Cryptomonnaies et communauté de biens

Publié le 03/01/2023
Bitcoin, cryptomonnaie
Vladimir Muravin/AdobeStock

De nombreux particuliers possèdent aujourd’hui des actifs numériques, au premier rang desquels figurent les cryptomonnaies telles que les bitcoins, les ethers ou autres Litecoins. Se posera inévitablement la question de savoir ce que deviennent ces nouveaux actifs lorsque leur détenteur vient à se marier. Comment articuler ces nouvelles technologies avec les mécanismes les plus traditionnels du droit patrimonial de la famille, en particulier le régime de la communauté de biens ? Alors que le régime légal apparaît parfois inadapté pour répondre aux impératifs économiques contemporains, il ne semble pas particulièrement menacé par les nouveaux actifs issus de la crypto-économie, du moins par les cryptomonnaies. Moyennant quelques adaptations ponctuelles, pour tenir compte de l’interface technologique mise en place, le régime légal semble pouvoir remplir ses fonctions sur ces nouveaux éléments du patrimoine des époux. S’il ne semble pas exister d’incompatibilités manifestes entre le régime légal et les monnaies virtuelles, ces dernières se présentent néanmoins comme des biens communs atypiques qui méritent une attention particulière.

La composition des patrimoines ne cesse d’évoluer au cours du temps. En ce début de XXIe siècle, il n’est plus rare de voir des particuliers posséder des actifs numériques, au premier rang desquels figurent les cryptomonnaies telles que les bitcoins, les ethers ou autres Litecoins1. Se pose inévitablement la question de savoir ce que deviennent ces nouveaux actifs lorsque leur détenteur vient à se marier. Comment articuler ces nouvelles technologies avec les mécanismes les plus traditionnels du droit patrimonial de la famille, en particulier le régime de la communauté de biens ?

Cette articulation est plus ardue qu’il n’y paraît au premier abord car elle se heurte au moins à deux difficultés structurelles :

• la première difficulté est d’ordre juridique. Elle concerne la nature des cryptomonnaies2. Sont-elles des biens, des biens fongibles, des monnaies ? L’émergence d’un nouvel objet génère d’inévitables questions de qualification. Un certain nombre de réponses ont maintenant été apportées par la jurisprudence ou le législateur3, à partir desquelles on peut tirer des conséquences sur la mise en œuvre du régime matrimonial. Si certaines d’entre elles intéressent les actifs numériques dans leur ensemble, les cryptomonnaies appellent également des développements à part, non nécessairement transposables aux autres cryptoactifs (utility token, NFT, etc.), ce qui justifie de les exclure de ces développements4 ;

• la deuxième difficulté est d’ordre technologique. À l’instar des autres actifs numériques, le fonctionnement des cryptomonnaies s’appuie sur un support numérique spécifique, les fameuses technologies de registres distribuées (DLT pour distributed ledger technologies), dont la blockchain fait partie5. Schématiquement, ces technologies permettent de tracer la propriété des actifs numériques et de sécuriser les transactions qui les prennent pour objet sans recourir à un tiers de confiance6. Or, ces technologies ne semblent pas connaître à première vue les mécanismes de propriété collective comme celui de la communauté de biens. Elles semblent exclusivement tournées vers les formes individuelles d’appropriation. La technologie sous-jacente à ces cryptomonnaies est-elle alors compatible avec la mise en œuvre du régime légal ? Peut-on tirer toutes les conséquences de la qualification de biens communs en matière de crypto ? Par comparaison, les régimes de séparation de biens et de participation aux acquêts ne devraient guère poser de problèmes en raison de la séparation des patrimoines qu’ils instaurent entre les époux durant la vie du ménage.

Le régime légal peut-il ainsi faire face sans se dénaturer à l’essor de la crypto-économie, et plus particulièrement aux principaux actifs qui en ont découlé : les monnaies virtuelles ? Pour le savoir, on se placera successivement sous les trois angles traditionnels à travers lesquels on étudie le patrimoine, à savoir l’actif, le passif, et la gestion des biens.

I – Les cryptomonnaies et l’actif de communauté

Les cryptomonnaies peuvent-elles être des biens communs ? La réponse devrait être vraisemblablement affirmative. À première vue, cette qualification ne devrait pas susciter de problèmes.

D’une part, en dépit des controverses liées à la nature de la monnaie et à celle des cryptos, il fait peu de doute que les cryptomonnaies sont des biens7. Elles relèvent du domaine de l’avoir. Elles sont appropriables et susceptibles d’être échangées8.

