Aggravation du dommage, du préjudice et du sort des victimes en matière de prescription

Dans un arrêt rendu le 11 juillet 2024, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation décide que la victime d’une aggravation d’un dommage corporel ne peut bénéficier du jeu de l’article 2226 du Code civil que si « la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé ». On peut regretter que cette motivation sème le doute sur les conditions exactes qui doivent être remplies pour bénéficier de l’article 2226 du Code civil tout en laissant entendre à la victime d’un dommage corporel particulièrement grave que celle-ci n’aurait pas apporté la preuve de son accident. Cette limite jurisprudentielle posée à l’autonomie des prescriptions, difficilement lisible, n’apparaît ni fondée sur la lettre de la loi ni sur une véritable nécessité pratique.
1. Étant donné la mission d’uniformisation du droit qui est celle de la Cour de cassation, il est particulièrement important que celle-ci s’assure de la clarté de ses décisions. C’est d’ailleurs précisément dans ce but que la juridiction suprême a développé la pratique de la « motivation enrichie ». Si toutes ses décisions ne peuvent sans doute pas être rédigées de la sorte, on peut en tout cas regretter que l’arrêt rendu le 11 juillet 2024 par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en matière de prescription de l’action en responsabilité n’ait pas bénéficié d’une telle motivation ; cela aurait sans doute évité de rendre une décision qui soulève plus de questions qu’elle n’en résout1.
2. Dans cette affaire, une personne avait été victime de deux accidents de la circulation. Le premier, survenu en 1967, lui avait causé un traumatisme crânien particulièrement grave et lui avait laissé de lourdes séquelles neurologiques. Le second accident, datant de 1994, lui causa ensuite un traumatisme crânien léger. Ce second dommage corporel fut constaté par une expertise amiable et sa consolidation fut fixée en 1996. Par la suite, la victime commença à subir des crises d’épilepsie à partir de 2001. Affirmant que les véhicules impliqués dans les deux accidents étaient assurés auprès de la même compagnie (la GMF), la victime assigna celle-ci en indemnisation de l’ensemble des préjudices résultant de l’aggravation de son état de santé.
3. Saisie de cette affaire, la cour d’appel de Metz déclara la demande prescrite en ce qui concerne l’accident de 19672. En effet, selon les juges du fond, puisque le demandeur « ne rapport[ait] pas la preuve d’un dommage initial et d’une demande en indemnisation de ce dommage » pour le premier accident, le délai initial de prescription devait s’appliquer même si l’aggravation était survenue beaucoup plus récemment.
La victime forma alors un pourvoi en cassation reposant sur un moyen unique composé de deux branches. D’une part, elle reprochait à la cour d’appel d’avoir violé l’article 2226 du Code civil en ayant conditionné à l’existence d’une demande initiale le bénéfice de l’autonomie des prescriptions prévu par ce texte. D’autre part, elle considérait que les juges du fond n’avaient pas tiré les conséquences de leurs propres constatations en retenant l’absence de preuve d’un dommage initial alors qu’ils avaient eux-mêmes relevé que « l’accident de 1967 a[vait] laissé des séquelles neurologiques graves ».
4. Dans un arrêt publié au Bulletin, la Cour de cassation rejette le pourvoi. Si elle ne remet pas en cause le principe de « l’autonomie des prescriptions » entre l’action fondée sur le dommage initial et celle fondée sur son aggravation, elle énonce néanmoins qu’« une demande en réparation de l’aggravation d’un préjudice ne peut être accueillie que si la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a été reconnue et le préjudice initial déterminé ». Pour la juridiction suprême, l’arrêt d’appel est justifié dès lors que les juges du fond relèvent qu’il « n’existe un rapport d’expertise constatant un dommage et fixant une date de consolidation qu’en ce qui concerne l’accident de 1994 » puisque cela permet de faire ressortir « l’inexistence d’un préjudice initial déterminé consécutif à l’accident de 1967 ».
5. Si la décision de la Cour de cassation n’est pas totalement surprenante au regard de sa jurisprudence récente, elle peut facilement donner l’impression de contenir d’importantes contradictions qui nuisent à sa compréhension. La motivation de l’arrêt semble donc largement perfectible dans la forme (I). En outre, le fond de l’arrêt se révèle également critiquable en ce que la solution aboutit à limiter, sans raison apparente, la protection que la loi accorde aux victimes de dommages corporels sur le terrain de la prescription (II).
