En Seine-Saint-Denis, le protocole « Féminicide » donne de bons résultats
Que se passe-t-il pour les enfants dont la mère est tuée par un conjoint ou un ex ? En Seine-Saint-Denis (93), depuis 2015, dès que la police est informée du drame, les enfants arrivent à l’hôpital Robert Ballanger, à Aulnay-sous-Bois. C’est ici qu’a été mis en place le premier protocole « Féminicide » de France. Le but est de soigner le psychotrauma des enfants co-victimes de ces féminicides, et de permettre aux professionnels de l’enfance d’organiser leur vie après. Clémentine Rappaport, chef de service de pédopsychiatrie, est à la tête du dispositif. Elle a vu passer une soixantaine d’enfants co-victimes de féminicides. Elle nous reçoit dans une salle de consultation, meublée d’une table et de chaises d’enfants, et d’une maison de poupées habitée par une famille de playmobils, « principal outil pour aider les enfants à se reconstruire ». Elle raconte pour Actu-Juridique la naissance de ce protocole et les bienfaits sur les enfants. Rencontre.
Actu-Juridique : Comment est né le protocole Féminicide ?
Clémentine Rappaport : L’idée est venue en 2015 d’Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes, et de Sylvie Moisson, procureur de la République de Seine-Saint-Denis à l’époque. Toutes deux constataient la grande solitude dans laquelle se trouvaient les enfants qui avaient vécu le drame extrême : voir leur père tuer leur mère. À l’hôpital Robert Ballanger, nous avions mis en place un protocole systématique d’hospitalisation des adolescents qui avaient fait une tentative de suicide. Même si cela fait partie des recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé, c’est une chose peu fréquente.
Le sujet n’a a priori rien à voir, mais Ernestine Ronai a pensé que l’on pouvait s’inspirer de ce protocole pour prendre en charge les enfants co-victimes de féminicides. Nous avons créé un groupe de travail réunissant des pédiatres, des pédopsychiatres, des professionnels de la protection de l’enfance et des magistrats. Nous avons décidé d’hospitaliser ces enfants âgés de 0 à 18 ans, au départ pour une période de 3 jours. C’était trop bref et nous sommes rapidement passés à huit jours. Ces enfants sont hospitalisés en pédiatrie, un étage au-dessus du service de pédopsychiatrie. Cette hospitalisation constitue un sas. Cela permet, au niveau thérapeutique, d’avoir une prise en charge précoce, à la fois physique et psychologique. En tant que chef de service, je suis chargée de coordonner ce protocole thérapeutique. En 2015, ce dispositif était expérimental et concernait le seul département de Seine-Saint-Denis. En 2021, nous avons travaillé avec le ministère de la Santé, en lien avec celui de la Justice, pour faire un protocole cadre diffusé à la France entière. Il est désormais déployé à Paris, Lyon, Bordeaux et Lille.
AJ : Comment avez-vous accueilli cette sollicitation en 2015 ?
Clémentine Rappaport : L’hôpital Robert Ballanger était déjà un lieu de prise en charge les femmes victimes de violences conjugales. Dans les années 2010, j’avais commencé à m’intéresser à cette clinique particulière et j’avais constaté qu’un certain nombre d’enfants que je recevais en consultation étaient symptomatiques en raison des violences dans le couple parental. À cette époque, j’avais entrepris de monter une unité consacrée au psychotrauma des enfants. J’avais d’abord recruté un médecin, une psychologue, puis plusieurs psychologues, pédopsychiatres, psychomotriciennes, art thérapeutes et assistantes sociales. On m’adressait des patients concernés par des violences intrafamiliales, qu’il s’agisse de violences au sein du couple parental, de violences sur les enfants, d’agressions sexuelles ou d’inceste. Nous étions devenus compétents sur ce sujet, et à l’aise avec la dimension judiciaire. Prendre en charge les enfants victimes de violences intrafamiliales implique en effet d’être très réactif sur les signalements, d’être en lien avec le parquet, avec les juges des enfants qui travaillent avec les avocats. Tous les lieux de consultation de pédopsychiatrie n’ont pas cette habitude. Néanmoins, on ne va pas la fleur au fusil s’occuper des situations les plus affreuses. Lorsqu’on nous a parlé du protocole Féminicide, nous ne savions pas où nous allions et avions peur de ne pas savoir faire.
La clinique du psychotrauma de l’enfant date à peine d’une quinzaine d’années en France. Les féminicides ont souvent lieu dans des familles violentes. On craignait leur réaction, on redoutait qu’elles viennent se déchirer dans les couloirs de l’hôpital. Cela n’est jamais arrivé, alors que tout le monde sait aujourd’hui que ces hospitalisations ont lieu à Robert Ballanger. Il fallait aussi prendre en charge ce qu’on appelle le « traumatisme vicariant », qui affecte par ricochet les professionnels exposés à des situations extrêmes ou traumatiques. Tout le monde est concerné : les équipes de pédopsychiatrie, de pédiatrie mais aussi la police, dont l’intervention auprès des enfants est très importante.
