Vers une individualisation des ressources en matière d’allocation aux adultes handicapés ?

Publié le 27/05/2021

À la suite d’une pétition demandant la modification des règles de calcul de l’ouverture des droits à l’allocation aux adultes handicapés, déposée en septembre 2020 sur le site internet du Sénat et ayant recueilli un nombre record de signatures (plus de 100 000), les règles d’octroi et de calcul de cette prestation sociale pourraient bien être modifiées entraînant alors une nouvelle façon d’appréhender la prestation.

L’individualisation des ressources dans le calcul de l’éligibilité à l’allocation aux adultes handicapés et de son montant constitue une réclamation de longue date des associations de personnes en situation de handicap et des associations féministes. Elle vient peut-être de trouver un écho favorable à la suite d’une pétition déposée sur le site internet du Sénat ayant fait grand bruit. Tout est parti d’une proposition de loi « portant diverses mesures de justice sociale » déposée notamment par la députée Jeanine Dubie à la fin de l’année 2019 au Parlement. Contre l’avis du gouvernement et la majorité, ce texte avait été adopté le 13 février 2020 en première lecture par l’Assemblée nationale. L’une des mesures phares de la proposition de loi consiste à supprimer la prise en compte des revenus du conjoint, du partenaire pacsé ou du concubin de la personne en situation de handicap pour l’octroi du droit à l’allocation aux adultes handicapés et pour le calcul de son montant. Ce texte, d’abord relégué aux oubliettes, est revenu sur le devant de la scène médiatique via la pétition « Désolidarisation des revenus du conjoint pour le paiement de l’allocation aux adultes handicapés » déposée sur le site du Sénat en septembre 2020 et ayant recueilli plus de 100 000 signatures. Conséquence de cette mobilisation citoyenne sans précédent : le Sénat a adopté le 9 mars dernier le texte à une très large majorité. Les débats animés des associations concernant le système actuel d’octroi de ce minima social font parfois oublier que découpler l’allocation aux adultes handicapés des revenus du conjoint représente un coût financier certain qui pèsera sur la collectivité publique. Pour mieux saisir les enjeux d’une telle décision, il est proposé d’appréhender le système tel qu’il existe actuellement (I) avant de démontrer que l’individualisation de l’allocation aux adultes handicapés entraînerait un changement de paradigme (II).

I – La prise en compte des revenus du couple en matière d’allocation aux adultes handicapés

Pour prétendre à l’allocation aux adultes handicapés, minima social créé en 19751 et réservé aux personnes majeures ou aux mineurs émancipés souffrant d’un handicap, le demandeur doit remplir un certain nombre de conditions2. Certaines sont communes à la plupart des prestations sociales françaises comme le fait de bénéficier de la nationalité française, ou d’être européen et avoir droit au séjour, ou être de nationalité étrangère hors Europe et en situation régulière sur le territoire français, ou comme le fait de résider en France de manière permanente. D’autres conditions sont liées au public visé par la prestation : le demandeur doit être atteint d’une incapacité permanente d’au moins 80 % ou d’une incapacité permanente comprise entre 50 et 79 % et avoir une restriction substantielle et durable d’accès à l’emploi, ce critère étant apprécié par la Commission des droits pour l’autonomie des personnes en situation de handicap3. Enfin, les ressources du demandeur ne doivent pas dépasser un certain plafond. C’est notamment sur ce critère que s’agitent actuellement les esprits. En effet, le législateur prévoit actuellement que pour ouvrir droit à l’allocation aux adultes handicapés, les ressources du demandeur s’entendent du total des revenus nets catégoriels retenus pour l’établissement de l’impôt sur le revenu d’après le barème des revenus taxés à un taux proportionnel ou soumis à un prélèvement libératoire de l’impôt sur le revenus, ainsi que les revenus perçus hors de France ou versés par une organisation internationale, à l’exclusion des enfants ayant fait l’objet d’une imposition commune et après que soient effectués certaines déductions et abattements de droit commun (exemple : les créances alimentaires) ou en lien avec le handicap (exemple : abattement de l’article 157 bis du Code général des impôts en faveur des personnes invalides)4. De plus, certaines ressources liées au handicap sont exclues comme les arrérages des rentes viagères constituées en faveur d’une personne handicapée et mentionnées à l’article 199 septies du Code général des impôts. Les revenus dont il est question concernent aussi bien le demandeur à la prestation que son conjoint, partenaire pacsé ou concubin. Pour l’appréciation des ressources, sauf changement dans la situation familiale ou professionnelle conduisant à une neutralisation ou à des abattements, l’année civile de référence est l’avant-dernière année précédant la période de paiement (N-2)5. Lorsque le demandeur exerce une activité professionnelle, les modalités de calcul sont quelque peu différentes : les ressources font l’objet d’une déclaration trimestrielle et sont appréciées par rapport au trimestre de référence6. Le plafond de ressources à ne pas dépasser pour bénéficier de l’allocation aux adultes handicapés dépend du nombre d’enfants dont la personne en situation de handicap a la charge mais également de son statut « amoureux » à savoir s’il est seul ou s’il est marié, pacsé, ou en concubinage. Un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en date du 9 juillet 2020 permet d’avoir un exemple de dépassement du plafond de ressources du couple en raison du mode de calcul actuel ayant conduit à la suppression de l’allocation aux adultes handicapés de la concubine7. Par ailleurs, même si les ressources du couple ne dépassent pas le plafond, elles auront un effet sur le montant de la prestation puisque ce montant sera calculé selon la formule suivante : (plafond de ressources à ne pas dépasser – montant annuel des ressources) divisé par 12, sachant que les revenus de l’activité professionnelle de la personne handicapée ne sont pas pris en compte dans leur intégralité et que des abattements sont effectués sur les revenus du conjoint, partenaire pacsé ou concubin. Dès lors, la personne en situation de handicap ne bénéficiera pas nécessairement du montant total de l’allocation aux adultes handicapés, soit 903,60 € par mois au 1er avril 2021, mais d’un montant différentiel dépendant du plafond de ressources dans lequel elle se trouve.

