Qui a peur du décret « DataJust » ?

Publié le 01/04/2020

La publication au JO du dimanche 29 mars d’un décret posant les bases de la justice prédictive en matière de dommages corporels suscite le soupçon et l’inquiétude chez les avocats. Leurs instances ont décidé de l’attaquer. 

Il n’a théoriquement rien à voir avec le Coronavirus et le confinement et pourtant il a été publié au JO du 29 avril (dimanche). Le décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 dit « DataJust » agite beaucoup les avocats. 

Son objet, tel que décrit par l’article 1 ? Permettre au ministère de la justice de concevoir un algorithme appelé DataJust sur la base des décisions rendues en matière de préjudice corporel par les cours d’appel et les cours administratives d’appel entre 2017 et 2019.

Ceci dans quatre objectifs : 

– procéder à des évaluations rétrospectives et prospectives des politiques publiques en matière de responsabilité civile ou administrative ;

– élaborer un référentiel indicatif d’indemnisation des préjudices corporels ;

– informer les parties pour favoriser un règlement amiable des litiges ;

– informer les juges amenés à statuer sur ce type de contentieux.

Qui a peur du décret "DataJust" ?
Photo : ©WellPhoto/AdobeStock

Un décret publié en catimini ?

« Contrairement à ce que pensent certains, le décret n’autorise pas le référentiel mais la conception de l’algorithme » souligne Aurélie Coviaux, avocat au barreau de Paris, membre de l’ANADAVI (Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels). « Le projet présenté s’orientait dans deux directions  : une aide à la recherche afin de trouver les décisions les plus pertinentes et un référentiel sur le préjudice corporel à destination des victimes. L’ANADAVI est mécontente car on ne nous a pas informés de l’évolution des travaux et encore moins de la parution du décret en plein confinement». Le timing c’est précisément une partie du problème. Quelle urgence y avait-il pour le premier ministre à signer ce décret le vendredi 27 mars, soit précisément le jour où il annonçait la prolongation du confinement et de le publier  ? Il n’en fallait pas plus pour que certains y voient une volonté d’agir en catimini.  

L’inquiétude est liée à l’algorithme. Non que les avocats refusent la numérisation de la justice,  au contraire, ils ont tout à gagner à sa modernisation et ne sont pas opposés par ailleurs à une utilisation raisonnée de l’Intelligence Artificielle. 

Le spectre de la déjudiciarisation

Mais le sujet pose sempiternellement les deux mêmes questions. La première est de savoir si l’on fait usage du numérique dans un objectif de qualité ou s’il s’agit de gérer la pénurie de moyens. La deuxième interroge la place de l’avocat dans le dispositif. Car derrière la création d’un référentiel grâce à l’IA  se profile  la possibilité pour les compagnies d’assurance d’invoquer le barème pour régler les dossiers hors de tout processus judiciaire, autrement dit la déjudiciarisation. 

C’est d’ailleurs l’objectif poursuivi et le décret n’en fait pas mystère.  Ainsi est-il précisé dans les quelques lignes de présentation du texte qu’il a notamment pour finalité « l’information des parties et l’aide à l’évaluation du montant de l’indemnisation à laquelle les victimes peuvent prétendre afin de favoriser un règlement amiable des litiges ». Ce que confirme l’avis de la CNIL publié au Journal officiel (Délibération n° 2020-002 du 9 janvier 2020)  :  « la commission prend acte que les finalités du traitement DataJust doivent permettre une meilleure administration de la justice et la mise à disposition des justiciables d’un outil leur permettant de faire des choix d’une manière éclairée quant à la pertinence ou non d’engager un contentieux ou d’accepter ou non les offres d’indemnisation proposées par les assureurs ». 