I – L’encadrement confus de l’autonomie des prescriptions
6. L’encadrement de l’autonomie des prescriptions. En matière de dommage corporel, et afin d’éviter que le défendeur n’invoque l’écoulement du délai de prescription pour échapper à sa dette de réparation lorsque le dommage s’aggrave tardivement, l’article 2226 du Code civil prévoit que le point de départ du délai est fixé à « la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé »3. Comme le relève elle-même la Cour de cassation, il s’en déduit qu’« un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter de la consolidation de l’aggravation »4. C’est ce que l’on peut appeler « l’autonomie des prescriptions » entre l’action fondée sur le dommage initial et l’action en aggravation. Pourtant, si la Cour ne remet pas formellement en cause l’autonomie des prescriptions, cette décision marque clairement sa volonté de l’encadrer. Elle énonce ainsi qu’aucune action en aggravation « ne saurait être accueillie » si, (1°) la responsabilité du défendeur n’a pas été « reconnue » dans le dommage initial ; et si, (2°) le préjudice initial n’a pas été « déterminé ». Par conséquent, à défaut d’avoir fait reconnaître la responsabilité du défendeur dans le dommage et d’avoir « déterminé » le préjudice initial, c’est toute l’action indemnitaire et pas seulement celle fondée sur le dommage initial qui est atteinte par la prescription. Si l’intention générale de la Cour de cassation apparaît assez aisément, les deux critères qu’elle emploie rendent difficilement compréhensibles le sens et la portée de l’arrêt. C’est tout particulièrement visible à propos de la seconde condition, celle d’un « préjudice initial déterminé », qui est au cœur de la décision.
7. Première difficulté : un dommage initial à la fois admis et nié ? Dans cette affaire, la motivation de l’arrêt d’appel a de quoi surprendre et le demandeur n’a pas manqué de la critiquer. En effet, c’est après avoir admis que le demandeur a « été victime d’un accident de la circulation en 1967 ayant provoqué notamment un traumatisme crânien et laissé des séquelles neurologiques graves », que la cour d’appel a considéré qu’il « ne rapport[ait] pas la preuve d’un dommage initial ». Cette contradiction dans les motifs est d’autant moins compréhensible lorsque l’on remarque que les experts chargés de trouver la source des crises d’épilepsie ont conclu que le demandeur, « victime de deux accidents de la route avec traumatisme crânien », présente « des crises d’épilepsie en rapport avec les traumatismes de 1967 et 1994 de façon directe et certaine ». Il semble donc assez étonnant de lire sous la plume des juges du fond que la preuve d’un dommage initial n’est pas rapportée alors qu’il semble acquis que la victime a bien subi un traumatisme crânien d’une particulière gravité. L’on aurait pu s’attendre à ce que la Cour de cassation déclare ces motifs erronés mais surabondants. En effet, dès lors que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer que la GMF était l’assureur du véhicule ayant causé le premier accident, la première condition pour appliquer l’autonomie des prescriptions faisait de toute façon défaut et le moyen aurait pu être rejeté sur ce seul argument. Ce n’est pas la solution adoptée par la Cour de cassation, celle-ci paraissant valider le raisonnement contradictoire des juges du fond.
8. Une contradiction dissipée par le recours à la distinction entre dommage et préjudice. En réalité, si l’on s’intéresse de plus près à la formulation retenue par la Cour de cassation, on s’aperçoit que la cohérence d’ensemble de l’arrêt repose sans doute sur la distinction entre dommage et préjudice5. Tout d’abord, on peut observer que, alors que la Cour exige que « la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage » soit reconnue, elle exige ensuite que le « préjudice initial » soit déterminé. Cette distinction dans la formulation se retrouve également dans la mineure du syllogisme : tandis que les juges du fond parlent de « dommage initial », la Cour de cassation retient que les énonciations des juges du fond font ressortir « l’inexistence d’un préjudice initial déterminé consécutif à l’accident de 1967 ». On peut donc penser que l’incohérence dans les termes employés par les juges du fond est ici rectifiée intentionnellement par la Cour de cassation, laquelle opère une distinction entre le dommage corporel initial résultant de l’accident et la détermination du préjudice initial qui en a résulté. Il n’est donc pas reproché à la victime d’avoir échoué à convaincre les juges de la réalité de son premier accident, mais de ne pas avoir apporté les éléments de preuve permettant de déterminer le contenu des préjudices en ayant découlé. Pour faire bénéficier la victime de l’autonomie des prescriptions, la Cour de cassation semble donc exiger que celle-ci soit à même de démontrer quels préjudices découlent du dommage initial et lesquels découlent de l’aggravation6. Cette interprétation est d’ailleurs parfaitement cohérente avec un arrêt rendu en 2016 par la première chambre civile dans laquelle la Cour de cassation avait considéré que, pour que l’action en aggravation puisse être jugée recevable, il fallait que le « préjudice initialement indemnisé » ait pu être déterminé7.
