Vade-mecum du contentieux judiciaire

Le procès civil à l’épreuve du numérique

Publié le 11/07/2018

Et si la révolution de la procédure civile provenait d’une source extérieure au droit ? De nombreuses réflexions ont récemment été menées afin de refondre les règles processuelles en considération des évolutions technologiques de ces dernières années. Au-delà, l’ouverture des données jurisprudentielles au public, les avancées en matière d’intelligence artificielle et l’arrivée de start-up juridiques sur le marché du droit favorisent le développement de la justice prédictive qui pourrait avoir un réel impact sur la façon d’aborder le procès civil.

L’introduction du numérique dans le monde de la justice est au cœur de tous les débats et constitue le socle de réflexion de nombreux rapports tels que le rapport « Justice : faites entrer le numérique »1 de l’Institut Montaigne, le rapport « Amélioration et simplification de la procédure civile » de Frédérique Agostini et Nicolas Molfessis, le rapport « Transformation numérique » de Jean François Beynel et Didier Casas et enfin le rapport de Loïc Cadiet sur « L’Open Data des décisions de justice ». Le projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 est venu consacrer certaines des propositions de ces rapports2.

La transformation numérique est, selon la ministre de la Justice, « le cœur du réacteur » d’une réforme plus large de la justice civile. Les objectifs sont ambitieux, convertir la justice civile au numérique et permettre un accès permanent dématérialisé aux services de justice3. Il ne s’agit plus d’adapter les règles procédurales au numérique mais de créer une nouvelle procédure civile numérique. Par ailleurs, ce mouvement est prolongé au-delà du temps du procès avec le projet de diffusion au public de manière gratuite d’un plus grand nombre de décisions (l’open data), inscrit dans la loi pour la République numérique4.

Le chemin pour arriver à une véritable transformation numérique des règles du procès civil est encore long tant notre système a du retard en la matière et nécessitera de surmonter de nombreux obstacles juridiques, techniques et financiers. La mise en perspective de ces différents projets permet de se rendre compte de l’ampleur du mouvement mais également des difficultés à les mettre en œuvre. En effet, l’articulation de ces mesures avec les règles de protection des données ou celles liées au respect de la vie privée n’est pas toujours aisée.

C’est dans ce contexte que s’inscrit ce tournant numérique qui touche certains fondamentaux du déroulement du procès civil (I) et augmente le champ des possibles en matière de diffusion et d’exploitation des décisions de justice (II).

I – Le numérique au cœur du procès civil

A – Le numérique au stade de la saisine du juge

L’un des premiers grands changements envisagés par les rapports Molfessis-Agostini et Beynel-Casas concerne la généralisation de la saisine par voie électronique des juridictions civiles. Sa mise en place se ferait progressivement à l’aide de mesures incitatives comme la possibilité d’obtenir des délais de traitement réduits, puis deviendrait peu à peu obligatoire dès lors que la représentation par un avocat serait exigée.

Cette saisine numérique devra se combiner avec la proposition n° 12 du rapport Agostini-Molfessis qui entend « créer l’acte unique de saisine judiciaire » en supprimant les cinq modes de saisine des juridictions civiles5 pour n’en retenir que deux, l’assignation et la requête (unilatérale ou conjointe).

À peine d’irrecevabilité, l’acte devra contenir, en sus des mentions obligatoires que l’on connaît aujourd’hui, de nouvelles mentions telles que « le consentement à procéder aux échanges par voie électronique ». Le défaut d’une des mentions obligatoires constituerait une fin de non-recevoir, cette sanction serait plus sévère que l’actuelle sanction de la nullité. En effet, la Cour de cassation a jugé que l’acte déclaré irrecevable, en raison d’une fin de non-recevoir, n’interrompt pas les délais de prescription contrairement à l’acte de signification annulé pour vice de forme6.

Une fois la saisine électronique effectuée, le dossier de l’affaire pourra être accessible en ligne par les parties, facilitant ainsi les échanges entre elles.

