Le droit à la vie privée des enfants, indice de la porosité de la famille au droit

Publié le 01/12/2023

Que faut-il penser de la reconnaissance d’un droit à la vie privée de l’enfant, défendu par le Défenseur des droits dans son rapport annuel 2022 ? Marie-Caroline Arreto met en garde contre cette notion juridique floue qui pourrait remettre en cause l’autorité parentale. Explications. 

enfant abandon
Victor/AdobeStock

La fin de l’année 2022 aura été placée sous le signe de la protection des droits de l’enfant. En septembre, la Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale a enfin créé une délégation aux droits des enfants pour l’application de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), adoptée à New York par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989, et ratifiée par la France le 7 août 1990. La création d’une telle instance doit permettre une meilleure expertise sur le sujet (trop de droits de l’enfant) et, bien entendu, contrôler l’action du gouvernement. Améliorer la connaissance de cette convention, ainsi que la coordination des acteurs dans l’application de ce texte était encouragé par divers rapports d’institutions internationales, comme l’UNICEF[1] et le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies (CRC/C/FRA/CO/5[2]), ou encore des associations (La Dynamique « De la Convention Aux Actes ! ») qui souhaitaient que les deux chambres du Parlement se dotent de telles délégations.

Comme tout instrument international, cette convention a vocation à harmoniser les diverses conceptions de la protection de l’enfant dans chaque région du globe. La structure fondamentale de la Convention se compose de quatre principes :

*la non-discrimination,

*l’intérêt supérieur de l’enfant,

*sa survie et son développement,

*et leur participation aux questions qui les concernent.

La vie privée, un droit pour l’enfant ?

La France avait pourtant envoyé des signaux de mise en œuvre de cette convention aux instances internationales, déjà avec la création du Défenseur des enfants (loi n°196 du 6 mars 2000), puis par la mise en place du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge dans la loi n°1776 du 28 décembre 2015. Néanmoins, divers rapports[3] et articles[4] émettaient certains doutes quant à l’efficacité de l’application des dispositions de la Convention.

Lors de ses travaux, ladite délégation parlementaire aura notamment entendu le Défenseur des droits (DDD) Mme Claire Hédon accompagné du Défenseur des droits des enfants M. Eric Delemar le 30 novembre 2022. Ce fut l’occasion pour cette autorité indépendante de faire état de son rapport annuel publié le 17 novembre 2022 et intitulé « La vie privée : un droit pour l’enfant »[5]. Si la notion de vie privée semble relativement circonscrite aujourd’hui, l’originalité de ce rapport annuel tient précisément au sujet de droit lui-même : l’enfant.

L’affirmation d’un tel droit à la vie privée de l’enfant peut laisser perplexe. Tout d’abord, on peut être surpris qu’il faille rappeler qu’un enfant est autant un sujet de droit qu’un adulte, et qu’à ce titre il jouit des mêmes droits fondamentaux, et notamment du droit à la vie privée. Mais, dans un second temps, cette affirmation d’un droit à la vie privée questionne. En effet, si toutes les notions juridiques pâtissent d’une relative indétermination, qui laisse le soin à tout interprète (l’avocat, l’administration, le juge, etc.) d’en préciser le sens lors de l’application, la notion de vie privée soulève de nombreuses incertitudes.

Une « interprétation évolutive »