D’autre part, en dépit de l’artefact technologique qui les sous-tend, les cryptomonnaies sont des biens impersonnels qui ne justifient pas a priori le recours à la qualification de bien propre par nature9.

Sont-elles alors, le cas échéant, des biens communs comme les autres ou des biens communs atypiques ? La réponse à cette question est plus délicate. Tant la nature des cryptomonnaies (A) que leur mode de fonctionnement (B) peuvent justifier l’application de règles spéciales.

A – L’influence de la nature des cryptomonnaies sur l’actif de communauté

À suivre une conception étatiste selon laquelle la monnaie est indissociable de la souveraineté, la qualification de monnaie dépendrait d’une manifestation de volonté de l’État en ce sens10. Bien que les cryptomonnaies en remplissent les fonctions traditionnelles (unité de compte, intermédiaire des échanges, et réserve de valeur), le législateur et les juges lui ont pour l’instant refusé cette qualification11. L’article L. 54-10-1 du Code monétaire et financier appréhende les cryptos à travers l’expression, un peu hypocrite, de « représentation numérique de la valeur » qui n’est pas assimilable à de la monnaie ou à de l’argent. Il faudrait donc, en théorie, les soumettre au régime des biens non monétaires12. Cette affirmation mériterait toutefois d’être nuancée car il n’est pas dit que certains pans du régime de la monnaie ne puissent pas être appliqués par analogie aux cryptos.

Le droit des régimes matrimoniaux ne connaît pas la distinction entre la monnaie et la représentation de la valeur, qu’elle soit numérique ou non. La partie du Code consacrée aux régimes matrimoniaux emploie davantage l’expression de denier (qui n’est qu’un ancien nom pour désigner une monnaie) ou de sommes.

À première vue, ces qualifications n’ont pas grande incidence sur la mise en œuvre du régime matrimonial de communauté. Monétaire ou non, la nature propre ou commune de la cryptomonnaie dépendra de sa date d’acquisition et de son mode d’acquisition. Acquis à titre onéreux pendant le mariage, le bien sera commun. Acquis à titre gratuit ou avant le mariage, le bien sera propre.

Cette simplicité n’est en réalité qu’apparente, car il faut tenir compte du mécanisme correcteur qu’est la subrogation réelle. En vertu de ce mécanisme, la nature d’un bien acquis en remplacement d’un autre suit la nature du bien remplacé. Ainsi, les biens acquis en remplacement d’un bien propre sont propres. Le prix de vente ou l’indemnité d’assurance qui vient remplacer un bien propre est propre (C. civ., art. 1406, al. 2). De même, le bien acquis en échange d’un bien propre est propre sous réserve de la règle major pars (C. civ., art. 1407).

Le régime de communauté fait une large place à la subrogation, mais elle procède à une distinction en fonction de la nature des biens. Lorsque le bien remplacé n’est pas monétaire, la subrogation est automatique. Lorsqu’à l’inverse, le bien remplacé est une somme d’argent, la subrogation est subordonnée au respect du formalisme de l’emploi ou du remploi. Ce régime est justifié par la fongibilité de la monnaie qui laisse planer le doute sur la nature des fonds utilisés dans l’opération13.

Que faire dans les opérations impliquant des cryptomonnaies ?

Lorsqu’un bien propre non monétaire est « échangé » contre des cryptomonnaies, la nature de ces dernières importe peu. Dans tous les cas, l’opération donnera lieu à une subrogation automatique. Tout au plus, la nature des cryptomonnaies pourrait influencer le fondement retenu. Une nature non monétaire de la crypto devrait nous orienter vers l’article 1407 du Code civil applicable à l’échange, mais comme elle n’est au fond que la « représentation numérique de la valeur » du bien aliéné, on pourrait également songer à appliquer l’article 1406, alinéa 2, du Code civil applicable à la valeur des biens propres.

En revanche, lorsque des cryptomonnaies propres sont « échangées » contre un bien non monétaire, le régime dépendra de la qualification retenue pour les monnaies virtuelles14. Si l’on assimile les cryptos à des actifs non monétaires, il faudrait en principe faire jouer la subrogation automatique prévue par l’article 1407 en matière d’échange. Néanmoins, les cryptomonnaies étant des biens fongibles comme les monnaies étatiques15, ne devrait-on pas exiger l’accomplissement des formalités d’emploi ou de remploi afin de s’assurer de la nature des « fonds » utilisés dans l’opération ? En pratique, dans le doute, il faudrait peut-être conseiller d’effectuer ses formalités afin d’éviter toute déconvenue.