B – La création d’un dossier numérique

Sur le modèle d’Opalexe, créé par arrêté du 17 juin 2017 pour les experts judiciaires, il s’agit de créer un dossier numérique unique qui puisse être alimenté et consulté par les acteurs du procès eux-mêmes.

Selon le rapport Beynel-Casas, l’alimentation du dossier ne se fera pas en numérisant la version papier des documents mais en déposant directement les pièces et documents en version dématérialisée sur la plate-forme numérique. Il s’agirait d’un véritable « bureau numérique » facilement accessible à toutes les parties prenantes d’un procès dont la gestion serait partagée entre l’État et l’ensemble des professionnels du droit7.

Comme l’on peut s’y attendre, la création d’un tel dossier numérique contenant des données sensibles soulève la question de la sécurisation de son accès. À cet égard, le rapport sur la transformation numérique envisage deux solutions allant au-delà de l’identification par signature électronique, à savoir, l’utilisation d’un « cachet serveur »8 ou la mise en place d’une « plate-forme numérique partagée » construite autour de la confiance entre ses utilisateurs9.

Enfin, les rapporteurs envisagent de permettre aux parties, grâce au dossier numérique unique, d’avoir connaissance du rapport du juge en amont de l’audience pour éventuellement faire des observations liminaires sur ce dernier. Encore faut-il que le concept d’audience ne soit pas totalement supprimé.

C – Vers des audiences entièrement dématérialisées ?

Le rapport de l’Institut Montaigne, « Justice : faites entrer le numérique », propose de mettre en place des audiences par visioconférence. Les rapporteurs du rapport « Amélioration et simplification de la procédure civile » estiment toutefois que cela est trop prématuré en raison du faible niveau d’équipement des juridictions actuelles.

Reprenant une idée présentée par le rapport Agostini-Molfessis, l’article 12 du projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022, prévoit, en revanche, la possibilité pour le juge du tribunal de grande instance de statuer sans audience préalable10. Par ailleurs, le même article autorise la mise en place d’une procédure de règlement des petits litiges par voie dématérialisée sans audience, à condition toujours d’obtenir l’accord préalable des parties11.

Ce modèle existe déjà au niveau européen à travers l’article 5 § 1er bis du règlement (CE) n° 861/2007 du 11 juillet 2007 instaurant une procédure européenne de règlement des petits litiges.

Cette dématérialisation progressive des audiences est critiquée tant l’oralité entretient des liens étroits avec la notion de justice. Cette oralité est souvent nécessaire à l’apaisement des conflits et sa suppression aurait pour effet d’ôter toute signification au procès civil pour le justiciable12.

D – Notification électronique des décisions de justice

En matière de notification, le rapport Agostini-Molfessis propose deux solutions que sont (i) la notification de la décision par le biais du dossier numérique unique ou (ii) l’insertion dans le document adressé par voie électronique, d’un code-barres ou pictogramme que le lecteur pourrait scanner afin de vérifier l’authenticité du document sur un site sécurisé.

Une fois la décision notifiée à la partie concernée, un débat beaucoup plus vaste apparaît, celui de la diffusion des décisions de justice au public.

II – Le numérique au service de la diffusion des décisions de justice

A – L’Open Data

Les articles 20 et 21 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique13 instituent un principe de mise à disposition auprès du public de l’ensemble des décisions rendues par les juridictions des ordres judiciaire et administratif.

Afin de mettre en œuvre cette loi, Loïc Cadiet a rendu un rapport intitulé « L’Open Data des décisions de justice » évaluant les enjeux et risques de la mise à disposition auprès du public des décisions de justice notamment au regard du principe de la publicité de la justice, du respect de la vie privée, de la protection des données à caractère personnel.

Aujourd’hui, Légifrance joue ce rôle de diffuseur des décisions de justice à titre gratuit14. Le rapport préconise d’aller au-delà en mettant à disposition un plus grand nombre de décisions émanant d’un champ plus large de juridictions15. Ce rôle de diffuseur pourrait être assuré par le portail Justice.fr et le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions serait assuré par les juridictions suprêmes (Cour de cassation et Conseil d’État).

