Pierre-Philippe Boutron-Marmion : « Le procès Julie est aujourd’hui anachronique »
Le procès Julie, qui s’est tenu fin novembre devant le tribunal correctionnel de Versailles, a enfin permis de clore un dossier très médiatique : celui d’une jeune fille de 14 ans en 2010, abusée par des pompiers alors qu’elle était dans une situation de grande vulnérabilité. Deux des trois pompiers mis en cause ont été condamnés à du sursis, un autre a été relaxé. Pierre-Philippe Boutron-Marmion, avocat de l’association ACPE (Agir contre la prostitution des enfants et les violences sexuelles) qui s’était portée partie civile, revient sur ce procès « anachronique » du fait de la loi de 2021. Explications.
Actu-Juridique : Le procès Julie vient de s’achever. Un mot sur la fin de cet épisode judiciaire ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : L’avocat de Julie l’a déclaré : on arrêtera maintenant de dire que Julie est une menteuse ! Car la trame de tout ce dossier c’était de parler d’une jeune fille qui mentait ou racontait n’importe quoi. Ce procès et les condamnations prononcées mettent un terme à cette idée. La parole de l’enfant qu’elle était à l’époque se traduit par une décision de justice qui condamne les auteurs pour les faits qu’elle leur reprochait. Cela faisait 14 ans que cette jeune fille se battait pour qu’une vérité judiciaire émerge. Je peux imaginer que du côté de cette famille, il y a cependant peut-être une forme de frustration parce que, si le combat judiciaire est allé jusqu’au bout, cela n’a pas été sur les qualifications soulevées par Julie, puisque les auteurs étaient poursuivis pour atteintes sexuelles et non viol.
AJ : Que dire des associations qui se constituent parties civiles ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Cette question est passionnante ! Je vais parler librement, d’autant plus que je suis avocat de l’ACPE mais que je suis parfois aussi amené à challenger certaines associations en étant en défense. Je connais donc bien les limites et les forces des deux côtés. Je pense que les associations, qui ont une autorité par le temps depuis lequel elles se sont constituées, par exemple, et les actions qu’elles ont menées – comme c’est le cas de l’ACPE qui existe depuis 38 ans – ont une véritable utilité dans le débat judiciaire. Mais à trois conditions : de ne pas se substituer au parquet, de ne pas se substituer à la victime et de venir porter une parole la plus objective possible. Dans les affaires de droit commun, notamment de mineurs victimes, elles sont essentielles : j’ai assisté à des procès où la victime mineure n’est pas présente même si elle est représentée (ce qui peut se comprendre), entraînant toutefois un déséquilibre sur le banc des parties civiles face à la défense. Ces associations, qui interviennent dans les commissariats, sensibilisent dans les écoles, sont des interlocuteurs des acteurs publics (gouvernement, députés qui peuvent les auditionner) apportent alors une parole de terrain plus large. Enfin, l’association a pour rôle d’apporter un soutien à la famille et aux victimes.
AJ : Sur quels points l’ACPE a-t-elle été particulièrement utile ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Elle a permis que je plaide très fortement la loi de 2021 [qui fixe le consentement sexuel à 15 ans, NDLR]. Certes d’un point de vue judiciaire, le débat dans ce dossier a été tranché par la Cour de cassation. Les personnes n’étaient en effet pas jugées pour viol mais pour atteintes sexuelles. En tant qu’avocat de l’association, cela m’a permis d’apporter un éclairage sur la loi de 2021, et de souligner le paradoxe d’une loi qui passait un mois après un arrêt qui cassait la décision de la chambre de l’instruction, en considérant qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour renvoyer les personnes pour viol. J’ai donc aussi plaidé l’anachronisme de ce procès : c’est une décision qui appartient au passé, qui apparaît 14 ans après les faits, dans un contexte où tout a changé. Et j’avais le droit de le dire avec force, là où l’avocat de la partie civile défend les intérêts d’une victime dans un contexte précis. Cela m’a donné une hauteur de vue. L’ACPE, à travers ses 38 ans d’expérience, était légitime dans ce procès pour rappeler à quel point il faut que la parole de l’enfant soit crue.
AJ : Comment avez-vous vécu de plaider dans un dossier anachronique ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : En tant que pénaliste, nous sommes habitués aux dossiers sur le temps long. Parfois la loi change entre-temps. Mais nous tenons énormément aux principes de notre procédure pénale : la loi pénale ne peut pas venir, en changeant, aggraver une situation à l’instant T. C’est un principe qu’il faut absolument conserver au risque des lois d’émotion, qui viendraient modifier le cours du droit. En revanche, ce procès est particulier parce que nous ne sommes pas ici sur une modification à la marge de la loi, mais sur un bouleversement du droit. En fait, c’est un sentiment particulier de plaider une affaire dont vous savez que plus jamais elle ne se plaidera de cette manière, et devant ces juges-là. Si les faits avaient été commis en 2024, elle se plaiderait non devant un tribunal correctionnel pour atteinte sexuelle, mais devant une cour criminelle pour viol. Le vécu de ce procès, c’est qu’on plaidait le chant du cygne.