En théorie, la solution retenue devrait également s’appliquer en cas de change de monnaies, qu’il s’agisse de convertir une cryptomonnaie en monnaie fiat ou en une autre monnaie virtuelle. Dans ce domaine, les formalités d’emploi ou de remploi seront difficiles à mettre en œuvre et devraient conduire, en pratique, à faire entrer les biens acquis en communauté.

Encore faut-il toutefois tenir compte d’éventuelles perturbations causées par le fonctionnement des cryptomonnaies.

B – L’influence du fonctionnement des cryptomonnaies sur l’actif de communauté

Plusieurs aspects du fonctionnement des cryptomonnaies peuvent perturber la communauté de biens. Sans souci d’exhaustivité, nous aborderons successivement trois particularités emblématiques du fonctionnement de ces nouveaux actifs numériques : la technologie des registres partagés (la fameuse blockchain), la détention sous forme de portefeuille (ou wallet) et enfin la question des bifurcations (les non moins fameux fork).

1. Commençons par le plus important : la technologie blockchain (ce sont, plus précisément, les blockchains dites publiques qui nous intéressent ici, celles qui opèrent la plus grande désintermédiation dans la tenue du registre). La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations16. Elle peut se définir comme un registre numérique décentralisé et sécurisé. Le registre n’est tenu par aucune autorité centrale mais par un réseau de pairs dont chacun possède une copie numérique. La sécurité des informations est garantie notamment par la cryptographie asymétrique qui repose sur l’usage de deux clefs : l’une privée connue de son seul titulaire, l’autre publique associée à la première et accessible à tous. En pratique, c’est celui qui détient la clef privée qui a la maîtrise des biens enregistrés sur la blockchain, car il est le seul à pouvoir authentifier des transactions sur ses actifs17.

À l’origine, les promoteurs de ce système laissaient à penser que la règle de droit ne pouvait exercer son empire sur la blockchain18. Celle-ci ne devait être gouvernée que par des codes informatiques et non des codes juridiques. Il est vrai qu’en apparence, la blockchain pouvait apparaître comme une forteresse imprenable pour les juristes. Comment pratiquer par exemple des saisies sur les actifs numériques sans se heurter à la cryptographie asymétrique et à la décentralisation du registre (comment a fortiori autoriser une saisie pratiquée par les créanciers du conjoint en régime de communauté) ? Dans le même ordre d’idée, comment mettre en œuvre des règles de gestion complexes telles que celles qui gouvernent l’indivision ou la communauté alors que c’est en réalité le détenteur de la clef privée qui a la main sur la gestion de ces actifs ? La blockchain se présentait ainsi comme un ordre à part, soustrait à la règle de droit. Pouvait-on réellement dans ces conditions intégrer les cryptos au sein de l’actif de communauté ?

Avec le recul, ces craintes apparaissent dans l’ensemble infondées. Si la blockchain dresse des obstacles à l’application de la règle de droit (notamment par la cryptographie et la tenue décentralisée du registre), ceux-ci ne sont pas insurmontables. Des solutions ont ainsi été proposées pour permettre aux créanciers de pratiquer des saisies sur les cryptoactifs, y compris en matière civile19. La technologie des registres distribués ne devrait donc pas faire obstacle à l’appréhension des cryptomonnaies par la communauté, à condition de respecter l’interface mise en place par cette nouvelle technologie.

En outre, en dernier recours, il serait toujours possible d’user de mécanismes bien connus du droit des régimes matrimoniaux pour contourner ces difficultés. On pourrait ainsi se contenter d’intégrer les cryptomonnaies, non pas en nature dans la communauté de biens, mais seulement en valeur20. L’époux détenteur de la clef privée resterait maître de ses cryptos, sans que cela fasse obstacle à l’intégration de leur valeur dans la communauté, celle-ci profitant in fine aux deux époux. On distinguerait alors, non sans un certain artifice, la valeur de sa représentation numérique. Il semble néanmoins que, une fois l’illusion de la technologie dissipée, les obstacles rencontrés ne justifient pas de recourir à une telle méthode.

