« Dire et juger » à l’épreuve du formalisme procédural

Publié le 22/06/2023
« Dire et juger » à l’épreuve du formalisme procédural
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Toute juridiction est tenue de statuer sur l’ensemble des prétentions contenues dans le dispositif, indépendamment de la formulation retenue, la tentation de retenir une conception stricte du formalisme procédural ne pouvant se faire au détriment des intérêts des justiciables, sous peine de dégénérer en une forme d’abus.

Cass. 2e civ., 13 avr. 2023, no 21-21463

En dépit des précisions apportées par les articles 768 et 954 du Code de procédure civile sur le contenu des conclusions d’avocats, un important contentieux s’est développé, explicitant les informations et mentions requises1. En effet, l’intérêt porté par la jurisprudence et les institutions judiciaires à la structuration des conclusions et, notamment de leur dispositif, n’a eu de cesse de croître2.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’arrêt rendu le 13 avril 2023 par la Cour de cassation3. La cour d’appel d’Amiens avait considéré que le dispositif des conclusions ne l’invitait pas à prononcer la nullité de l’assignation ou l’irrecevabilité des demandes, se contentant de lui demander de « dire et juger que » l’acte introductif d’instance était entaché de nullité et d’irrecevabilité. Cependant, la deuxième chambre civile de la Cour casse l’arrêt au motif que, indépendamment de la formulation retenue, la juridiction était saisie de véritables demandes.

La décision rendue ne surprendra pas vraiment. La haute juridiction a en effet affirmé à plusieurs reprises que le simple fait d’introduire une prétention par la formule « dire et juger » ne justifie pas son absence d’examen4. La récurrence de la solution justifie d’ailleurs que l’arrêt soit rendu par la formation restreinte de la Cour, aucune question de principe n’étant en cause.

Le rappel de cette solution n’en reste pas moins opportun, la deuxième chambre civile, compétente sur les questions de procédure, ayant laissé planer un doute sur sa position quant à la portée des demandes de « dire et juger » et de « constater » dans un arrêt du 9 janvier 20205. Par son arrêt du 13 avril 2023, la deuxième chambre civile exprime donc son adhésion à l’analyse des autres chambres de la Cour, le précédent de 2020 portant sans doute uniquement la marque d’une maladresse de plume6.

En outre, on se félicitera de cette décision de 2023. En effet, elle confirme le principe de liberté rédactionnelle des prétentions contenues dans le dispositif, conformément aux dispositions du Code de procédure civile, lequel se contente d’affirmer que la cour est tenue de statuer « sur les prétentions énoncées au dispositif », sans imposer l’emploi d’une formule sacramentelle. La juridiction devra donc vérifier si, au-delà de la formulation retenue, elle est saisie d’une véritable demande.

Cette solution apparaît par ailleurs conforme à l’intérêt du justiciable qui, en cas d’exigence formelle particulière, verrait ses demandes rejetées, faute pour la juridiction d’en être valablement saisies. Cette incidence nous semble excessive, et c’est sans doute à raison que le pourvoi soutenait qu’imposer une formulation spécifique des demandes dans le dispositif des conclusions entraînerait une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’Homme. L’argument a d’autant plus de poids que la France a récemment été sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’Homme en raison d’une tendance à un formalisme excessif. Ainsi, dans un arrêt Xavier Lucas contre France du 9 juin 2022, la juridiction strasbourgeoise a considéré que l’exigence de transmission de la déclaration d’appel par voie informatique, sans tenir compte des obstacles pratiques auxquels l’appelant a été confronté dans l’utilisation de la plateforme e-Barreau, constituait une « une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour saisir les juridictions et d’autre part le droit d’accès au juge »7. Le parallèle est patent. Dès lors, considérer que la juridiction n’est saisie d’aucune demande au regard d’une lecture strictement littérale du dispositif, alors qu’une approche moins stricte souligne à l’évidence l’existence d’une véritable prétention, ne manquerait pas d’être sanctionné.

Pourtant, la solution rendue n’était pas garantie, pour au moins deux raisons.

En premier lieu, la tentation d’une jurisprudence très formaliste subsiste. En effet, la Cour de cassation considère que l’annexe à la déclaration d’appel n’a aucune valeur procédurale et n’opère pas d’effet dévolutif, à moins que la déclaration d’appel elle-même y renvoie et que le recours à une telle annexe soit justifié par un empêchement technique8. Si cette solution est juridiquement fondée, elle témoigne néanmoins d’un formalisme d’autant plus discutable que la cour d’appel et les parties sont informées ab initio des chefs de décision critiquées.