9. Aggravation du préjudice ou aggravation du dommage ? Cette attention portée au vocabulaire soulève une autre question. Contrairement à l’article 2226, la Cour de cassation ne parle pas de l’aggravation du dommage, mais de « l’aggravation du préjudice corporel » par rapport au « préjudice initial ». Faut-il en conclure qu’il est nécessaire de faire une différence entre l’aggravation d’un dommage corporel venant accentuer un poste de préjudice déjà ouvert pour le dommage initial et l’aggravation d’un dommage corporel ouvrant un nouveau poste de préjudice que le dommage initial n’avait pas fait naître8 ? De même, y a-t-il une différence à faire selon que l’aggravation du préjudice résulte d’une aggravation du dommage corporel ou si l’aggravation est purement situationnelle9 ? Si tel devait être le cas, la règle de droit énoncée par la Cour en serait lourdement complexifiée. Toutefois, l’usage du singulier « du » pour évoquer le préjudice corporel initial, et non du pluriel « des », nous laisse croire que la Cour n’entend pas faire une distinction aussi subtile et qu’il s’agit simplement pour elle de s’assurer que l’ensemble des préjudices corporels ayant découlé du dommage initial aient pu être « déterminés ».
10. Seconde difficulté : que signifie l’exigence d’une responsabilité « reconnue » de l’auteur dans le dommage initial ? Même si ce n’est pas sur ce point que la Cour de cassation choisit de rejeter le pourvoi, la première condition que contient la règle de droit qu’elle énonce soulève, elle aussi, certaines questions d’interprétation de l’arrêt. En effet, il importe de savoir ce qu’il faut comprendre précisément lorsque, pour que le demandeur puisse bénéficier de l’autonomie des prescriptions, la Cour exige que « la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a[it] été reconnue ». La « reconnaissance » de la responsabilité dont il est question doit-elle nécessairement être judiciaire ou peut-elle être faite par un autre moyen, par exemple par transaction10 ? Sur ce point, dès lors que la convention prévoit une reconnaissance de responsabilité du défendeur dans le dommage initial, il nous semble qu’il n’y aurait aucune difficulté à y voir une « reconnaissance » de la responsabilité du défendeur de nature à faire bénéficier le demandeur de l’autonomie des prescriptions en cas d’aggravation11. Encore faut-il s’assurer que l’acte constatant la transaction le prévoit expressément12. D’un point de vue temporel, une seconde difficulté peut être soulevée à propos de cette condition : la responsabilité dans le dommage peut-elle être établie par la juridiction saisie uniquement de l’action en aggravation ou doit-elle l’avoir été dans le délai initial de prescription lors d’une précédente action ? En l’occurrence, si la cour d’appel avait disposé d’une expertise détaillant l’origine du dommage initial et permettant d’établir la responsabilité du défendeur, aurait-elle pu en déduire que la première condition était remplie ? En la matière, la Cour de cassation a récemment précisé que si la demande concernant le dommage initial a définitivement été jugée irrecevable à cause de la prescription, l’autorité de la chose jugée fait obstacle à ce que les juges saisis de l’aggravation établissent la responsabilité du défendeur dans le dommage13. Mais qu’en serait-il alors, si, comme en l’espèce, l’action du demandeur, quoiqu’expirée, n’avait pas été déclarée irrecevable ? Le juge saisi de l’aggravation aurait-il pu statuer sur la responsabilité du défendeur dans le dommage sans toutefois le condamner à réparation pour ce qui relève du dommage initial14 ? La réponse ne saute pas aux yeux à la lecture de la solution. L’enjeu est pourtant d’une grande importance puisque, dans l’hypothèse où la Cour exigerait que la responsabilité dans le dommage ait été reconnue dans le délai initial, cela reviendrait à subordonner le délai de prescription de l’action en aggravation à celui applicable au dommage initial. L’on pourrait donc se demander s’il s’agit toujours d’une « autonomie » des prescriptions. À l’inverse, si le juge de l’aggravation pouvait pallier l’absence d’action de la victime pour le dommage initial en reconnaissant la responsabilité de l’auteur dans le dommage initial malgré la prescription, cela créerait une inégalité de traitement difficilement acceptable entre les victimes qui ont agi tardivement pour le dommage initial et celles qui n’ont pas agi. Tandis que celles qui ont agi tardivement se verraient opposer l’autorité de la chose jugée comme dans l’arrêt du 21 mars 2024, celles n’ayant pas agi pourraient toujours faire reconnaître la responsabilité du défendeur dans le dommage et bénéficier de l’autonomie de la prescription15.