Reprenons l’historique rapide du développement de la notion de vie privée. L’indétermination dont souffre le droit à la vie privée s’explique en partie par le double fondement juridique sur lequel il repose. Si l’on se tourne vers le code civil et la jurisprudence de la Cour de cassation, la notion de droit à la vie privée, protégée par l’article 9, a permis la reconnaissance d’une série de droits subjectifs attachés à la personne humaine : le droit à l’image, la protection du domicile, le secret professionnel et médical et la protection de l’intimité. Bien que cette jurisprudence apparaisse comme un ensemble relativement complet, un système concurrent de protection a émergé progressivement, à mesure que la Cour européenne des droits de l’homme prenait son ascendant sur la jurisprudence et la loi françaises. À première vue, l’article 8 de la Convention, garantissant le droit au respect de la vie privée et familiale, ne vient que conforter les prescriptions de la loi française, telle que la Cour de cassation les applique : la protection du domicile et de la correspondance, la vie privée et familiale, l’intégrité physique et le droit à l’image. Toutefois, en raison de l’« interprétation évolutive »[6] de la Cour européenne, le périmètre d’application de cette disposition tend à s’élargir, à tel point qu’elle absorbe l’ensemble des éléments composants l’« autonomie personnelle », protégeant ainsi « la sphère personnelle de chaque individu » (CEDH, 11 juil. 2002, Goodwin c. Royaume-Uni, req. 28957/95) incluant non seulement « l’intégrité physique et morale de la personne » (CEDH, 26 mars 1985, X et Y c. Pays-Bas) mais aussi « des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu » (CEDH, 7 fév. 2002, Mikulić c. Croatie). Ainsi l’article 8 de la Convention européenne permet la reconnaissance d’un véritable droit à l’autodétermination, chacun pouvant déterminer son identification sexuelle, son orientation sexuelle et sa vie sexuelle (comme le sadomasochisme : CEDH, 17 fév. 2005, K.A. et A.D. c. Belgique, req. 42758/98 et 45558/99) ou encore son droit au développement personnel (CEDH, 29 avr. 2002, Pretty contre Royaume-Uni, req. 2346/02).

Un droit de plus en plus flou

Le développement de cette jurisprudence en parallèle de celle de la Cour de cassation a contribué significativement à rendre ce droit au respect de la vie privée de plus en plus flou, celui-ci absorbant de plus en plus de droits et libertés. Au gré des décisions de la Cour européenne, cette notion de vie privée semble traduire en termes juridiques, le paradigme contemporain du relativisme des valeurs exacerbé par un principe d’individualisation normatif très fort. Il est ainsi à craindre que la notion de droit à la vie privée de l’enfant ne conduise à introduire le même paradigme pour les enfants. Or, s’il existe une différence en termes juridiques entre les enfants et leurs parents, elle se situe sur le terrain de la pleine capacité juridique. En effet, le terme d’enfant, en application de l’article 1er de la Convention de New York, un enfant a moins de 18 ans. Il est donc considéré comme un sujet de droit qui ne possède pas encore sa pleine capacité à décider pour lui-même. Il dépend toujours, s’agissant des décisions qui l’engagent juridiquement, de ses responsables légaux qui exercent l’autorité parentale. En 2002, le législateur est venu préciser que les parents avaient toutefois l’obligation d’associer « l’enfant aux décisions qui le concernent, selon son âge et son degré de maturité » (art. 371-1 alinéa 4 du code civil). Cette précision venait à l’appui d’une autorité parentale, renouvelée à cette occasion, définie comme un « ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’enfant » (art. 371-1 al. 1er du code civil), et cela conformément aux dispositions de la Convention de New York.

Rappeler aux parents de respecter la vie privée des enfants revient tout simplement à appliquer les dispositions du Code civil déjà en vigueur. Ce rapport a le mérite de porter l’attention du DDD à tous les enfants, notamment les mineurs étrangers isolés ou les enfants dont les parents sont emprisonnés, qui ne sont précisément pas protégés par l’exercice de l’autorité parentale. Notons toutefois que tout rapport public, établi notamment par une autorité administrative indépendante constitue une opportunité pour le législateur, qui peut tout à fait s’en saisir pour modifier de nouveau les conditions dans lesquelles s’exerce l’autorité parentale. Par une proposition de loi déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 19 janvier 2023 (n°758), trois députés de la majorité, appuyés par le Gouvernement qui a décidé de mettre en œuvre la procédure accélérée, ont ainsi souhaité encadrer plus précisément le respect du droit à l’image des enfants, notamment dans le cadre de l’utilisation par les parents des réseaux sociaux. Le texte n’est pas encore allé au bout de son chemin procédural mais les évolutions du texte sont pour le moins riches d’enseignement.