2. Poursuivons avec le concept de portefeuille de cryptomonnaie. En pratique, le portefeuille de cryptomonnaies (ou wallet en anglais) désigne le dispositif par lequel sont stockées les clefs privées et/ou publiques d’un détenteur de monnaies virtuelles. Celles-ci peuvent être stockées hors ligne sur un disque externe par exemple (cold storage) ou en ligne via un logiciel (hot storage). Ceux qui ne gèrent leurs cryptos qu’à travers des plateformes d’échange ne disposent pas toujours d’un portefeuille proprement dit, ce qui n’est pas sans risque sur le plan juridique en cas de faillite de ces dernières21, le problème n’étant pas une hypothèse d’école comme l’ont montré les récentes déconvenues des plateformes FTX, Voyager ou Celsius. Notons toutefois que, dans tous les cas, les interfaces des plateformes d’échange se matérialisent par des lignes de compte de cryptos ou de monnaies fiat rassemblées au sein d’un onglet qualifié de portefeuille. Le wallet est ainsi un terme incontournable de la gestion des cryptos.

Même si, techniquement parlant, le portefeuille ne contient pas véritablement les cryptomonnaies mais seulement les dispositifs permettant d’interagir avec la blockchain, il suggère néanmoins en apparence l’idée d’un stockage global permettant au détenteur de monnaie virtuelle d’avoir accès à un ensemble de cryptomonnaies. Cette apparence est renforcée en cas de recours à une plateforme, les cryptos étant alors représentées par des lignes de compte regroupées au sein d’un unique onglet qualifié de wallet. La question qui se pose est de savoir si l’on peut donner une existence juridique à cet ensemble. Prenant au mot le terme adopté par la pratique, et s’éloignant largement de sa dimension technique, ne pourrait-on pas ainsi recourir à un concept juridique de portefeuille ? Pourrait-on concevoir, dans certains cas, de regrouper les cryptomonnaies au sein d’une universalité de fait, à la manière d’un portefeuille de valeurs mobilières22 ? En définitive, doit-on traiter chacune des cryptomonnaies prises isolément ou peut-on parfois les appréhender à travers un bien unique qui les regrouperait toutes ?

À travers le prisme de l’universalité de fait, ce serait le portefeuille, entendu comme un bien distinct des éléments qui le composent, qui devrait être qualifié, et non plus les cryptomonnaies prises séparément, lesquelles pourraient suivre la nature commune ou propre du portefeuille soit en vertu d’un lien d’accessoire23 soit par le jeu d’une subrogation réelle automatique24. L’intérêt de cette qualification serait d’offrir au propriétaire du portefeuille une plus grande marge de manœuvre dans la gestion de ses cryptos, notamment dans l’hypothèse où celles-ci seraient utilisées comme un outil spéculatif25. Les cryptomonnaies acquises en cours de mariage en remplacement de cryptomonnaies propres conserveraient automatiquement cette nature par le jeu de l’universalité.

3. Achevons cette partie avec l’étude des bifurcations ou fork en anglais. La blockchain décentralisée repose sur le consensus. Dès lors qu’une dissension apparaît entre les acteurs censés valider le registre, un fork peut se produire. Le fork désigne une division en deux branches indépendantes au sein de la blockchain et se concrétise dans certains cas (appelés hard fork) par la création d’une nouvelle monnaie26. Ainsi, le bitcoin a déjà subi plusieurs fork dont le plus connu est celui qui a donné lieu à la création du bitcoin cash. Dans cette situation, le détenteur de la monnaie initiale, par exemple le bitcoin, se voit attribuer à l’occasion du fork son équivalent dans la nouvelle monnaie créée, par exemple le bitcoin cash. Ainsi, à l’occasion du fork qui a mené à la création du bitcoin cash, un propriétaire de dix bitcoins se sera vu crédité de dix bitcoins cash supplémentaires.

Imaginons maintenant un propriétaire de bitcoin acquis avant le mariage qui se voit offrir du bitcoin cash à la suite d’un fork survenu après le mariage, de quelle nature seraient les bitcoins cash : propre ou commune ? En raison de leur acquisition en cours de mariage, on serait tenté d’y voir des biens communs. Ils n’ont certes pas fait l’objet d’une transaction onéreuse et ne sont pas non plus issus de l’industrie personnelle des époux, mais l’on peut sans doute les analyser comme des fruits des cryptos initiales, lesquels profiteraient alors à la communauté de biens27. Toutefois, on ne peut pas non plus totalement exclure la qualification de bien propre. On pourrait d’abord envisager de raisonner par analogie avec les valeurs mobilières en y voyant une forme d’accroissement liée à la détention de la monnaie initiale28. Néanmoins, ce serait sans doute pousser trop loin la comparaison et trahir la finalité de la règle posée en matière de valeur mobilière qui s’explique par des impératifs propres au droit des sociétés (nécessité de conserver la valeur des droits sociaux propres mis à mal par des augmentations de capital, ou de conserver l’équilibre des pouvoirs au sein de la société) 29. Reste à faire valoir la théorie générale de l’accessoire, qui pourrait trouver ici à s’appliquer, à condition de rattacher les biens nouvellement acquis à un portefeuille propre. Les unités de cryptomonnaies issues du fork seraient propres comme étant l’accessoire d’un portefeuille propre.