L’enjeu principal de la mise en place d’un tel dispositif consiste à l’articuler avec les principes de protection des données à caractère personnel et du respect de la vie privée. C’est pourquoi, le rapporteur a arrêté un principe de « pseudonymisation » des parties, personnes physiques16 et même des tiers, mentionnées dans ces décisions17. À la différence de l’anonymisation, la pseudonymisation permet d’identifier la qualité de la partie sans pour autant révéler son nom. Cette tâche serait attribuée à la Cour de cassation qui réalise déjà ce travail pour les décisions publiées sur Légifrance.

Une autre problématique consiste à agencer de manière cohérente la diffusion en ligne des décisions « pseudonymisées » avec la possibilité, prévue à l’article L. 111-13 du Code de l’organisation judiciaire, pour un tiers d’obtenir directement une décision « non pseudonymisée » auprès du greffe.

À cet égard, l’article 18 du projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 a pris en compte la recommandation n° 9 du rapport Cadiet en conditionnant la délivrance par le greffe d’une copie de la décision à un tiers à « l’occultation des éléments d’identification des parties et des tiers mentionnés dans la décision, lorsqu’elle est de nature à porter atteinte à la sûreté des personnes ou à l’intimité de la vie privée » lorsqu’il a été jugé que la demande n’était pas « abusive » et « n’avait pas pour effet la délivrance d’un nombre important de décisions ». Ces deux dernières notions feront sûrement l’objet d’interprétations variées susceptibles de faire naître certains contentieux.

Finalement, le véritable enjeu de la mise à disposition à titre gratuit de l’ensemble des décisions de justice tient plutôt à l’exploitation qui pourrait être faite de ces données.

B – La justice prédictive

Ce que l’on appelle, « justice prédictive », par abus de langage, consiste en réalité à prévoir les chances de succès d’une procédure contentieuse en analysant un ensemble de décisions rendues, dans un cas donné,18 à l’aide d’algorithmes brassant un certain nombre de paramètres programmés à l’avance, permettant d’aboutir à un résultat sous forme de probabilité.

L’analyse algorithmique des décisions permettra aux juges d’avoir une vision globale des différentes décisions rendues pour une problématique donnée et ainsi harmoniser leurs décisions avec celles des autres juridictions. La convergence des solutions jurisprudentielles des cours d’appel, par exemple, favorisera une meilleure prévisibilité du droit pour le justiciable. Des expérimentations ont d’ailleurs déjà été menées dans les cours d’appel de Rennes et de Douai grâce à l’utilisation du logiciel Predictice qui semble-t-il a déçu les magistrats des juridictions concernées19.

Ce même logiciel est actuellement testé au barreau de Lille. En effet, cet outil permettrait aux avocats de répondre aux besoins de certains de leurs clients, en leur donnant, en amont d’un litige, la possibilité d’évaluer les probabilités de gagner ou perdre un procès et ainsi prendre plus facilement la décision d’engager une procédure amiable de règlement du litige plutôt qu’une action en justice.

On pourrait même imaginer une utilisation de la justice prédictive par les tiers financeurs de procès afin d’évaluer la rentabilité d’un financement en fonction des chances de succès d’une action judiciaire.

Toutefois, certains auteurs soulignent les difficultés qu’il y a à modéliser le raisonnement judiciaire qui est surtout une affaire d’interprétations et de choix parfois discrétionnaires du juge mais également de rédaction des jugements dans un langage propre à chaque juge20. C’est pourquoi, il sera nécessaire, au préalable, d’uniformiser formellement les décisions de justice afin qu’elles suivent une trame plus normée. Cette standardisation formelle des décisions de justice est encouragée par le rapport Agostini-Molfessis.