Qui a peur du décret "DataJust" ?
Photo : ©Richochet64/AdobeStock

Des données personnelles particulièrement sensibles

« Cela fait froid dans le dos, commente Aurélie Coviaux.  Il faut rappeler que la Cour de Cassation a réaffirmé le monopole de l’avocat dans la phase pré-contentieuse de la liquidation des préjudices corporels ; un algorithme aurait donc le droit de faire ce que les associations ne peuvent légalement faire et se substituerait aux conseils d’un avocat ! ». Plusieurs avocats sont surpris que la CNIL n’ait rien trouvé à redire à ce projet qui pourtant touche à l’utilisation de données très sensibles relevant du secret médical. « Il est étonnant que l’on permette de collecter des données de santé sans que les personnes ne soient informées ni n’aient la possibilité de s’y opposer » relève Didier Adjedj, avocat au barreau de Carpentras, membre de la commission exercice professionnel du Conseil national des barreaux. Il est vrai que le RGPD prévoit des exceptions mais je doute fort que favoriser la résolution amiable des litiges autorise à traiter des données aussi sensibles ».

Vers une infra-justice industrialisée pour les contentieux de masse ? 

Bien entendu les avocats s’inquiètent à la perspective de perdre une partie de leur clientèle.  Mais ils soulignent à quel point c’est une garantie pour le justiciable de pouvoir, conseillé par un professionnel, soumettre sa demande d’indemnisation à un tiers impartial plutôt que d’être seul face à une compagnie d’assurance dans une relation à l’évidence déséquilibrée. « Il fallait s’y attendre, analyse Jean-Baptiste Perrier, professeur de droit privé à l’université d’Aix-en-Provence.  Dans cette matière les barèmes existent déjà et la tentation de déjudiciariser pour soulager la justice est forte. Ici c’est l’objectif évident. Nous allons vers une hyper-justice pour les grosses affaires et une sorte d’infra-justice, industrialisée pour les contentieux de masse ». Celui-ci  entend cependant demeurer optimiste. « Si on laisse cet outil aux mains des sociétés privées, on s’expose à ce qu’ils soit récupéré par les assureurs  qui négocieront entre eux sans plus passer par la justice. Il vaut sans doute mieux que ce soit le ministère qui s’en charge. Aux avocats de prendre leur place dans le dispositif ».

Pour l’heure, ce sont surtout les inconnues du dispositif qui inquiètent les avocats. Selon eux,  le ministère n’a pas les compétences techniques pour concevoir cet algorithme, c’est donc une société privée qui va s’en charger, mais laquelle ? Selon quels critères de choix ? Quelles seront les garanties de son indépendance, notamment à l’égard notamment des assureurs ? Comment va être conçu l’algorithme ? Le décret indique qu’il s’appuiera sur les décisions rendues en appel par la justice judiciaire et la justice administrative entre le 1er janvier 2017 et le 31 décembre 2019 dans les seuls contentieux portant sur l’indemnisation des préjudices corporels. Mais va-t-on utiliser toutes les décisions ou seulement certaines d’entre elles ?

Un contentieux beaucoup plus complexe qu’il n’y parait

« Selon la façon dont on collecte les données, on influe forcément sur le résultat à la sortie, analyse Jean-Baptiste Perrier. Une autre difficulté réside dans le fait que cela va accentuer l’effet barème. On va se retrouver avec des moyennes, des écarts-type sans plus pouvoir traiter les cas exceptionnels qui nécessitent une intervention humaine »A supposer que ce soit techniquement réalisable, ce dont certains doutent. Certes,  quelques legatechs ayant pignon sur rue tentent de proposer une solution de ce type dans tous ce qui est chiffré, prestation compensatoire, prud’hommes et dommages corporels, mais avec quel degré de fiabilité ?« Les décisions de préjudice corporel sont très complexes, même entre spécialistes nous avons parfois du mal à les comprendre »prévient Aurélie Coviaux. Par ailleurs, on nous annonce qu’il va se fonder sur les décisions judiciaires et administratives, le problème c’est qu’elles n’utilisent pas nécessairement les mêmes références ni le même vocabulaire ». En d’autres termes on va comparer des choux et des carottes. 

Qui a peur du décret "DataJust" ?