II – Les cryptomonnaies et le passif de communauté

Les cryptomonnaies interrogent également sous l’angle du passif de communauté, et plus précisément sous l’angle du droit de gage général des créanciers. La question est de savoir si les créanciers d’un époux peuvent saisir les cryptomonnaies du conjoint du débiteur lorsque la dette est commune. Seul le passif provisoire de communauté est ici en cause et non le passif définitif qui n’est pas impacté par la composition du patrimoine.

Pour répondre à cette question, il faut d’abord envisager l’application du principe posé par l’article 1413 du Code civil puis l’application des exceptions prévues aux articles 1414 et 1415 du même code.

Le principe veut que le créancier puisse saisir les biens communs dès lors que la dette est entrée en communauté. Il s’ensuit que, dans la mesure où cela est techniquement possible, le créancier d’une telle dette devrait pouvoir saisir les cryptomonnaies communes de son débiteur ou du conjoint de celui-ci. Naturellement, cela suppose que les cryptomonnaies puissent être appréhendées « en nature » par la communauté et non seulement en valeur. Dans le cas contraire, qui n’est pas le plus probable, le créancier ne pourrait pas saisir les cryptos du conjoint de son débiteur, mais seulement leur valeur une fois ces dernières aliénées.

Par exception, il arrive que le créancier ne puisse saisir tout ou partie des biens communs alors même que la dette incombe définitivement à la communauté.

En premier lieu, pour garantir l’indépendance entre les époux, l’article 1414 interdit au créancier de saisir les gains et salaires du conjoint de son débiteur alors même qu’ils sont des biens communs. La question est alors de savoir si les cryptos peuvent constituer une rémunération du travail des époux. À court terme, une telle qualification paraît incertaine. Les cryptos sont utilisés le plus souvent comme des instruments de spéculation en raison de la forte volatilité qui agite la plupart d’entre elles. De plus, elles ne sont pas des monnaies ayant cours légal en France, ce qui entrave nécessairement leur circulation. Reste que rien n’interdit de recevoir en paiement des cryptomonnaies30 et que les droits étrangers sont parfois permissifs sur la question des rémunérations en monnaie virtuelle31. Il n’est donc pas totalement exclu qu’une rémunération en cryptos puisse être protégée un jour au titre des gains et salaires.

En revanche, il convient peut-être d’écarter cette qualification pour les formes de revenus passifs générées par le fonctionnement de ces nouvelles « monnaies ». On songe aux rémunérations perçues par les mineurs de cryptos. Entendu dans un sens large, le minage renvoie aux processus d’émission de cryptomonnaies venant récompenser les personnes qui participent à la sécurisation et à la transparence du registre. On en distingue de plusieurs sortes. Le minage au sens strict renvoie plus précisément à l’un de ces procédés, consistant à rétribuer la mise à disposition par le mineur d’une certaine puissance de calcul informatique afin de valider les transactions sur les actifs numériques (selon un mécanisme de consensus dit de la preuve de travail – proof of work). En récompense de cette activité, les mineurs peuvent recevoir une certaine quantité d’unités de monnaie virtuelle32. Cette récompense n’est cependant pas issue directement du travail des mineurs mais de la mise à disposition de la puissance de calcul de leur ordinateur. Les rémunérations ainsi perçues s’apparentent peut-être davantage à des revenus du capital (elles résultent de la mise à disposition de biens), exclus de la protection de l’article 141433, qu’à des revenus du travail (qui rémunèrent la mise à disposition de la force de travail d’un époux). La question ne devrait cependant pas être amenée à se poser fréquemment en pratique. La concurrence internationale entre les mineurs, la professionnalisation du secteur et l’augmentation du coût de l’énergie rendront sans doute cette hypothèse marginale. On peut également s’interroger sur la qualification des revenus tirés de la pratique du verrouillage des cryptomonnaies dite staking. Le staking s’inscrit dans un mécanisme de sécurisation de la blockchain concurrent du précédent qui passe par l’immobilisation de cryptomonnaies dans un portefeuille dédié (mécanisme de la preuve d’enjeu – proof of stake). Cette pratique permet d’engranger là encore des revenus de façon passive, lesquels paraissent relever davantage d’une rémunération du capital (les cryptos immobilisés) que d’une rémunération du travail.