La pétition mise en ligne sur le site du Sénat pointe du doigt la prise en compte des ressources du conjoint, partenaire pacsé ou concubin aussi bien dans l’éligibilité à la prestation que dans le calcul de son montant. Pour les associations du secteur du handicap, les associations féministes et usagers signataires, le fait de corréler revenus et situation conjugale présente des effets négatifs : une dépendance financière de la personne handicapée vis-à-vis de l’autre membre du couple s’installe, soit en raison de l’absence de revenus propres, allocation aux adultes handicapés comprise, soit en raison de la faiblesse desdits revenus, empêchant alors la personne porteuse du handicap d’être pleinement autonome. À ce sujet, les femmes seraient d’autant plus touchées d’une part, en raison des inégalités économiques déjà existantes entre les hommes et les femmes8 et d’autre part, en raison des difficultés d’accès à l’emploi encore plus prégnantes chez les femmes handicapées que chez les hommes en situation de handicap9. Pour compléter ces propos, ajoutons qu’il existe une part plus importante de femmes handicapées victimes de violences physiques et sexuelles de la part de leur compagnon comparativement avec leurs homologues valides10. Mais comment alors envisager une séparation dans ce contexte de précarité financière ?

Vers une individualisation des ressources en matière d’allocation aux adultes handicapés ?
CURIOS / AdobeStock

II – Les changements induits par l’individualisation de l’allocation aux adultes handicapés

Afin de remédier aux difficultés liées à la prise en compte des ressources du couple dans le calcul de l’éligibilité à l’allocation aux adultes handicapés et dans le montant de la prestation, la proposition de loi « portant diverses mesures de justice sociale » prévoit une déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés. Ainsi, seuls les revenus du demandeur à la prestation seraient pris en compte. Un tel changement représenterait un coût d’environ 560 millions, selon le sénateur Phillipe Mouillier, rapporteur du texte devant la Commission des affaires sociales11, sachant qu’environ un quart des allocataires de cette prestation vit en couple. Au-delà de constituer une nouvelle charge financière, l’individualisation de la prestation aurait comme effet d’en modifier la philosophie. En effet, aujourd’hui la prise en compte des revenus du couple et non seulement de ceux du demandeur s’explique par l’appel à la coopération du noyau familial avant la solidarité nationale. En matière de prestations sociales, la mise en œuvre de cette hiérarchie n’est pas exceptionnelle – il s’agirait même de la norme – et peut d’ailleurs être à géométrie variable selon la nature de la prestation et l’objectif visé. Ainsi, pour ce qui est des allocations logement, ce ne sont pas seulement les ressources du couple qui sont prises en compte mais les ressources de toutes les personnes qui composent le foyer12. En matière de revenu de solidarité active, le demandeur doit faire valoir ses droits à certaines créances d’aliments, à la prestation compensatoire ainsi qu’aux pensions alimentaires fixées par le juge aux affaires familiales13. De même l’aide sociale, par essence subsidiaire, ajoute le jeu de l’obligation alimentaire à la mise en œuvre de la prestation14.