AJ : Comment fonctionne le protocole ?
Clémentine Rappaport : Ce protocole permet de faire travailler ensemble le parquet, les services de protection de l’enfance, la police, le tribunal pour enfant et l’hôpital. Quand le parquet a connaissance d’un cas de féminicide, il se réfère au protocole de prise en charge des enfants. Au moins, chacun sait ce qu’il doit faire. C’est important car tout le monde est bousculé quand un tel événement survient. Le parquet – souvent des parquetières avec de jeunes enfants – m’appellent. Chacun est soulagé d’avoir quelque chose à proposer pour soulager les enfants. Ces derniers arrivent à l’hôpital, où ils sont hospitalisés pendant une semaine dans le service de pédiatrie. On imagine ça triste mais c’est un lieu de vie avec des enfants, des parents, des infirmières et des blouses blanches. Chacun est joignable pour ajuster les choses au fur et à mesure. Le protocole est un soutien pour les enfants mais aussi pour les différentes institutions qui ont le devoir de les prendre en charge. Avant que le protocole n’existe, les enfants n’étaient le plus souvent pas pris en charge. Les adultes n’avaient pas le temps de s’occuper d’eux. La police intervient sur les lieux du féminicide, en lien avec le parquet. Elle fige la scène de crime pour les besoins de l’enquête. Les enfants sont en général récupérés par une voisine ou un membre de la famille en attendant qu’une audience se tienne devant le juge des enfants.
AJ : Dans quel état sont ces enfants lorsqu’ils arrivent ?
Clémentine Rappaport : Ils viennent de vivre une perte considérable : leur mère est morte et leur père est incarcéré. Ils se retrouvent sans aucun détenteur de l’autorité parentale. Ils ont des manifestations importantes liées au stress aigu. Ils font des cauchemars, ont des reviviscences : la scène leur revient et ils s’absentent. Ils sont souvent très agités, ne dorment pas, courent : c’est une décharge motrice provisoire, qui passe par le corps. Certains sont effondrés, repliés sur eux-mêmes. D’autres sont dissociés : ils racontent ce qu’ils ont vu comme si de rien n’était, souvent en boucle avec un débit de parole accéléré. Les symptômes varient en fonction de l’âge. Les bébés sont très désorganisés, pleurent, ne dorment pas. Ils ont alors besoin d’un maternage intensif. Les enfants ont besoin de se réinscrire dans le moment présent. L’unité « psychotrauma » du service compte une dizaine de professionnels. Chaque enfant a son propre thérapeute, même dans le cas d’une fratrie. Nous sommes toujours plusieurs. Cela nous permet de nous parler après une consultation. Ces enfants bénéficient d’une hospitalisation initiale avec les soins de base en pédopsychiatrie. Ensuite, nous les suivons en consultation pendant plusieurs années, d’une part car ils ont des choses à travailler, mais aussi parce qu’ils restent très attachés au lieu. Des liens très forts se créent avec l’équipe de pédiatrie et de pédopsychiatre. Les enfants s’attachent fortement aux personnes qu’ils rencontrent à ce moment-là. C’est difficile d’arrêter le suivi, même quand ils vont bien.
AJ : Que se passe-t-il pendant que les enfants sont hospitalisés ?
Clémentine Rappaport : Les enfants sont pris en charge, ils sont dans un sas qui les protège. Pendant ce temps, les adultes s’organisent. La police explique d’emblée qu’il y a une mesure de protection des enfants et que la famille doit se tourner vers le service d’intervention spécialisé (SIS) chargé de l’évaluation de l’environnement des enfants, qui va entendre les membres de la famille, le voisinage, les instituteurs… Au bout de 8 jours, les éducateurs de ce service doivent transmettre un rapport au procureur, de façon à ce que ce dernier puisse décider soit de prolonger l’ordonnance de placement provisoire (OPP) jusqu’à l’audience chez le juge des enfants, soit de lever l’OPP. Une levée de l’OPP Parquet est très rare : tout le monde est inquiet de savoir à qui confier les enfants, et il est difficile d’avoir un avis clair sur quelqu’un au bout de 8 jours. D’autant plus que les familles sont « fracassées » au moment où les services les rencontrent. L’enquête sociale comprend également l’examen des conditions matérielles des foyers : appartement et revenus sont examinés. C’est généralement lors de l’audience que le juge des enfants décide d’un placement ou de remettre l’enfant à un membre de la famille. Ces enfants ne sont pas placés de manière ordinaire. En Seine-Saint-Denis, la situation de l’ASE est tellement difficile qu’un enfant peut être placé en 3 mois dans 3 familles successives ! Aucun enfant ne devrait vivre cela, mais vu la gravité du trauma que viennent de vivre les enfants pris en charge dans le cadre du protocole féminicide, nous faisons en sorte qu’au moins ceux-là soient pris en charge dans une seule famille et ne soient pas changés de lieu d’accueil.