En second lieu, l’article 1415 protège les biens communs contre les emprunts et les cautionnements qui n’auraient pas fait l’objet d’un consensus entre les époux. Au regard des extensions fréquentes apportées au texte par la jurisprudence, il est permis d’envisager son application aux emprunts de bitcoin et autres cryptos, quand bien même ces derniers ne sont pas assimilés juridiquement à des prêts d’argent34. L’esprit de l’article 1415 ne semble pas s’y opposer.

III – Les cryptomonnaies et la gestion de la communauté

Comment articuler enfin les règles de gestion de la communauté avec les règles de gestion des cryptomonnaies ? La communauté repose sur un principe de gestion concurrente selon lequel chacun des époux peut disposer des biens communs. La blockchain repose quant à elle sur une interface rigide, liée à la cryptographie asymétrique, qui conduit à confier le monopole de la gestion des cryptomonnaies à celui qui détient la clef privée permettant d’authentifier les transactions. La clef privée est en principe détenue par le propriétaire des cryptos, mais elle peut également avoir été confiée à un intermédiaire, le plus souvent une plateforme d’échange de cryptomonnaies.

En pratique, la gestion est sans doute le point sur lequel les règles de la communauté devront le plus fléchir. Le principe de gestion concurrente cherche à fluidifier la gestion des biens communs. Il vise à rendre l’administration des biens des époux plus flexible, plus souple. Cependant, il n’implique jamais d’obligation positive à la charge des époux, les forçant à mettre les biens à disposition du conjoint pour qu’il soit en mesure d’exercer ses pouvoirs. Aussi est-il peu probable que les règles de la communauté obligent l’époux propriétaire de cryptos à partager sa clef privée ou ses codes d’accès à la plateforme d’échange avec son conjoint. Bien souvent, en pratique, l’époux propriétaire de cryptos disposera d’une gestion exclusive de fait sur ses actifs numériques35.

Le système de gestion prévue par la blockchain n’est pas sans rappeler les présomptions de pouvoir en matière bancaire qui facilitent la gestion des biens vis-à-vis du teneur de compte. En matière bancaire, seul le titulaire du compte peut le gérer même si les fonds déposés sont des biens communs. En matière de cryptomonnaies, vraisemblablement, seul le détenteur de la clef privée ou des codes d’accès à la plateforme pourra passer des ordres même si les cryptos acquises sont des biens communs.

La gestion concurrente devrait être globalement tenue en échec par les conditions pratiques d’administration des cryptomonnaies, et il en va a fortiori des règles de cogestion. Dans l’absolu, ces règles ne trouveront que rarement à s’appliquer aux cryptomonnaies. On évoquera cependant le cas particulier de la donation de cryptomonnaies communes auquel on devrait appliquer en théorie l’article 1422 du Code civil. La règle sera là encore difficile à mettre en œuvre. Si les époux peuvent spontanément respecter la cogestion, il sera en revanche plus difficile de sanctionner le dépassement de pouvoir commis par l’un d’eux. Outre les difficultés techniques d’annulation des transactions conclues sur la blockchain, les cryptomonnaies sont à n’en pas douter des biens meubles, ce dont il résulte que les tiers pourront invoquer la présomption de pouvoir prévue par le régime primaire en matière mobilière (C. civ., art. 222). La nature incorporelle des monnaies virtuelles ne devrait pas ici entraver le jeu de la présomption mobilière36.

Pour finir sur une note plus optimiste quant à la mise en œuvre des règles de gestion du régime de communauté, on peut dire qu’en dépit des tempéraments apportés à celles-ci, la qualification de bien commun ne sera pas tout à fait anodine. Les pouvoirs accordés aux époux sont contrebalancés par le potentiel engagement de leur responsabilité. Les époux sont en effet responsables de leur faute de gestion sur les biens communs37. Il conviendra de s’en souvenir au moment d’apprécier l’opportunité de réaliser des investissements hautement spéculatifs comme le sont les cryptomonnaies.