AJ : Comment travaille-t-on comme avocat d’association ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Il est important d’avoir une analyse très précise du dossier et de la restituer à l’association pour qu’elle puisse, de son côté, illustrer d’autres exemples, d’autres actions. Dans l’affaire Julie, par exemple, l’ACPE a pu illustrer le fait que chez les pompiers, la formation n’était manifestement pas assez aboutie sur un certain nombre de sujets. L’idée est de prendre des cas concrets, d’apporter des éléments factuels, complémentaires à cette affaire. Et quand nous rédigeons ces conclusions, nous faisons des demandes, nous avons notre propre jurisprudence. Elles sont toujours réfléchies en fonction de la gravité de l’affaire. Ici, nous avons sollicité un préjudice moral, car j’ai démontré que l’objet social de l’association avait été atteint par les faits commis. Ces sommes notamment permettent de réaliser les missions de l’association.
AJ : Vous dites que la participation des associations à des procès judiciaires est conditionnée. Pourquoi ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Je pense que si l’on veut que les associations soient acceptées dans les procès, il faut qu’elles connaissent les contours de leur action. Leur utilité est avérée dans un certain nombre de dossiers, elles peuvent être auditionnées au Parlement, accompagner des politiques publiques, mais il existe des critères de recevabilité (exister depuis plus de 5 ans, par exemple). Cela peut dériver quand l’association va cristalliser le débat. Dans ce cas de figure, les choses ne fonctionnent plus correctement. À mon sens, une arène judiciaire n’est pas l’endroit pour politiser un débat judiciaire car on perd en objectivité, on perd en force et cela peut décrédibiliser la démarche des associations.
AJ : Pourtant, tout objet social n’est-il pas politique ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Oui, bien sûr, j’entendais politique dans le sens négatif du terme. Évidemment que l’objet social est politique et porte un combat ! Mon souci, c’est de porter une voix audible et respectée. Vous pouvez tout dire, y compris avec beaucoup de vigueur, fermement, dans n’importe quel dossier, mais pour cela, il faut avoir une démarche crédible. Cela ne veut pas dire que l’association doit être bien rangée ou mener un combat mou. Au contraire. C’est ce que j’ai tenté de faire en plaidant fermement la loi de 2021.
AJ : Que dire aussi d’une lecture anachronique du dossier, sur les questions d’emprise, de santé mentale, de vulnérabilité ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : Que des pompiers, des personnes chargées de protéger d’autres individus et de leur porter secours, puissent abuser d’une personne vulnérable, c’est intolérable ! Cela fait partie de ce que la juridiction prend en compte dans l’appréciation de la gravité des faits. Mais la loi est ainsi faite qu’elle objective les cas et laisse aux juridictions l’analyse des faits humains. Les cas d’aggravation (faits commis par un descendant, ascendant, une personne ayant autorité, etc.) existent, mais n’incluent pas la situation des pompiers. Pourtant, il est très clair que cela a été au cœur des débats, d’autant plus que, si les parents de Julie l’ont laissée partir avec eux, c’est qu’ils étaient en confiance avec les pompiers. Il n’en reste pas moins que Julie a été abusée, au moment des faits, par des individus ayant une mission de protection des personnes. La loi de 2021 a mis un terme à un système de défense – « la personne semblait consentante », « c’est une fille facile », « c’était à elle de dire non et non à l’adulte de résister » – devenu inaudible en 2024.
AJ : Comment l’ACPE a-t-elle réagi au rendu de la décision ?
Pierre-Philippe Boutron-Marmion : L’association est satisfaite de la déclaration de culpabilité des auteurs des faits et d’être allée au bout de la procédure, ainsi que d’avoir pu accompagner Julie toutes ces années. Car un lien se forme entre une association et une victime : cela participe de la réussite des débats et d’un procès. Quand la connexion se fait entre une association et une famille, elle est indispensable à la réussite du procès. Elle est très importante pour porter une parole objective mais appliquée à une situation très concrète. Ce ne sont pas des parties côte à côte, mais une partie derrière la famille. Enfin, l’ACPE se satisfait de ce que ce dossier ait pu mettre en lumière ce qu’exprimait Julie. Mais le combat continue : les agressions dont sont victimes les mineurs restent un tabou ancré dans notre société et la justice doit contribuer à lever ce tabou. L’affaire Julie en est une expression. C’est aussi de cela que se satisfait l’ACPE : la crédibilité de la parole des enfants s’en trouve renforcée.
Référence : AJU016o0