II – L’encadrement injustifié de l’autonomie des prescriptions
11. L’absence de fondement juridique. Au-dehors même des problèmes de forme qui affectent la motivation de l’arrêt, le fond de la règle posée par la Cour de cassation semble largement critiquable. En ce qui concerne son fondement, la règle posée par la Cour de cassation ne semble pas pouvoir être appuyée sur l’article 2226 du Code civil. En effet, sur ce point, la lettre de la loi ne prévoit aucune limitation dans le jeu de l’autonomie des prescriptions puisque l’article énonce seulement que l’action en responsabilité « se prescrit par dix ans à compter de la date de la consolidation du dommage initial ou aggravé ». Du reste, lorsqu’elle avait été saisie d’une question similaire sur le terrain de l’ancien article 2270-1 du Code civil, la Cour de cassation avait autrefois considéré que la victime pouvait agir sur le fondement de l’aggravation même si elle avait laissé passer le délai de prescription concernant le dommage initial16. Serait-ce alors dans l’esprit du droit de la prescription que se trouve la raison d’être de cette règle de droit ? La réponse semble être négative car il ne ressort rien de tel de l’étude des travaux préparatoires de la loi de 2008. En la matière, le législateur a surtout été attentif à ne pas restreindre trop fortement le délai de prescription de l’action en indemnisation des dommages corporels afin d’éviter que l’action des victimes ne soit prescrite avant qu’elles n’aient eu la possibilité d’agir. Cette volonté ressort des rapports législatifs ayant accompagné la réforme17 et justifie d’ailleurs que les dommages corporels soient exclus du délai butoir de l’article 2232 du Code civil18. Or, c’est précisément au résultat inverse qu’aboutit la Cour de cassation puisque, en l’occurrence, le délai de prescription que l’on oppose au demandeur était écoulé bien avant que n’apparaissent les crises d’épilepsie. On peut d’ailleurs également écarter l’idée que la règle serait fondée sur la volonté de respecter l’autorité de la chose jugée. En effet, accueillir ou même simplement déclarer recevable une action en aggravation ne sont susceptibles de porter atteinte à l’autorité de la chose jugée que s’il existe une première décision ayant définitivement statué sur la responsabilité du défendeur dans le dommage initial. Or, comme l’avait déjà relevé un auteur à propos de l’arrêt du 21 mars 2024, puisque la prescription n’atteint pas le droit substantiel à réparation mais l’action, il n’y a aucune contradiction à admettre la recevabilité de l’action en aggravation lorsque l’action en indemnisation a été déclarée prescrite pour le dommage initial19. Après tout, le premier juge n’a statué que sur la recevabilité de l’action en réparation du dommage initial et non sur le principe de la responsabilité du défendeur ni sur la recevabilité de l’action en aggravation.