Si la potentialité de ces nouveaux outils technologiques ne doit pas être négligée, il convient d’en fixer le cadre. À cet égard, le rapport Cadiet recommande l’édiction d’une obligation de transparence des algorithmes, la mise en œuvre de mécanismes de contrôle par la puissance publique et l’adoption d’un mécanisme de certification de qualité par un organisme indépendant.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Rapp. Institut Montaigne, Justice : faites entrer le numérique, nov. 2017.
  • 2.
    Proj. L. de programmation pour la justice 2018-2022, ministère de la Justice.
  • 3.
    Agostini F. et Molfessis N., Chantiers de la justice. Amélioration et simplification de la procédure civile, p. 12.
  • 4.
    L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, art. 20 et 21.
  • 5.
    Assignation, requête, requête conjointe, déclaration au greffe, présentation volontaire.
  • 6.
    Cass. 2e civ., 1er juin 2017, n° 16-15568, sur le fondement de C. civ., art. 2241.
  • 7.
    Le rapport Agostini-Molfessis estime qu’il serait risqué de confier le pilotage d’un tel projet à un opérateur privé en raison de la sensibilité des matières concernées.
  • 8.
    Selon le rapport Beynel-Casas : « Cette approche consiste à centraliser les opérations complexes de gestions de clés sur un serveur central auprès duquel l’agent, le professionnel ou le justiciable s’authentifie et envoie une requête informatique d’acte de signature », p. 16.
  • 9.
    Selon le rapport Beynel-Casas, cette approche « consiste à utiliser la traçabilité des usages de la plate-forme pour créer la confiance entre les différents membres », p. 16.
  • 10.
    Proj. L. de programmation pour la justice 2018-2022, art. 12 : « art. 3-1. – Devant le tribunal de grande instance, la procédure peut, avec l’accord des parties, se dérouler sans audience ».
  • 11.
    Proj. L. de programmation pour la justice 2018-2022, art. 12 : « 3-2. – Les demandes formées devant le tribunal de grande instance en paiement d’une somme n’excédant pas un montant défini par décret en Conseil d’État peuvent, avec l’accord des parties, être traitées dans le cadre d’une procédure dématérialisée. Dans ce cas-là, la procédure se déroule sans audience ».
  • 12.
    Jullien E., « L’esprit des réformes, réformer la justice civile. Séminaire de droit processuel », JCP G, suppl. au n° 13, 26 mars 2018.
  • 13.
    L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, art. 20 : « Sans préjudice des dispositions particulières qui régissent l’accès aux décisions de justice et leur publicité, les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées. Cette mise à disposition du public est précédée d’une analyse du risque de réidentification des personnes ».
  • 14.
    Le décret n° 2002-1064, du 7 août 2002, prévoit une disposition gratuite en ligne d’une part limitée des décisions de justice rendues par les juridictions de fond.
  • 15.
    Selon le rapport Cadiet, en 2016, ont été diffusées sur Légifrance 10 313 décisions de la Cour de cassation. La mise à disposition auprès du public pourrait concerner, tous les niveaux d’instance confondus, une ouverture à 2 677 253 décisions rendues en matière civile en 2016.
  • 16.
    Ne pouvant se prévaloir d’une atteinte à la vie privée en vertu de l’article 9 du Code civil, le nom des personnes morales ne sera pas retiré.
  • 17.
    La question d’étendre la pseudonymisation aux avocats et magistrats fait débat.
  • 18.
    Meneceur Y., « Intelligence artificielle – quel avenir pour la justice prédictive ? Enjeux et limites des algorithmes d’anticipation des décisions de justice », JCP E 2018, n° 7, spéc. n° 4.
  • 19.
    Communiqué du ministère de la Justice et de la première présidence de la cour d’appel de Rennes, 9 oct. 2017 : « Il est apparu que ce logiciel, participant d’une approche dont la modernité était reconnue, méritait d’être sensiblement amélioré, et ne présentait pas en l’état de plus-value pour les magistrats qui disposent déjà d’outils de grande qualité d’analyse de jurisprudence de la Cour de cassation et des cours d’appel ».
  • 20.
    Meneceur Y., préc., spéc. n° 17 ; Dondero B., « Justice prédictive : fin de l’aléa judiciaire », D. 2017, p. 532.
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