AJ : Comment soignez-vous ces enfants ?
Clémentine Rappaport : En pédopsychiatrie, nous pratiquons des thérapies par le jeu. La majorité des enfants que nous accueillons ont entre 3 et 12 ans. Ils utilisent une maison de poupée à l’aide de laquelle ils élaborent des histoires qui traitent de leur traumatisme. Nous les aidons à en construire. Ils ont besoin de rejouer le trauma jusqu’à le maîtriser, de le transformer jusqu’à obtenir quelque chose de moins brut, qu’ils puissent inscrire dans leur histoire. Ils ont aussi la question de la perte de la mère et du père. Nous travaillons avec leur monde interne. Ce sont des enfants qui ont le sens de l’intérêt de leur soin. Ils investissent leur psychothérapie, sont très au travail, jouent pour essayer d’inventer quelque chose qui fasse tenir leur histoire. Pour les bébés, on joue sur un tapis d’éveil. Les adolescents font une psychothérapie par la parole. Souvent, des psychomotriciennes interviennent. Elles proposent de la relaxation qui leur permet de se reconnecter avec leurs ressentis corporels et leurs émotions. Le but est qu’ils puissent garder à l’intérieur d’eux des objets qui leur permettent de grandir. Ces enfants se savent dépendants et cherchent vite qui, autour d’eux, va pouvoir assumer la fonction paternelle ou maternelle. Les familles ont toujours tendance à vouloir leur remonter le moral, leur changer les idées. Elles sont elles-mêmes chamboulées. Les enfants sentent qu’ils ne peuvent pas parler aux adultes de leur entourage car cela va leur faire de la peine. Vouloir trop vite passer à autre chose produit des cliniques du secret. Ces enfants ont aussi besoin de parler des choses qui sont difficiles à entendre et les psys sont là pour cela. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, mettre des mots permet d’oublier. Quand l’événement rentre dans le récit de leur vie, il fait partie de leur histoire et ils n’ont plus besoin d’y revenir sans cesse. Souvent, une fois que l’événement est intégré, ils ne veulent plus en parler. Quand il n’y a pas de mots, cela revient en images, tout le temps. Je vois des enfants qui n’ont pas été pris en charge et restent bloqués dans leurs apprentissages à l’âge qu’ils avaient quand le drame est survenu.
AJ : Avez-vous des échanges avec les pères ?
Clémentine Rappaport : Depuis août 2021, la loi prévoit une suspension automatique de l’autorité parentale dans les situations de violence grave dans le couple. Mais, en droit, une décision automatique n’existe pas. Elle reste à l’appréciation du procureur, qui, en pratique, demande très peu la suspension de l’autorité parentale. Il revient au juge aux affaires familiales (JAF), saisi dans un délai de 8 jours, de suspendre l’autorité parentale pour 6 mois. Il doit être à nouveau saisi pour prolonger la suspension de l’autorité parentale jusqu’au procès. Ce n’est qu’à l’issue du procès que le père peut être déchu de l’autorité parentale – c’est d’ailleurs un des enjeux du procès. En pratique, la première personne convoquée par le juge des enfants, c’est donc le père, qui est extrait de la prison et à qui l’on demande ce qu’il souhaite pour les enfants.
Dans l’attente du procès, il peut nous arriver de voir des pères incarcérés qui terrorisent les enfants ou la famille d’accueil par le biais de l’autorité parentale exclusive dont ils disposent. Ils peuvent par exemple s’opposer à ce que leur enfant fasse du foot, exiger de recevoir des visites en prison. On continue à entendre qu’un mauvais mari peut être un bon père. Cela me paraît compliqué qu’un homme qui a fait tant de mal à ses enfants en tuant leur mère soit sollicité pour savoir ce qui est bon pour eux. Il m’est arrivé que l’on me dise : « Ces enfants ont perdu leur mère, on ne va pas leur enlever leur père ». Cette position est contradictoire et rend les enfants « fous ». Il arrive néanmoins que le père ait une bonne relation avec les enfants. En pratique, c’est tout de même assez rare : on observe en général plutôt un contexte d’emprise sur tous les membres de la famille. Mais il existe des pères qui sont passés à l’acte dans un état délirant et l’histoire n’est alors pas la même. Je pense à un père incarcéré pour une peine très longue qui montrait une vraie préoccupation pour son enfant. Chaque histoire est différente.