12. La raison pratique ? À défaut de trouver un fondement juridique satisfaisant, on peut se demander, avec d’autres, si la règle n’a pas simplement pour fonction de faciliter le travail de l’expert et celui du juge en s’assurant que, le préjudice initial ayant été « déterminé », l’étendue de l’aggravation sera facile à évaluer20. Néanmoins, l’argument s’écarte aisément car « la détermination de la consistance de l’aggravation est sans doute plus facile lorsque les préjudices initiaux ont été fixés par un premier jugement mais cela ne signifie pas qu’elle serait impossible en son absence »21. En l’occurrence, c’était même tout à fait le cas, puisqu’il était acquis tant par les experts que par les juges du fond, que l’aggravation était survenue bien après la consolidation de deux dommages corporels22, les experts s’estimant capables de chiffrer les conséquences de l’aggravation par rapport à son état antérieur. Cette difficulté pratique ne semble d’ailleurs pas effrayer le Conseil d’État puisque celui-ci n’exige pas de telles conditions pour faire jouer à plein l’autonomie des prescriptions23. On voit donc mal, d’un point de vue pratique, ce qui justifie l’exigence d’un « préjudice initial déterminé » et l’instauration d’une telle limite à l’autonomie des prescriptions.
13. Des conséquences pratiques délétères. En réalité, du point de vue pratique, la solution semble surtout avoir pour effet, à rebours de l’esprit de la loi, de permettre au défendeur d’échapper à toute responsabilité pour les dommages corporels dont l’ampleur se révèle tardivement. Les cas ne sont pas si rares, et l’on pense notamment à ceux dans lesquels une pathologie ou une blessure se déclare tôt mais se stabilise quelques années avant de s’aggraver brutalement. Plus généralement, et comme en l’espèce, il se peut que l’aggravation résulte de l’accident ayant engendré le dommage initial et d’un autre évènement (ici, l’accident de 1994). En outre, la Cour de cassation admet que l’aggravation peut résulter des conséquences des interventions médicales destinées à remédier à son état séquellaire24. Si la victime suit un traitement pour son dommage corporel, il vaut mieux pour elle qu’elle le fasse dans les dix ans, à défaut de quoi son action contre l’auteur du dommage initial sera prescrite en cas d’aggravation causée par le traitement. Par cette solution, la Cour de cassation se montre donc sévère envers les victimes qui n’auraient pas agi en réparation d’un préjudice initial « bénin », et dont l’aggravation n’apparaîtrait que tardivement25. On notera également que cette solution revient à faire peser la charge de la preuve de l’absence d’écoulement du délai de prescription sur les épaules du demandeur puisqu’il lui faut démontrer l’existence d’une expertise permettant de déterminer les préjudices initiaux. Pourtant, la Cour de cassation a récemment énoncé que « la charge de la preuve du point de départ d’un délai de prescription incombe à celui qui invoque cette fin de non-recevoir »26. Si l’attribution de la charge de la preuve au défendeur semble difficilement praticable en l’occurrence27, il n’en reste pas moins que le demandeur doit non seulement démontrer que le défendeur a commis un fait générateur de responsabilité à l’origine de son dommage aggravé, mais également que ses préjudices corporels initiaux ont été déterminés afin d’éviter que son action ne soit déclarée irrecevable28.
14. En définitive, cette solution est de nature à pousser toute victime d’un dommage corporel de faible importance à demander une expertise, voire des dommages-intérêts, afin de ne pas se retrouver lésée en cas d’aggravation tardive. Les justiciables qui, par manque de moyens ou de connaissance des règles « découvertes » par la Cour de cassation, ne feront pas expertiser leurs dommages, risquent ainsi fortement de déchanter en cas d’aggravation. Nul doute que les avocats en dommage corporel sauront convaincre leurs clients de la nécessité de se montrer prompts à agir pour préserver leurs intérêts. Il n’est toutefois pas certain que cela aille dans le sens d’un désengorgement des tribunaux.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 2e civ., 11 juill. 2024, n° 23-10688, B.
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2.
CA Nîmes, 7 avr. 2022, n° 21/00506 – TJ Avignon, 18 janv. 2021, n° 17/00902.
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3.
C. civ., art. 2226.
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4.
Cass. 2e civ., 21 mars 2024, n° 22-18089, B – Cass. 2e civ., 31 mars 2022, n° 20-19992, B.
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5.
En ce sens, v. L. Clerc-Renaud, « Questions clés autour de l’aggravation du dommage corporel », GPL 16 févr. 2013, n° GPL118r8 ; O. Gout, « Le futur du dommage : aggravation et amélioration », Gaz. Pal. 9 avr. 2011, n° I5454, p. 21‑29.
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6.