En second lieu, une charte de présentation des écritures a été signée le 30 janvier 2023 par le premier président de la Cour de cassation, la présidente de la Conférence nationale des premiers présidents et le président de la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires, d’une part, et le président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, le président du Conseil national des barreaux et le président de la Conférence des bâtonniers d’autre part. Il résulte de ce texte que « le dispositif récapitule les prétentions. Il n’est pas un résumé ou une synthèse des moyens lesquels ne doivent pas figurer dans le dispositif. Il ne doit pas contenir des “dire et juger que” et des “constater que” ou “donner acte” hors les cas prévus par la loi »9. L’arrêt d’avril 2023 se présente ainsi en contradiction manifeste par rapport avec ce document.

Faut-il en conclure que la juridiction suprême opère un changement de cap à seulement trois mois d’intervalle ?

Cela n’est pas exclu. En effet, la Cour de cassation semble désormais sensible aux sirènes européennes sur la question du formalisme procédural. C’est pourquoi la Cour a très récemment retenu l’existence d’un « formalisme excessif » en cas d’impossibilité pour un père, appelant incident, de faire valoir ses prétentions au retour de ses enfants, sur le fondement de la convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfant, en raison de l’irrecevabilité de l’appel principal interjeté par le ministère public par voie papier alors qu’aucun motif technique ne le justifiait10.

Quoi qu’il en soit, la Charte et l’arrêt du 13 avril 2023 ne s’opposent pas nécessairement. Si cette Charte, dont la valeur juridique est discutable, poursuit un objectif incertain et peut susciter de légitimes inquiétudes11, elle précise expressément que les préconisations retenues forment « un guide de bonnes pratiques non contraignant »12. On peut ainsi espérer que la règle de droit, rappelée par l’arrêt de 2023, continuera de prévaloir indépendamment de l’amélioration, ou non, de la rédaction des conclusions, laquelle amélioration doit, dans l’intérêt des justiciables, rester une simple aspiration…

Notes de bas de pages

  • 1.
    V. not. Cass. 2e civ., 17 sept. 2020, n° 18-23626 : D. 2020, p. 2046, note M. Barba – Cass. 2e civ., 3 mars 2022, n° 20-20017 : RLDC 2022/5, p. 37, note M. Barba.
  • 2.
    B. Sibilli, « De quoi une demande de “dire et juger quelque chose” est-elle le nom ? », AJDA 2022, p. 109 ; M. Barba, « La structuration des conclusions d’appel en matière civile », RLDC 2022/5, p. 27 ; Cass., Charte de présentation des écritures, 30 janv. 2023.
  • 3.
    Cass. 2e civ., 13 avr. 2023, n° 21-21463.
  • 4.
    Cass. com., 22 janv. 2020, n° 18-16961 : Dalloz actualité, 1er oct. 2020, obs. C. Auché et N. de Andrade ; D. 2021, p. 543, obs. N. Fricero – Cass. 3e civ., 18 févr. 2021, n° 19-25724.
  • 5.
    Cass. 2e civ., 9 janv. 2020, n° 18-18778 : D. 2021, p. 543, obs. N. Fricero.
  • 6.
    Comp. M. Barba, « La Charte de présentation des écritures en question », D. 2023, p. 776 ; du même auteur, « Charte de présentation des écritures. Entre droit extra-mou et droit extra-flou », Dalloz actualité, 2 févr. 2023, soulignant le caractère équivoque de la formulation retenue par la Cour.
  • 7.
    CEDH, 9 sept. 2022, n° 15567/20, Xavier Lucas c/ France : Dalloz actualité, 16 juin 2022, obs. C. Bléry ; D. 2023, p. 571, obs. N. Fricero.
  • 8.
    Cass. 2e civ., 12 janv. 2023, n° 21-16804.
  • 9.
    Charte, p. 4 et s.
  • 10.
    Cass. 1re civ., 5 avr. 2023, n° 22-21863 : C. Bléry, « Condamnation du formalisme excessif : la Cour de cassation dans les pas de la CEDH », Dalloz actualité, 20 avr. 2023.
  • 11.
    M. Barba, « La Charte de présentation des écritures en question », D. 2023, p. 776 ; M. Barba, « Charte de présentation des écritures. Entre droit extra-mou et droit extra-flou », Dalloz actualité, 2 févr. 2023.
  • 12.
    Charte de présentation des écritures, p. 1.
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