La revendication des associations et des usagers concernant l’individualisation de l’allocation aux adultes handicapés marquerait donc un nouveau recul du principe de solidarité familiale15. En réalité, cette disjonction entre la prestation et les ressources familiales est déjà existante dans le secteur du handicap, comme le démontre l’absence de mise en œuvre de l’obligation alimentaire dans le cadre de l’aide sociale à l’hébergement des personnes handicapées ou les cas limités de récupération, contrairement au système existant pour les personnes âgées16. À ce titre, la secrétaire d’État chargée des Personnes handicapées, Sophie Cluzel, n’a pas caché son désaccord quant à l’individualisation de l’allocation aux adultes handicapés lors de son audition devant la Commission des affaires sociales. Elle a indiqué que cette mesure remettrait en cause les principes de solidarité et de redistribution alors que le foyer constitue la première cellule protectrice ; elle propose en revanche une amélioration des modalités de cumul des allocations avec les revenus d’activité de la personne et du couple pour favoriser l’autonomie de chacun. Il est vrai que cette solidarité se retrouve dans la philosophie juridique du couple lui-même. Si l’allocataire est marié, l’article 212 du Code civil institue un devoir de secours entre époux, l’article 214 du Code civil prévoit une contribution aux charges du mariage et l’article 220 du Code civil évoque la solidarité des époux en matière de dettes ménagères. S’il s’agit d’un pacs, ces principes prennent la forme d’un devoir d’assistance réciproque et d’une solidarité aux dettes de la vie courante17. Seul le concubinage n’entraîne aucun devoir en tant que tel : sa définition évoque néanmoins un caractère stable et continu de l’union de fait, ce qui présage une solidarité de fait (même si en droit la solidarité ne se présume pas18), ne serait-ce que par le partage des charges communes19. L’allocation aux adultes handicapés devrait-elle échapper à la règle de la solidarité familiale au motif que l’allocataire serait en situation de dépendance économique vis-à-vis de l’autre membre du couple ce qui serait un frein à la rupture ? Cela ne semble pas justifié. D’une part, parce qu’en cas de séparation, s’il s’agit d’un couple marié, il est possible notamment en cas d’écart de revenus de solliciter une prestation compensatoire20. D’autre part, parce qu’en cas de séparation du couple, il est opéré une neutralité des ressources de l’autre membre du couple pour calculer le droit à la prestation du demandeur21.

En outre, il ne faut pas oublier que l’allocation aux adultes handicapés est actuellement considérée comme un minima social. Or l’objectif des minimas sociaux est d’assurer aux personnes, en fonction de leur catégorie (personnes âgées, personnes en situation d’invalidité, personnes en situation de handicap), des moyens de subsistance et non de se constituer un pécule. Qui plus est, cette prestation bénéficie déjà, dans certaines de ses dispositions, d’un régime de faveur comparé aux autres minimas sociaux : peuvent être cités le nombre important d’abattements sur les revenus qui la caractérisent22 ou le fait que les prestations familiales versées par la Caisse d’allocation familiales ne sont pas déduites de son montant, contrairement au fonctionnement du revenu de solidarité active23, ou encore le fait qu’il n’existe pas un montant « couple » de la prestation réduisant le montant global lorsque les deux membres du couple répondent aux critères d’attribution et ne déclarent pas de ressources : le montant de l’allocation aux adultes handicapés est multiplié par deux contrairement aux minimas sociaux que sont le revenu de solidarité active, l’allocation supplémentaire d’invalidité ou encore l’allocation de solidarité aux personnes âgées. Si le législateur décidait de changer les règles d’éligibilité et de calcul de l’allocation, il serait nécessaire de modifier la nature de l’allocation. Comment alors l’appréhender ? Car même les prestations qui ont été créées pour répondre à un besoin particulier de la personne, comme l’allocation personnalisée d’autonomie, n’échappent pas à la règle de prise en compte des ressources du couple24. La seule prestation sociale guidée par l’individualisation des ressources est la prestation de compensation du handicap, destinée comme son nom l’indique, à compenser les charges induites par la situation de son bénéficiaire. Pour cette prestation, même les revenus tirés de l’activité professionnelle sont exclus ; seuls les revenus procurés par le capital pourront avoir un impact sur le reste à charge du bénéficiaire25. C’est ce chemin que semble vouloir emprunter le sénateur Philippe Mouiller26 en évoquant l’allocation aux adultes handicapés comme une compensation financière. Toutefois, à la différence de la prestation de compensation du handicap, les sénateurs ont procédé à une modification du texte initial en réintroduisant le plafonnement du cumul de l’allocation aux adultes handicapés avec les ressources propres du bénéficiaire, faisant de la prestation une mesure encore plus difficile à cerner à la frontière entre un minima social et une compensation financière.

