Le hasard dans la procédure française est-il irrationnel ?
Le tirage au sort, autorisé dans le droit français à l’occasion de diverses procédures, peut paraître surprenant et rappeler à son souvenir les pratiques anciennes qualifiées d’irrationnelles. Pour autant, le Conseil d’État en a récemment clarifié les contours. Le procédé ne revêt-il pas une certaine fonction ?
Ceux qui ont fréquenté avec assiduité et sérieux les manuels ou les amphithéâtres où sont dispensés les cours d’histoire du droit se rappellent probablement des pratiques d’un autre âge qui consistaient à demander à Dieu la désignation d’un coupable. Le jugement de Dieu est une épreuve que les juges font passer à l’accusé pour déterminer s’il est innocent ou coupable. Il est, peut-être, la procédure médiévale qui nous semble la plus étonnante et la plus insaisissable. Peut-être parce qu’elle consiste à solliciter une intervention transcendante, celle d’une divinité, pour régler un différend que les hommes ne sont pas parvenus à gérer. Pendant longtemps, le monde de la recherche a regardé le jugement de Dieu avec ses yeux modernes. Évidemment, il l’a trouvé irrationnel. Mais on ne peut pas évaluer la justice médiévale sur les critères de notre époque. Il faut appréhender ce système judiciaire selon son contexte d’apparition. Quoi qu’on ait tout dit sur les originalités du jugement de Dieu pour fasciner le juriste d’aujourd’hui, on l’a moins repensé au prisme des mentalités de l’époque qui y a eu recours. Le Moyen Âge était trop pragmatique pour nous donner seulement à voir quelques procédures irrationnelles, gauchement jugées archaïques par les décennies de recherche qui nous précèdent. Il faut en cette hypothèse commencer par formuler une remarque terminologique. L’historien est avant tout un homme de l’écrit ; ses informations, arrachées ici et là à la consistance du procès, ne sont que partielles1. Pour comprendre, ou tout au moins atteindre la société judiciaire du passé, il doit en pénétrer les rituels et chacun, s’il est bien informé, sait qu’ils ont une part d’intemporel.
À l’heure actuelle, il est de bon ton et de bonne méthode de se placer au centre de démarches comparatives, qui font coopérer les droits anciens et les droits modernes. Parmi les contextualisations possibles, la plus significative se rencontre aujourd’hui en cours d’assises. Ces procès, que l’appareil judiciaire d’État encadre en tout point, font surgir à un moment précis un procédé irrationnel ; lorsque vient le moment de choisir les jurés, la décision est abandonnée au tirage au sort. Aujourd’hui, personne ne s’en offusque parce que le procédé est efficace et paraît, au plus grand nombre, acceptablement juste2. Mais le hasard ne s’arrête pas seulement dans une cour d’assises. Devant des situations complexes de rareté, la puissance publique a parfois recours au tirage au sort pour résoudre provisoirement ou durablement un problème. Il a alors pour objet de départager des demandeurs, aux qualités équivalentes, d’une autorisation administrative, d’une charge, ou d’un privilège, dans un contexte de rareté de cette ressource3.
Mais quel que soit le contexte dans lequel il est utilisé, le tirage au sort est souvent critiqué en droit4. D’autres auteurs, inversement, y voient des avantages, notamment quant au respect du principe d’égalité5.
Le recours au hasard existe dans beaucoup de sociétés6 et son grand mérite est, par nature, qu’il ne se laisse pas corrompre. Il apparaît comme le système de départage le plus impartial possible en ce qu’il est imperméable à toute considération politique ou personnelle7. C’est en cela que le Conseil d’État l’a jugé légal8.
Le tirage au sort, laissé ici à l’initiative du pouvoir réglementaire, n’est, par principe, pas interdit. Jusqu’en 2018, le Conseil d’État se bornait seulement à vérifier le respect du principe d’égalité entre ceux qui sont admis à participer au tirage au sort et ceux qui en sont exclus9. En 2018, dans une décision liée à l’attribution par tirage au sort des offices notariaux10, le Conseil d’État en a précisé les modalités.
Le Conseil d’État affirme tout d’abord qu’une autorité administrative est tenue d’exercer sa compétence conformément aux lois et règlements applicables et dans le respect de l’intérêt général, puis que le pouvoir réglementaire peut prévoir, dans certains cas, de faire reposer sur le tirage au sort le départage entre des demandes adressées à l’administration si aucun texte n’y fait obstacle.
La démarche est particulièrement significative ; le Conseil d’État entend ici fixer les modalités de tirage au sort, et, plus vraisemblablement, en poser les limites par le principe de légalité, afin de protéger l’administré11.
Il est parfois avancé que « le hasard insulte la cohérence et la causalité »12. Est-il, dans notre droit, une procédure irrationnelle ? Il ne semble pas… Il a vocation à s’appliquer lorsqu’aucune autre solution n’a été trouvée. Par-là, malgré l’incertitude et l’absence de raisonnement qu’il engendre, il reste probablement une solution socialement acceptée et acceptable.
Notes de bas de pages
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1.
Koble N. et Séguy M., « L’audace d’être médiéviste », Littérature 2004, n° 148, p. 3.
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2.
Coste F.-L., « Récusé ! », AJ pénal 2006, p. 246 ; Blanc A., « Le président et les jurés », AJ pénal 2006, p. 242.
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3.
Calmette J.-F., « Le hasard peut-il bien faire les choses ? Du recours au tirage au sort dans la gestion administrative », AJDA 2017, p. 2175.
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4.
Ségur P., « La désignation des gouvernants par tirage au sort », RFDC 2013, p. 687.
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5.
Rolin F., « Ne tirez pas sur le tirage au sort ! », AJDA 2017, p. 1193 ; Lanneau R., « Du tirage au sort comme méthode d’allocation des ressources rares », Dr. adm. 2017, comm. 35.
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6.
Sintomer Y., Petite histoire de l’expérimentation démocratique. Tirage au sort et politiques d’Athènes à nos jours, 2011, La découverte.
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7.
Roussel S. et Nicolas C., « Décider par le hasard est-ce décider au hasard ? », AJDA 2018, p. 1212.
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8.
CE, 16 déc. 1977, n° 08656, Élections municipales de la commune des Pilles : Lebon T., p. 836 – CE, sect., 19 déc. 1984, n° 36713, Département de la Moselle : Lebon, p. 428 – CE, 20 janv. 1988, n° 76817, Dell’Agnola : Lebon T., p. 773-803 – CE, 24 janv. 2001, n° 227439, Guillerme : Lebon, p. 34 ; AJDA 2001, p. 579, concl. Touvet L. – CE, 19 avr. 1985, n° 51286, Fédération des syndicats généraux de l’éducation nationale et de la recherche publique CFDT : Lebon, p. 109 – CE, 19 déc. 1994, n° 139948, Romanille : Lebon T., p. 961, 965 et 115 – CE, 27 sept. 1991, n° 111481, Mauger : Lebon, p. 318 – CE, 1er juin 1994, n° 115587, Bavoil : Lebon, p. 274.
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9.
CE, 5 nov. 2001, n° 215351, Ministre de l’Éducation nationale : Lebon T., p. 814, 981 et 1131 – CE, 27 sept. 1991, n° 111481, Mauger : Lebon, p. 318.
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10.
CE, ass., 18 mai 2018, nos 400675, 400698, 400858, 401795 et 401810, M. K. et a.
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11.
Roussel S. et Nicolas C., « Décider par le hasard est-ce décider au hasard ? », AJDA 2018, p. 1212.
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12.
Morin E., Science avec conscience, 1990, Fayard, p. 196.