Demeure toutefois la question de savoir à partir de quand les préjudices initiaux auront été « déterminés » avec assez de précision. En l’espèce, les deux accidents étaient survenus bien avant l’élaboration de la nomenclature Dintilhac qui sert aujourd’hui de référence en matière de préjudices corporels : à supposer qu’elle ait existé, une expertise de 1967 aurait-elle contenu tous les éléments nécessaires pour connaître les préjudices ayant découlé de l’accident ?
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7.
Cass. 1re civ., 14 janv. 2016, n° 14-30086, B. (Nous soulignons.) L’arrêt avait été reçu assez défavorablement en doctrine : v. S. Carval, « Préjudice (action en aggravation) : subordination à l’exercice d’une action préalable », D. 2016, p. 256, vol. 5 ; S. Hocquet-Berg, « Omission de contester une décision de rejet dans le délai de recours contentieux prévu à l’article R. 421-1 du Code de justice administrative », Resp. civ. et assur. 2016, vol. 4, p. 33‑34.
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8.
Pour illustrer l’aggravation d’un dommage corporel venant accentuer un poste de préjudice déjà ouvert par le dommage initial, on peut imaginer le cas d’un déficit fonctionnel permanent (DFP) s’aggravant et passant de 10 % à 20 % à la suite d’un second accident. Pour illustration de l’aggravation d’un dommage corporel qui viendrait ouvrir un nouveau poste de préjudice que le dommage initial n’avait pas ouvert, on peut prendre l’exemple de l’aggravation faisant naître un préjudice esthétique permanent que le dommage initial n’avait pas engendré.
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9.
La notion d’aggravation situationnelle renvoie aux cas dans lesquels c’est le changement de situation de la victime qui, sans influer sur le dommage lui-même, augmente les désagréments qui en découlent. Sur cette notion, v. not. L. Clerc-Renaud, « Questions clés autour de l’aggravation du dommage corporel », GPL 16 févr. 2013, n° GPL118r8. La notion a été récemment consacrée en jurisprudence : v. Cass. 2e civ., 15 juin 2023, n° 21-14197, B. La notion a été récemment consacrée en jurisprudence : v. Cass. 2e civ., 15 juin 2023, n° 21-14197, B.
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10.
S. Hocquet-Berg, « Omission de contester une décision de rejet dans le délai de recours contentieux prévu à l’article R. 421-1 du Code de justice administrative », Resp. civ. et assur. 2016, p. 34, qui s’interroge : « Que penser alors des indemnisations qui sont ordonnées sur la base d’un règlement amiable ? Suffiront-elles à considérer que “la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage et le préjudice initialement indemnisés ont pu être déterminés” ? ».
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11.
V. toutefois C. Bernfeld, « Aggravation et prescription », GPL 18 juin 2024, n° GPL464y9, qui relève que, dans le cadre d’une transaction provisionnelle, « il n’est pas rare qu’une victime ait touché une provision dans les suites d’un accident, mais qu’elle n’ait jamais sollicité l’indemnisation définitive du dommage initial ».
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12.
G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les effets de la responsabilité, 2017, LGDJ, Traité de droit civil, paragraphe 471, p. 644, EAN : 9782275045351.
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13.
Cass. 2e civ., 21 mars 2024, n° 22-18089, B. Là encore la doctrine s’est montrée assez critique envers cette décision : v. P. Bouathong, « Quelle autonomie pour la réparation de l’aggravation du dommage ? », D. 2024, p. 952‑955 ; G. Maire, « Action en réparation de l’aggravation d’un préjudice dépendante de l’action en responsabilité initiale », Resp. civ. et assur. 2024, vol. 7‑8, p. 30‑31. On notera d’ailleurs que, dans cet arrêt, la deuxième chambre civile n’avait pas imposé que le « préjudice initial » soit déterminé et qu’elle s’était contentée d’exiger que « la responsabilité de l’auteur prétendu du dommage a[it] été reconnue ».
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14.
Dans cette hypothèse, on peut se demander si la Cour de cassation ne reprocherait pas au juge de l’aggravation d’avoir statué ultra petita.
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15.
P. Bouathong, « Quelle autonomie pour la réparation de l’aggravation du dommage ? », D. 2024, p. 955. V. également, G. Maire, « Action en réparation de l’aggravation d’un préjudice dépendante de l’action en responsabilité initiale », Resp. civ. et assur. 2024, vol. 7‑8, p. 30‑31, qui considère « qu’il ne fait nul doute » que l’action en aggravation doit être déclarée irrecevable « dès lors que l’action en responsabilité initiale de l’auteur est prescrite, que cette prescription ait, ou non, été constatée par une décision judiciaire ».
