénal 2018, p. 163, obs. Céré J.-P. ; Dr. adm. n° 3, mars 2018, comm. Arbousset H. – CE, 31 mars 2008, n° 291342, ministre de la Justice c/ Seigner : RSC 2009, p. 431, chron. Poncela P.
-
23.
Note de service du garde des Sceaux du 15 juin 2009 relative à la prévention du suicide des personnes détenues, préc.
-
24.
Albrand L., « La prévention du suicide en milieu carcéral », 2009, rapport au garde des Sceaux.
-
25.
Arbousset H., « Suicide d’un détenu et responsabilité pour faute de l’État : “ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement” », Dr. adm. n° 3, mars 2018, comm. 16.
-
26.
CE, 28 déc. 2017, n° 400560.
-
27.
Obligation posée dans sa version en vigueur par l’article 54 de l’annexe à CPP, art. 57-6-18.
-
28.
CPP, art. 716 et CPP, art. 717-2 : il est fait exception à l’encellulement individuel des détenus majeurs « si leur personnalité justifie, dans leur intérêt, qu’ils ne soient pas seuls ».
-
29.
CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Delorme.
-
30.
CE, 28 déc. 2017, n° 400560.
-
31.
CAA Nancy, 17 mars 2005, n° 00NCNN415, Tahar Sidhoum : LPA 23 mai 2006, p. 6, note Combeau P. : le fait de laisser la ceinture du codétenu dans la cellule et donc à la disposition du mineur aux tendances suicidaires est constitutif d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’État ; CE, 31 mars 2008, n° 291342, ministre de la Justice c/ Seigner : RSC 2009, p. 431, chron. Poncela P. : responsabilité de l’État engagée pour le suicide d’un détenu majeur qui, bien que placé en cellule avec un codétenu, avait conservé sur lui une forte dose d’antidépresseurs, avec laquelle il avait pu se suicider.
-
32.
CE, 24 avr. 2012, n° 342104 et CAA Bordeaux, 31 janv. 2017, n° 15BX03727.
-
33.
CAA Bordeaux, 31 janv. 2017, n° 15BX03727.
-
34.
CE, 4 mars 2009, n° 293160, garde des Sceaux : un délai de 9 à 13 minutes mis pour se rendre à la cellule après avoir entendu les cris d’un détenu majeur, alors que le surveillant en service ne justifiait d’aucun empêchement ni d’aucune difficulté particulière dans l’exercice de son activité au moment des faits, a ainsi été considéré comme fautif.
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35.
CAA Nancy, 17 mars 2005, n° 00NCNN415.
-
36.
Ibid.
-
37.
CE, 9 juill. 2007, n° 281205, Delorme.
-
38.
T. confl., 27 nov. 1952, n° 01420, Préfet de Guyane : Lebon, p. 642 ; JCP G 1953, II 7598, note Vedel G.
-
39.
T. confl., 22 févr. 1960, Dame Veuve Fargeaud d’Epied : Lebon, p. 855 ; AJDA 1960, p. 147 ; RDP 1960, p. 837.
-
40.
CE, ass., 17 févr. 1995, n° 97754, Marie, L.
-
41.
CE, 12 mars 1980, n° 12572, Centre hospitalier spécialisé de Sarreguemines, sur le secret de la correspondance entre un avocat et un détenu.
-
42.
Favard J., « Le détenu citoyen », in Colin M. et Couvrat P. (dir.), Justice et psychiatrie, 1993, Association d’études et de recherches de l’école nationale de la magistrature, p. 123-130.
-
43.
Conseil d’État, Le juge administratif et l’administration pénitentiaire, dossier thématique, mise à jour avril 2017, p. 9.
-
44.
Péchillon E., Sécurité et droit du service public pénitentiaire, t. 204, 1998, LGDJ.
-
45.
Conseil d’État, Le juge administratif et l’administration pénitentiaire, dossier thématique, mise à jour avril 2017, p. 9.
-
46.
CE, 3 oct. 1958, n° 34789, Rakotoarinovy.
-
47.
Courtin C., « Responsabilité de l’État et contentieux de l’exécution des peines », LPA 12 juill. 2007, p. 34.
-
48.
Pour une confirmation de l’abandon de la faute lourde, v. not. CE, sect., 17 déc. 2002, n° 292088, ministre de la Justice c/ Zaouiya : AJDA 2009, p. 432, concl. de Silva I/ ; JCP G 2009, II 10049, comm. Merenne S.