La proposition initiale venait notamment modifier l’art. 371-1 du code civil en précisant que l’autorité parentale appartenait « aux père et mère jusqu’à la majorité ou l’émancipation de l’enfant pour le protéger dans sa sécurité, sa santé et sa moralité, pour assurer son éducation et permettre son développement, dans le respect dû à sa personne », en ajoutant « et notamment à sa vie privée ». Si la référence à l’expression « dans le respect dû à sa personne » n’est pas sans rappeler le paradigme de l’auto-détermination qui est reconnue par la CEDH aux majeurs, le rapporteur relève « l’importance que les parents doivent accorder à cet enjeu, au même titre qu’ils doivent veiller à la sécurité, à la santé ou à la moralité de leur enfant ». Une formulation aussi large permettrait vraisemblablement de faire entrer d’autres cas de figure dans le champ de l’application de cette disposition, limitant l’étendue de l’appréciation des parents dans la détermination de l’intérêt de l’enfant. Et cela ne relève pas d’une hypothèse théorique, puisque l’article suivant 372-1 du code civil devrait préciser que « les parents exercent en commun le droit à l’image de leur enfant mineur, dans le respect du droit à la vie privée mentionné à l’art. 9 ». Si une disposition spéciale est prévue explicitement, il serait légitime de s’interroger sur la nécessité de modifier les dispositions générales de l’art. 371-1 du code civil. Pris dans un conflit avec le Sénat sur la manière d’intégrer la notion de vie privée dans ces dispositions, et après l’échec de la Commission mixte paritaire, la nouvelle rédaction revoit ses ambitions à la baisse. En effet, la rapporteur Valérie Boyer estimait que l’expression « dans le respect dû à sa personne » intégrait suffisamment la dimension liée à la vie privée de l’enfant, sans en faire une finalité, au même titre que la sécurité, la santé et la moralité. La Commission sénatoriale des lois constitutionnelles a entériné le fait que les parents étaient davantage en état de déterminer comment protéger la vie privée de leurs enfants, en intégrant la notion de vie privée directement après « sa santé » à l’art. 371-1 al. 2 du code civil. C’est donc sur cette version de compromis que le vote définitif doit intervenir.

Ces discrètes régressions de l’autorité parentale

Si le sort final de cette législation n’est pas encore connue, reconnaissons au législateur qu’il entame bien moins l’autorité parentale qu’il n’avait pu le faire. Lors de la dernière révision en date de ces dispositions, le législateur avait entériné l’interdiction de la fessée – mesure proposée par le DDD lui-même le 20 novembre 2018 –, par l’adoption de la loi sur les violences éducatives ordinaires du 2 juillet 2019. Dorénavant l’autorité parentale devrait s’exercer « sans violences physiques ou psychologiques » (article 371-1 alinéa 3 du code civil). Mais ces modifications directes des dispositions sur l’exercice de l’autorité parentale sont également assorties d’un ensemble de petites régressions de l’autorité parentale, prévues par des lois spéciales, et qui ne sont pas explicitement codifiées dans les dispositions l’organisant. Citons par exemple celle entérinée par la loi du 31 décembre 1991, qui permet aux centres de planification ou d’éducation familiale « de délivrer gratuitement des produits ou objets contraceptifs aux mineurs désirant garder le secret » ou encore la loi du 4 juillet 2001 qui supprime pour la femme mineure non émancipée le consentement jusque-là obligatoire d’un parent ou d’un représentant légal pour procéder à une interruption volontaire de grossesse. Cette manière d’entamer les prérogatives dont les parents disposeraient sur leur enfant contribue à modifier les relations au sein même de la famille.

Vers une judiciarisation de la relation parents-enfants ?

L’introduction de la notion de vie privée dans les dispositions organisant l’autorité parentale interroge sur le plus long terme s’agissant d’une évolution dans la manière dont le droit pense les relations au sein de la famille. Comme la sénatrice Valérie Boyer l’envisageait dans son rapport, « le devoir de surveillance » découlant de l’autorité parentale « peut naturellement justifier (…) de manière proportionnée, une atteinte à la vie privée de l’enfant ». Ce point de vue était aussi partagé par le rapporteur à l’Assemblée nationale Bruno Studer sur la proposition de loi, qui soulignait les obligations positives et négatives des parents dans leur exercice de l’autorité parentale. Contrairement à ce que soutiennent les parlementaires, il n’est pas certain que les relations entre parents et enfants doivent être appréhendées seulement sous le prisme de relations articulant des droits corrélativement aux devoirs. Une telle position revient à considérer que la structure familiale n’existe plus en tant que telle, car elle est traversée, de la même manière que le reste de la société, par des intérêts différents et parfois divergents entre les parents et les enfants. Dans cette perspective, les éventuels conflits au sein de la famille ne pourraient ainsi être résolus qu’en utilisant la doctrine des droits fondamentaux et en faisant appel au juge.