Conclusion. Bien que la communauté de biens apparaisse parfois inadaptée pour répondre aux impératifs économiques contemporains, elle ne semble pas particulièrement menacée par les nouveaux actifs issus de la crypto-économie, du moins par les cryptomonnaies. Moyennant quelques adaptations ponctuelles, pour tenir compte de l’interface technologique mise en place, le régime légal semble pouvoir remplir ses fonctions sur ces nouveaux éléments du patrimoine des époux. S’il ne semble pas exister d’incompatibilités manifestes entre le régime légal et les monnaies virtuelles, ces dernières se présentent néanmoins comme des biens communs atypiques qui méritent une attention particulière.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Selon une étude récente de la banque centrale européenne, environ 6 % des ménages français détiendraient des cryptomonnaies, https://lext.so/hm4Cv-.
  • 2.
    N. Mathey, « La nature juridique des monnaies alternatives à l’épreuve du paiement », RD bancaire et fin. 2016, dossier 41 ; P. Théry, « La propriété monétaire numérique : les bitcoins », JCP G 2017, Actes du colloque du Master 2 droit privé général et du laboratoire de droit civil à l’université Panthéon-Assas, « Le droit civil à l’ère numérique », avr. 2017, p. 40 et s.
  • 3.
    L’article L. 54-10-1 du Code monétaire et financier exclut par exemple la qualification de monnaie.
  • 4.
    Sur l’appréhension des autres actifs numériques par le régime matrimonial légal, v., 117e congrès des notaires de France, rapp. n° 2227 et s., 2021, Le numérique, l’Homme et le droit. Accompagner et sécuriser la révolution digitale, p. 490 et s.
  • 5.
    D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, 2e éd., 2021, LexisNexis, p. 18-19, n° 29.
  • 6.
    Le modèle le plus abouti étant les blockchains dites publiques, D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, 2e éd., 2021, LexisNexis, p. 18, n° 28 ; adde, M. Mekki, « Les mystères de la blockchain », D. 2017, p. 2160 et s., spéc. n° 5.
  • 7.
    Comp., admettant la qualification de bien à l’occasion d’un litige fiscal, CE, 8e-3e ch., 26 avr. 2018, nos 417809, 418030, 418031, 418032 et 418033, G et a. ; JCP E 2018, 1323, note T. Bonneau.
  • 8.
    R. Libchaber, Rép. civ. Dalloz, v° Biens, 2016, n° 15.
  • 9.
    Dans le même sens, 117e congrès des notaires de France, rapp. n° 2279, 2021, Le numérique, l’Homme et le droit. Accompagner et sécuriser la révolution digitale, p. 492.
  • 10.
    T. Bonneau, « Bitcoin, token et système financier parallèle », in Mélanges de l’École doctorale de droit privé, vol. 1, 2020, Panthéon-Assas, p. 557 et s., spéc. p. 564 et s. ; Contra, N. Mathey, « La nature juridique des monnaies alternatives à l’épreuve du paiement », RD bancaire et fin. 2016, dossier 41.
  • 11.
    Pour ce qui est des décisions de justice, v. T. com. Nanterre, 6e ch., 26 févr. 2020, n° 2018FOO466 : Juris-Data n° 2020-002798 ; JCP E 2020, 1201, note M. Julienne. Comp. plus ambigu, CJUE, 5e ch., 22 oct. 2015, n° C-264/14, Skatteverket c/ Hedqvist, spéc. n° 42 : D. 2015, p. 2251 ; RTD eur. 2016, p. 77, obs. D. Berlin ; Banque 2015, p. 75, obs. P. Storrer ; Banque et droit 2015, n° 164, p. 55, obs. P. Storrer ; T. Bonneau, « Analyse critique de la contribution de la CJUE à l’ascension juridique du bitcoin », in Mélanges Sousi-Roubi, Banque et droit 2016, p. 289.
  • 12.
    M. Julienne, « Les nouvelles formes de monnaie », RDC déc. 2020, n° RDC117e8, spéc. n° 15.
  • 13.
    G. Yldrim et A. Chamoulaud-Trapiers, Rép. civ. Dalloz, vo Communauté légale : actif des patrimoines, 2021, n° 72.
  • 14.
    La première acquisition immobilière en Europe en échange de cryptomonnaies a récemment eu lieu au Portugal, le 5 mai 2022.
  • 15.
    D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, 2e éd., 2021, LexisNexis, p. 261-262, n° 187 ; T. com. Nanterre, 6e ch., 26 févr. 2020, n° 2018FOO466, ; Contra, P. Théry, « La propriété monétaire numérique : les bitcoins », JCP G 2017, spéc. n° 8.
  • 16.
    M. Mekki, « Les mystères de la blockchain », D. 2017, p. 2160 et s., spéc. n° 5.
