Le juge et les clauses abusives : la vision du droit français
La réforme du droit commun des contrats, à travers le nouvel article 1171 du Code civil, généralise le contrôle des clauses abusives dans les contrats d’adhésion, indépendamment du statut des cocontractants. Ce nouveau texte pose toutefois un certain nombre de questions, à commencer par celle de l’étendue exacte de son champ d’application.
L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats1, entrée en vigueur le 1er octobre 2016, a considérablement étendu le contrôle des clauses abusives en droit français, renforçant également le rôle du juge en la matière. Cette évolution doit être replacée dans le contexte de l’extension continue du contrôle des clauses abusives par le juge en droit français (I). Elle suscite par ailleurs un certain nombre de questions (II).
I – L’extension progressive du contrôle des clauses abusives par le juge en droit français
Le Code civil de 1804 ne comportait évidemment aucun mécanisme de contrôle visant spécifiquement les clauses abusives. Contrairement à leurs homologues allemands, cependant, les juges français n’ont pas utilisé les mécanismes généraux du Code civil (bonne foi, bonnes mœurs) pour lutter contre les clauses abusives avant que le législateur n’intervienne par une première loi de 1978. Cette loi a encouragé la jurisprudence à prendre quelques initiatives en la matière, mais c’est la transposition en 1995 de la directive européenne de 1993 sur les clauses abusives qui a constitué une étape décisive, en généralisant le contrôle de ces clauses dans les contrats conclus entre professionnels, d’une part, et non-professionnels, d’autre part. Le champ d’application de ce contrôle est, en droit français, un peu plus large que ne l’exige la directive, mais il n’inclut pas les contrats « B2B »2. En 2008, par ailleurs, le législateur français a créé un dispositif de lutte contre les clauses abusives entre « partenaires commerciaux »3.
La réforme de 2016 a introduit un article 1171 nouveau dans le Code civil, qui étend la prohibition des clauses abusives à tous les contrats d’adhésion, indépendamment de la qualité des parties (et donc de leur statut de consommateur ou de professionnel) :
« Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite.
L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ».
Le contrat d’adhésion est défini quant à lui comme « celui dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties »4. Le champ d’application de la nouvelle règle est potentiellement très large et fait de ce nouvel article 1171 l’une des dispositions les plus contestées de la réforme.
II – Les questions posées par la réforme de 2016
La combinaison de l’article 1171 du Code civil avec la définition du contrat d’adhésion donnée à l’article 1110, alinéa 2, conduit en toute rigueur à étendre le contrôle des clauses abusives à toutes les clauses incluses dans des contrats qui contiennent des conditions générales soustraites à la négociation, y compris les clauses de ces contrats qui auraient fait l’objet d’une négociation entre les parties. Une telle solution restreindrait considérablement la liberté contractuelle et il faut espérer que la jurisprudence limitera l’application de la règle de l’article 1171 aux seules clauses contenues dans les conditions générales, à moins que le législateur ne prenne l’initiative de restreindre le champ d’application de ce texte à l’occasion d’une hypothétique ratification de l’ordonnance du 10 février 2016.
S’agissant de l’étendue du contrôle prévu par le nouveau texte, la question se pose également de savoir si le contrat d’adhésion, au sens de l’article 1110, alinéa 2, nouveau, du Code civil inclut le contrat-type, c’est-à-dire le contrat proposé ponctuellement par une partie sur la base d’un modèle établi par un tiers. Un autre problème est celui de l’articulation entre le contrôle prévu par le nouvel article 1171 du Code civil et celui qui résulte des dispositions préexistantes, et notamment de l’article L. 442-6 du Code de commerce.
Une source d’incertitude supplémentaire tient évidemment aux modalités du contrôle des clauses abusives, la question centrale étant de savoir comment le juge appréciera le déséquilibre significatif exigé par l’article 1171. Pourra-t-il s’inspirer des listes noire et grise du Code de la consommation ? Devra-t-il apprécier le déséquilibre au regard de toutes les autres clauses du contrat ? Convient-il d’opérer une distinction entre le déséquilibre en pouvoir et le déséquilibre en valeur ? Autant de questions auxquelles il est évidemment possible de proposer des réponses, mais qui devront être clairement tranchées par la jurisprudence afin de limiter l’insécurité juridique.