-
49.
CE, 23 mai 2003, n° 244663, Chabba ; JCP A 2003, II 1751, note Moreau J., AJDA 2004, p. 157, note Albert N.
-
50.
V. CE, 23 mai 2003, n° 244663, Chabba : JCP A 2003, II 1751, note Moreau J. ; AJDA 2004, p. 157, note Albert N. Le revirement de jurisprudence opéré par le Conseil d’État confirme l’exigence de la preuve d’une faute simple.
-
51.
CE, 28 déc. 2017, n° 400560.
-
52.
CEDH, 4 févr. 2016, n° 58828/13, Isenc c/ France.
-
53.
Cass. ass. plén., 29 mars 1991, n° 89-15231. Au sujet d’un incendie causé par une personne souffrant de troubles mentaux accueillie dans un institut spécialisé, « l’association avait accepté la charge d’organiser et de contrôler, à titre permanent, le mode de vie de ce handicapé, la cour d’appel a décidé, à bon droit, qu’elle devait répondre de celui-ci au sens de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil, et qu’elle était tenue de réparer les dommages qu’il avait causés ».
-
54.
CE, 11 févr. 2005, n° 252169, GIE Axa courtage : Lebon avec les concl. ; AJDA 2005, p. 663, chron. Landais C. et Lenica F. ; D. 2005, p. 1762, note Lemaire F. ; AJ pénal 2005, p. 198, obs. Enderlin C.-S. ; RFDA 2005, p. 602, note Bon P. ; RDSS 2005, p. 466, note Cristol D. ; RTD civ. 2005, p. 585, obs. Hauser J.
-
55.
V. not., CE, 6 juin 2009, n° 300924, concernant les dommages causés par un mineur lors d’un retour en famille, en l’absence d’une décision judiciaire suspendant la mission éducative.
-
56.
Camguilhem B., « Garder n’est pas surveiller », AJDA 2016, p. 2292.
-
57.
CE, sect., 3 févr. 1956, ministre de la Justice c/ Thouzellier : Lebon, p. 49 ; AJDA 1956, p. 96, chron. Gazier F. ; D. 1956, p. 597, note Auby J.-M. ; JCP G 1956, II 9608, note Lévy ; RDP 1956, p. 854, note Waline J. ; RDPA 1956, p. 51, note Bénoit F.-P.
-
58.
Bon P., « Où en est la responsabilité de plein droit de l’administration du fait des personnes placées sous sa garde ? », RFDA 2013, p. 127.
-
59.
CE, 13 nov. 2009, n° 306517, Ministre de la Justice c/ Association tutélaire des inadaptés : AJDA 2009, p. 2144 ; RDSS 2010, p. 141, note Cristol D.
-
60.
Pollet-Panoussis D., « Responsabilité pour risque : la jurisprudence Thouzellier non applicable aux usagers du service public », AJDA 2011, p. 1696.
-
61.
CE, 1er févr. 2006, n° 268147, ministre de la Justice c/ Mutuelle assurance des instituteurs de France : Lebon avec les concl. ; AJDA 2006, p. 586, chron. Landais C. et Lenica F. ; D. 2006, p. 2301, note Fort F.-X. ; RFDA 2006, p. 602, concl. Guyomar M. ; RDSS 2006, p. 316, note Cristol D.
-
62.
À propos de l’arrêt Ministre de la Justice c/ Mutuelle assurance des instituteurs des inadaptés, le rapporteur public, Isabelle de Silva, soulignait que « l’État est donc responsable en sa qualité de substitut des parents plutôt qu’en sa qualité de gestionnaire des services publics », JCP A 2010, comm. 2033.
-
63.
Lombard A., rapporteur public, « Détenu mineur agressé par un codétenu mineur », AJDA 2016, p. 1020.
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64.
Les conclusions de Matthias Guyomar, au sujet de l’arrêt CE, 9 juill. 2007, n° 281205, n’écartaient pas ce régime de responsabilité. V. LPA 9 oct. 2007, p. 14.
-
65.
Arbousset H., « Une solution inédite : l’application du régime de responsabilité sans faute de l’État du fait des attroupements et des rassemblements au domaine pénitentiaire », AJDA 2008, p. 367.