  • 17.
    Seul le détenteur de la clé privée est en mesure d’accéder aux actifs rattachés à l’adresse publique. À partir de cette clé privée, il pourra générer une signature numérique pouvant entraîner la disposition de ses actifs. C’est en ce sens que le Code monétaire et financier qualifie lesdites clés de « moyens d’accès aux actifs numériques inscrits dans le dispositif électronique d’enregistrement partagé » (C. mon. fin., art. D54-10-2, 2°).
  • 18.
    D. Legeais, Blockchain et actifs numériques, 2e éd., 2021, LexisNexis, p. 10 et s., nos 18 et s.
  • 19.
    J. Uitdehaag et S. van Erp, « Attachment of digital asset : crypto-currencies », in M. Schmitz (dir.) et P. Gielen (coord.), Avoirs dématérialisés et exécution forcée, 2019, Bruylant, p. 186 et s. ; Rappr. O. Le Guen « Questions à Olivier Le Guen sur la perquisition et la saisie des crypto-actifs », D. IP/IT 2019, n° 10, p. 541.
  • 20.
    Comp. 117e congrès des notaires de France, rapp. n° 2730, Le numérique, l’Homme et le droit. Accompagner et sécuriser la révolution digitale, 2021, p. 492, qui n’envisage pas cette hypothèse pour les cryptomonnaies mais pour des actifs numériques ayant un caractère intuitu personae.
  • 21.
    C. Boismain, « Les détenteurs de crypto-monnaies sont-ils des créanciers chirographaires des plateformes d’échange ? », D. 2022, p. 1871. Pour réduire leurs coûts liés aux transactions sur les monnaies virtuelles, certaines plateformes d’échange stockent leurs cryptos et celles de leurs clients sur un portefeuille commun, et tiennent en interne des livres de compte. Il est dès lors difficile de savoir si les clients sont bien propriétaires des cryptomonnaies acquises sur ces plateformes ou s’ils ne détiennent qu’un droit de créance contre celles-ci, les exposant au risque de faillite de la plateforme.
  • 22.
    R. Libchaber, « Le portefeuille de valeurs mobilières : bien unique ou pluralité de biens ? », Defrénois 1997, art. 36464.
  • 23.
    Rappr. Cass. 1re civ., 22 oct. 2014, n° 12-29265 : LPA 20 nov. 2014, p. 6, note V. Zalewski.
  • 24.
    Cass. 1re civ., 19 nov. 2008, n° 07-17435 : JCP G 2009, I 140, n° 9, obs. P. Simler ; RJPF 2009/1, n° 34, obs. F. Vauvillé.
  • 25.
    G. Yldrim et A. Chamoulaud-Trapiers, Rép. civ. Dalloz, vo Communauté légale : actif des patrimoines, 2021, n° 74.
  • 26.
    N. Barbaroux, R. Baron et A. Favreau, V° Blockchain et finance – approche pluridisciplinaire, Rép. IP/IT et communication, Dalloz, 2020, n° 61.
  • 27.
    T. com. Nanterre, 6e ch., 26 févr. 2020, n° 2018FOO466.
  • 28.
    C. civ., art. 1406, al. 1er.
  • 29.
    V. not. A. Colomer, « Augmentation de capital et répartition des biens en régime matrimonial communautaire », Defrénois 1981, 32606, spéc. nos 7 et s. ; E. Naudin, Les valeurs mobilières en droit patrimonial de la famille, t. 15, 2006, Defrénois, préf. A. Tisserand-Martin, EAN : 9782856230930.
  • 30.
    Ne serait-ce que par le biais d’une dation en paiement (C. civ., art. 1342-4).
  • 31.
    Il est ainsi possible de recevoir des salaires en cryptomonnaie en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis, aux Pays-Bas ou encore au Japon.
  • 32.
    M. Mekki, « Les mystères de la blockchain », D. 2017, p. 2160 et s., spéc. n° 5.
  • 33.
    G. Yldrim, Rép. civ. Dalloz, vo Communauté légale : répartition des dettes », 2022, n° 141.
  • 34.
    T. com. Nanterre, 6e ch., 26 févr. 2020, n° 2018FOO466.
  • 35.
    Dressant un constat similaire, 117e congrès des notaires de France, n° 2735, 2021, Le numérique, l’Homme et le droit. Accompagner et sécuriser la révolution digitale, p. 494-495. Du reste, le congrès des notaires souligne à juste titre que ces difficultés de gestion perturberont également la mise en œuvre du régime primaire, notamment, les articles 217, 219, 220-1 du Code civil.
  • 36.
    M. Lamarche et J.-J. Lemouland, Rép. civ. Dalloz, vo Mariage : effets, 2022, n° 275, l’article 222 étant applicable aux espèces monétaires ou encore aux valeurs mobilières dématérialisées.
  • 37.
    C. civ., art. 1421.
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