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16.
Cass. 2e civ., 11 déc. 2003, n° 02-14876, B.
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17.
Sénat, Commission des lois, 14 nov. 2007, Rapport fait au nom de la commission des lois sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière civile, L. Béteille, p. 27 ; AN, Commission des lois, 30 avr. 2008, Rapport sur la proposition de loi (n° 433), adoptée par le Sénat, portant réforme de la prescription en matière civile, p. 23‑24, É. Blessig.
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18.
C. civ., art. 2232 : « Le report du point de départ, la suspension ou l’interruption de la prescription ne peut avoir pour effet de porter le délai de la prescription extinctive au-delà de vingt ans à compter du jour de la naissance du droit. Le premier alinéa n’est pas applicable dans les cas mentionnés aux articles 2226, 2226-1, 2227, 2233 et 2236, au premier alinéa de l’article 2241 et à l’article 2244. Il ne s’applique pas non plus aux actions relatives à l’état des personnes ».
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19.
P. Bouathong, « Quelle autonomie pour la réparation de l’aggravation du dommage ? », D. 2024, p. 955, qui conclut que « tout l’intérêt de l’article 2226 » réside dans le fait que « la prescription de l’action relative au dommage initial ne devrait pas empêcher d’agir pour le seul dommage aggravé ».
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20.
S. Carval, « Préjudice (action en aggravation) : subordination à l’exercice d’une action préalable », D. 2016, p. 256, vol. 5, in fine.
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21.
S. Carval, « Préjudice (action en aggravation) : subordination à l’exercice d’une action préalable », D. 2016, p. 256, vol. 5 : « La détermination de la consistance de l’aggravation est sans doute plus facile lorsque les préjudices initiaux ont été fixés par un premier jugement mais cela ne signifie pas qu’elle serait impossible en son absence ».
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22.
CA Nîmes, 7 avr. 2002, n° 21/00506, dans l’exposé du litige : « À partir de 2001, date du décès de sa mère, M. B présentait des crises d’épilepsie ».
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23.
CE, 5e-4e ch. réunies, 1er juin 2016, n° 382490, Lebon : « Si l’expiration du délai de prescription fait obstacle à l’indemnisation [des préjudices initiaux], elle est sans incidence sur la possibilité d’obtenir réparation de préjudices nouveaux résultant d’une aggravation directement liée au fait générateur du dommage et postérieure à la date de consolidation ». – V. également CE, 7e-2e ch. réunies, 20 nov. 2020, n° 434018, D.
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24.
Cass. 2e civ., 10 mars 2022, n° 20-16331, B.
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25.
La problématique a été relevée en doctrine : v. S. Carval, « Préjudice (action en aggravation) : subordination à l’exercice d’une action préalable », D. 2016, p. 256, vol. 5 ; S. Hocquet-Berg, « Omission de contester une décision de rejet dans le délai de recours contentieux prévu à l’article R. 421-1 du Code de justice administrative », Resp. civ. et assur. 2016, vol. 4, p. 33‑34 ; G. Maire, « Action en réparation de l’aggravation d’un préjudice dépendante de l’action en responsabilité initiale », Resp. civ. et assur. 2024, vol. 7‑8, p. 30‑31.
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26.
Cass. 2e civ., 19 janv. 2023, n° 20-16490, B – Cass. com., 24 janv. 2024, n° 22-10492, B.
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27.
Étant donné l’ancienneté des faits de l’espèce, on voit mal comment l’assureur pourrait démontrer l’absence de détermination des préjudices initiaux ou que sa responsabilité n’a pas été reconnue dans le temps initialement imparti par le premier délai de prescription. Cela reviendrait à mettre à sa charge la preuve d’une négative indéfinie qui serait, en tant que telle, très difficile à rapporter. Sur la preuve d’un fait négatif, v. J. Larguier, « La preuve d’un fait négatif », RTD civ. 1953, p. 1‑48.
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28.
En l’espèce, même à supposer qu’une expertise ait bien été réalisée à l’époque, la victime avait 7 ans au moment de l’accident et l’on peut donc sans peine imaginer qu’elle en ignore le contenu ou qu’elle ne soit pas à même de la produire en justice.
Référence : AJU015q7