AJ : Est-ce que la question de l’autorité parentale vous empêche de soigner les enfants ?
Clémentine Rappaport : De manière générale, l’autorité parentale conjointe nous préoccupe constamment en situation de violences. Le père s’oppose souvent aux soins, notamment dans les suspicions d’inceste. Dans les cas de féminicide, le juge des enfants se prononce sur la nécessité de soin pour les enfants. Personne ne va pas demander au père incarcéré s’il est d’accord, même si légalement, la question devrait lui être posée.
AJ : Vous dénoncez l’abandon des familles après les féminicides. Pourquoi ?
Clémentine Rappaport : Dans les premiers temps, tout le monde est mobilisé. C’est frappant. La tante propose d’accueillir ses neveux, la mairie promet de trouver un grand appartement pour loger tout le monde. Les familles maternelles et paternelles se sentent coupables de la situation : la famille maternelle pour ne pas avoir vu ou su empêcher la violence, la famille paternelle parce qu’elle est celle du meurtrier. Au début, tout le monde veut s’occuper des enfants pour réparer sa culpabilité. Il faut attendre au moins six mois pour voir qui tient. Une fois que l’orage est passé, que chacun s’est ému, les gens se protègent. Les enfants font l’objet de projections lourdes des adultes. C’est comme s’ils étaient frappés de « malédiction ». Il leur est arrivé quelque chose de terrible et personne n’a plus envie de les voir, de penser à eux et aux événements qui les ont frappés.
Heureusement, certaines équipes de l’ASE restent investies, de même que des juges et des avocats. Le service de pédopsychiatrie de l’hôpital aussi, qui reste un point fixe dans la vie de ces enfants pendant de longues années. Au niveau administratif, tout est très lent. Si, par chance, une tante est désignée tiers digne de confiance par un juge des enfants au bout de 3 semaines, elle va mettre des mois à toucher l’allocation qui doit lui permettre d’élever les enfants. On va lui dire qu’elle n’a pas assez de revenus pour avoir un appartement qui lui permettrait de les accueillir dans de bonnes conditions. Ce sont les méandres habituels de l’administration, mais il arrive souvent que ces questions ne soient toujours pas réglées au bout de plusieurs années. On rajoute de la difficulté à la famille qui se mobilise pour accueillir les enfants. Il faut de toute urgence avancer sur ce sujet.
AJ : Quel rôle doivent jouer les avocats ?
Clémentine Rappaport : La place des avocats est très importante et elle est encore à améliorer. Ils doivent intervenir sur plusieurs sujets. Sur la question de l’autorité parentale, déjà, qui ne doit pas être tranchée systématiquement dans un sens ou dans l’autre. Il faut aussi obtenir pour ces enfants des indemnisations conséquentes lors du procès, afin qu’ils puissent plus tard entreprendre des études supérieures s’ils le souhaitent. Pour cela, il faut des avocats formés et impliqués. Or, souvent, ces familles manquent de ressources pour les payer.
AJ : Quels sont les résultats du protocole Féminicide ?
Clémentine Rappaport : Entre féminicide et tentative de féminicide, nous avons pris en charge une soixantaine d’enfants. Certains avaient déjà été très impactés par des violences antérieures. Dans d’autres familles, le meurtre était un acte isolé, sans violences physiques antérieures. Dans les cas où il y a eu des violences antérieures, certains enfants peuvent avoir des symptômes graves et même présenter un syndrome qui ressemble à de l’autisme. Quand les violences s’arrêtent et qu’ils sont pris en charge, il y a une reprise développementale. L’impact des violences conjugales est fort, d’autant plus que l’enfant est petit : les cris entre parents suffisent à impacter le développement d’un bébé. Nous commençons à avoir des fins de thérapie. Les enfants que nous avons pris en charge de manière intensive dans le cadre du protocole vont quasiment tous bien. J’entends par là qu’ils ont une vie ordinaire, apprennent bien à l’école, ont des interactions sociales harmonieuses. Nous attendons de voir la suite. Aujourd’hui, les plus anciens d’entre eux entrent dans l’adolescence. Nous verrons comment ils la traversent, comment ils vivent la sortie de prison du père. Avec les remises de peine, cela peut venir assez vite. C’est une situation que nous n’avons pas encore vécue mais à laquelle nous serons bientôt confrontés. La question de savoir s’ils retourneront vivre chez leur père va également se poser. Certains en ont très peur. Les suites des féminicides durent des années et il faut que tout le monde reste mobilisé dans la durée.
Référence : AJU012r1