Si cette modification était actée, la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapés ferait 196 000 gagnants, pour un gain moyen de 300 €, mais également 44 000 perdants27, dans les hypothèses où la perception des ressources est réalisée grâce à la personne en situation de handicap. C’est pourquoi lors de l’étude du texte devant le Sénat, un autre rectificatif a été apporté au texte initial : il s’agit de créer un mécanisme transitoire sur 10 ans sous la forme d’un droit d’option individuel permettant aux bénéficiaires actuels de la prestation de choisir entre demeurer sur l’ancien dispositif ou basculer sur le nouveau système, à l’instar de ce qui avait été fait en 200528 pour les bénéficiaires de l’allocation compensatrice de handicap permettant de conserver leur prestation jusqu’à leur décès ou d’opter pour la prestation de compensation du handicap nouvellement créée29. La référence aux 10 ans renvoie quant à elle à la durée retenue lors de la suppression du complément de ressources à l’allocation aux adultes handicapés laissant ceux qui avaient des droits ouverts en bénéficier jusqu’au 1er décembre 202930. La gestion de deux systèmes de calcul pour l’allocation aux adultes handicapés risque de s’avérer un véritable casse-tête pour les professionnels.

En tout état de cause, le 22 mars dernier, la pétition qui avait été déposée sur le site du Sénat est apparue sur le site de l’Assemblée nationale afin que les députés adoptent la proposition de loi amendée par le Sénat, affaire à suivre…

Notes de bas de pages

  • 1.
    Loi n° 75-534 du 30 juin 1975, d’orientation en faveur des personnes handicapées : JO, 1er juill. 1975.
  • 2.
    CSS, art. L. 821-1 et s.
  • 3.
    CASF, art. L. 146-9 ; CASF, art. L. 241-6.
  • 4.
    CSS, art. R. 821-4.
  • 5.
    CSS, art. R. 532-3.
  • 6.
    CSS, art. R. 821-4-1.
  • 7.
    Cass. 2e civ., 9 juill. 2020, n° 19-13992 : AJ fam. 2020, p. 483, note M. Saulier.
  • 8.
    C. Bessiere et S. Gollac, Le genre du capital : comment la famille reproduit les inégalités, 2020, La Découverte, Paris, L’envers des faits, 326 p.
  • 9.
    Défenseur des droits, Rapport sur l’emploi des femmes en situation de handicap, Analyse exploratoire sur les discriminations multiples, nov. 2016, 86 p.
  • 10.
    E. Maudet, « Les femmes handicapées subissent beaucoup plus de violences que les femmes valides », Libération, 25 nov. 2016.
  • 11.
    A. Lorence, « AAH : ne plus prendre en compte les revenus du conjoint coûterait 560 millions d’euros, selon le sénateur Philippe Mouillier», Capital, 3 mars 2021.
  • 12.
    CCH, art. R. 822-2.
  • 13.
    CASF, art. L. 262-10.
  • 14.
    CASF, art. L. 132-6 (dans le cadre de l’aide sociale).
  • 15.
    F. Maisonnasse, L’articulation entre la solidarité familiale et la solidarité collective, 2016, LGDJ-Lextenso, XI-485 p.
  • 16.
    CASF, art. L. 344-5.
  • 17.
    C. civ., art. 515-4.
  • 18.
    C. civ., art. 1310.
  • 19.
    C. civ., art. 515-8.
  • 20.
    C. civ., art. 271.
  • 21.
    CSS, art. R. 532-4.
  • 22.
    CSS, art. R. 821-4.
  • 23.
    CASF, art. R. 262-6.
  • 24.
    CASF, art. L. 232-4.
  • 25.
    CASF, art. L. 245-6.
  • 26.
    A. Lorence, « AAH : ne plus prendre en compte les revenus du conjoint coûterait 560 millions d’euros, selon le sénateur Philippe Mouillier », Capital, 3 mars 2021.
  • 27.
    A. Lorence, « AAH : ne plus prendre en compte les revenus du conjoint coûterait 560 millions d’euros, selon le sénateur Philippe Mouillier », Capital, 3 mars 2021.
  • 28.
    Loi n° 2005-102 du 11 février 2005, pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées : JO, 12 févr. 2005.
  • 29.
    CASF, art. R. 235-2.
  • 30.
    Loi n° 2018-1317 du 28 décembre 2018 de finances pour 2019, art. 266 : JO, 30 déc. 2018.
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