A l’arrivée, beaucoup craignent que le « référentiel » ne tire les indemnisations vers le bas. « Par définition l’algorithme ne tient compte que des moyennes, ce qui va aboutir à mettre les cas le plus graves de côté, mais aussi à baisser le niveau d’indemnisation alors qu’il est déjà en France nettement inférieur à l’Allemagne ou les Etats-Unis » observe Didier Adjedj. « Sans oublier que les juridictions administratives indemnisent moins que les tribunaux judiciaire » surenchérit Aurélie Coviaux. Et puis ce n’est pas l’intérêt des victimes que l’on fige les situations. La jurisprudence c’est tout le contraire, cela évolue en permanence. « Il y a dix ans le préjudice d’anxiété n’existait pas, c’est une création prétorienne issue du travail des avocats » souligne René Gloaguen, ancien bâtonnier, actuellement vice-bâtonnier de Brest. En réalité, ce qui manque surtout c’est une loi-cadre. Une fois de plus, comme avec les décrets procédure civile ou le projet de décret Open Data sur l’anonymisation des décisions de justice, la chancellerie est accusée d’aller trop vite, sans réfléchir ni consulter.

Le sujet nécessite un texte législatif

« Il faut poser des principes dans un texte législatif, définir les données que l’on utilise, comment, qui aura accès aux bases de données, sera-t-il possible de connaitre la conception de l’algorithme et de la critiquer, estime Aurélie Coviaux. Par exemple, l’avocat aura-t-il accès aux données dont se servent les juges ? Si ce n’est pas le cas, alors on bouleverse l’équilibre du procès, c’est trop important pour être géré par décret». Tous les avocats insistent sur le fait que même les matières chiffrées comme le préjudice corporel, les indemnités aux prud’hommes ou le calcul des prestations compensatoires impliquent un raisonnement juridique et ne se réduisent jamais à une affaire de chiffres. «  Il faut personnaliser, on ne peut pas réparer un dommage corporel sans tenir compte de qui est la personne. La Cour de cassation est d’une très grande rigueur sur ce sujet. On touche à l’intime, il n’y a rien de plus humain » souligne Aurélie Coviaux.

La modélisation des écritures pour faciliter le travail de l’algorithme ou du juge ?

Comme un signe de cette avancée inéluctable de la justice prédictive, il y a la multiplication des projets de modélisation des écritures des avocats dans les différentes cours d’appel. Cela a déjà été fait à Douai, Orléans, Lyon. A Rennes, le premier président l’a proposé aux avocats en décembre, c’est en cours de négociation. L’objectif affiché  ? « Faciliter la tâche des magistrats et informer de manière précise sur la nomenclature des préjudices indemnisables pour que tout le monde fonctionne sur une trame identique » explique René Gloaguen. « Nous percevons cette modélisation comme une manière de faciliter le traitement algorithmique des dossiers et donc à terme à déjudiciariser le contentieux du dommage corporel ».

Si la mécanique de la justice prédictive semble enclenchée, il n’est pas certain qu’elle tienne toutes ses promesses. Les expériences menées dans deux cours d’appel françaises n’ont pas été concluantes. D’autres exemple incitent à la modestie technologique. « Une des plus grosses legaltech a déposé le bilan aux Etats-Unis, le dirigeant a expliqué son échec par le fait qu’il n’avait pas accordé assez de place à l’humain » confie Didier Adjedj. La machine ne remplacera pas l’humain. Les seules legaltech qui marchent sont celles qui interviennent sur du standardisable, c’est-à-dire essentiellement des actes, et encore, les plus simples.  La barrière ultime c’est le client. Il n’est pas compétent et il vient chercher un conseil, ce qui empêche d’éradiquer l’humain ». 

Qui a peur du décret "DataJust" ?
Photo : ©UlyssePixel/AdobeStock

Lors d’une réunion avec les représentants des avocats mardi 31 mars, la ministre de la justice Nicole Belloubet a admis que la publication du décret “DataJust” était une “erreur temporelle”. Ce à quoi les institutions ont répondu qu’elles allaient attaquer le texte devant le Conseil d’Etat « en raison des risques qu’il recèle sur l’instauration d’un barème en matière de réparation des préjudices corporels et de création d’un fichier comportant des données personnelles hors le cadre du RGPD ». Cette « erreur temporelle » ne lasse cependant pas d’interpeler. Où pouvait bien être l’urgence de publier pareil texte ? Les plus raisonnables voient dans les circonstances actuelles une occasion idéale de faire passer un texte sur un sujet hautement sensible. D’autres y voient l’intervention des assureurs…

 

 

 

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