Ingérence étatique

Et sur ce dernier point, il existe désormais un troisième élément dans l’équation de la vie privée, que le député Studer reprenait à son compte dans son rapport. Citant le fameux rapport du DDD sur le droit à la vie privée des enfants, il relève que la Défenseure des Droits rappelle que « la vie privée des enfants ne peut exister qu’en garantissant la protection qui leur est due, tant par les détenteurs de l’autorité parentale que par les pouvoirs publics »[7]. Ainsi, le juriste attentif retrouve ici tous les éléments suggérant une tentative de l’État de pouvoir s’ingérer dans les rapports entre parents et enfants, toutes les fois où l’autorité parentale ne serait pas exercée dans les conditions fixées par le code civil. La proposition du DDD semblerait ouvrir ici une possibilité de dépassement de l’autorité parentale par l’État, ce dernier pouvant intervenir au nom du droit au respect de la vie privée des enfants… ce qui n’est pas sans rappeler les propos d’une sénatrice sur une chaîne du service public, le 5 avril 2013, qui soutenait que « Les enfants n’appartiennent pas à leurs parents ». Dans cette configuration, il se pourrait que tout conflit entre les tenants de l’autorité parentale et l’enfant soit résolu en faveur de ce que préconise l’enfant, grâce à l’intermédiation de l’État et de ses institutions.

En reconnaissant le droit à la vie privée des enfants, il est à craindre que l’autorité parentale recule, de telle sorte que des enfants changent la mention de leur sexe à l’état civil sans que les tenants de l’autorité parentale aient leur mot à dire[8]. C’est pourtant oublier que les adultes, et au premier chef, les parents sont garants de l’intérêt supérieur de l’enfant, ainsi que le prévoit l’article 3 de la Convention de New York et qu’en application de cette disposition, ils doivent être en mesure de décider au nom de l’autorité parentale, si la mesure souhaitée par l’enfant est conforme à son intérêt. Face aux nombreuses situations tragiques dans lesquelles se retrouvent certains enfants sans titulaires de l’autorité parentale, l’État devrait se concentrer sur eux et montrer d’abord qu’il est en capacité d’assurer leur intérêt.

 

[1] UNICEF France, Rapport « Chaque enfant compte, partout, tout le temps », 15 juin 2015, consultable en ligne : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/HRBodies/HRCouncil/AdvisoryCom/Migrant/UNICEF.pdf

[2] Comité des droits de l’enfants des Nations Unies, « Observations finales concernant le cinquième rapport périodique de la France », 26 février 2016, consultable en ligne : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G16/033/67/PDF/G1603367.pdf?OpenElement

[3] UNICEF France, Rapport « Les enfants peuvent bien attendre. 25 regards d’experts sur la situation des droits de l’enfant en France »,14 janvier 2016, consultable en ligne : https://www.villeamiedesenfants.fr/sites/default/files/Les%20Enfants%20peuvent%20bien%20attendre.pdf

[4] Olivia Bui-Xuan, « Le défenseur des enfants : une émancipation réussie », Revue française d’administration publique, 2011/3 (n°139), p. 353-367.

[5] Rapport consultable à l’adresse suivante : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/rapports/2022/11/rapport-annuel-sur-les-droits-de-lenfant-2022-la-vie-privee-un-droit-pour-lenfant

[6] L’expression « interprétation dynamique » est aussi utilisée pour caractériser la grande liberté de la Cour européenne des droits de l’homme dans sa manière de comprendre et d’appliquer les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

[7] Rapport annuel du DDD, nov. 2022, p. 6.

[8] Benjamin Moron-Puech, « Les mineurs peuvent-ils changer la mention de leur sexe à l’état civil ? », Blog Sex and Law, avril 2017, https://sexandlaw.hypotheses.org/198.

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