Exonérer 80 % des ménages de taxe d’habitation ? Un mauvais coup contre la démocratie locale, doublé d’un projet constitutionnellement contestable

Publié le 20/06/2017

Outre les effets délétères qu’elle produirait sur la démocratie locale et la difficulté de financer sa compensation par l’État, une exonération massive de taxe d’habitation suscite plusieurs critiques du point de vue constitutionnel.

De quatre choses l’une en effet :

– soit l’État ne compense pas l’exonération et la charge supplémentaire pour les contribuables restants peut être exorbitante ;

– soit il compense, mais sous la forme d’une dotation de type classique, qui ne peut être regardée comme une ressource propre des collectivités locales, et le ratio de ressources propres des communes se dégrade au-delà de ce que permettent les articles LO 1114-1 à LO 1114-4 du Code général des collectivités territoriales, qui mettent en œuvre l’article 72-2 de la Constitution ;

– soit l’État compense intégralement le manque à gagner courant pour chaque commune, tel qu’il résulte du taux de taxe d’habitation annuellement fixé par son conseil municipal (cette dotation pouvant être regardée à la rigueur, au prix d’une modification de la loi organique, comme une ressource propre), mais un tel « droit de tirage » de la commune sur le contribuable national fait problème au regard de deux exigences constitutionnelles : l’égalité devant les charges publiques et le consentement à l’impôt ;

– soit enfin l’État compense non plus une exonération de taxe d’habitation, mais un dégrèvement bénéficiant, à concurrence de ce qu’ils payaient l’année d’entrée en vigueur de la mesure (2018 ?), aux ménages dont le revenu de référence est inférieur à 20 000 €. La mesure échapperait aux critiques précédentes, mais elle serait contestable en opportunité et soulèverait elle-aussi la question de l’effet de seuil.

Dans tous les cas, l’exonération présente un intolérable « effet de seuil ».

Le programme du candidat Emmanuel Macron prévoit d’exonérer de taxe d’habitation 80 % des ménages.

L’exonération bénéficierait aux foyers disposant d’un revenu fiscal de référence par part inférieur ou égal à 20 000 € par an (par exemple un ménage de deux enfants gagnant 5 000 € par mois ou moins).

Cette mesure multiplierait le nombre de bénéficiaires actuel des exonérations de taxe d’habitation, donnant naissance à une imposition aux caractéristiques sans précédent. Celle-ci combinerait en effet une finalité générale (couverture de toutes les dépenses du budget communal) et une base réduite (en moyenne le cinquième des ménages, moins encore dans les communes dont moins du cinquième des contribuables a un revenu fiscal de référence par part supérieur à 20 000 €). Elle serait assise sur les valeurs locatives cadastrales des logements, mais dépendrait désormais, pour l’essentiel, du revenu.

La perte de recettes fiscales des communes (et établissements publics de coopération intercommunale) serait d’une dizaine de milliards d’euros par an : la moitié de son produit actuel, le quart de la charge de la dette de l’État…

L’intérêt social d’une telle mesure est d’autant plus incertain qu’il existe déjà, sous certaines conditions d’âge, de handicap et de ressources, un dispositif d’exonération et de dégrèvement de la taxe d’habitation conséquent (CGI, art. 1414 pour les exonérations ; CGI, art. 1414 A pour les dégrèvements). Sur 22 M€ de recettes attendues de taxe d’habitation, près de 4 Md€ font l’objet de tels allégements. Ces dispositifs touchent d’ores et déjà plus de la moitié des 27 millions de propriétaires et locataires assujettis (4 millions pour les exonérations et 10 pour les dégrèvements)…

L’exonération totale de taxe d’habitation, pour les quatre cinquièmes des ménages, interviendrait alors qu’est ouvert un chantier indispensable et de grande envergure : la révision des valeurs locatives cadastrales, avec un lissage sur une période longue pour rendre la réforme acceptable par les contribuables.

Elle ajouterait ses effets à l’évolution récente de l’impôt sur le revenu qui ne touche plus que 44 % des contribuables en 2016, le nombre de foyers ne payant plus cet impôt étant passé de 17 à 21 millions au cours de la seconde moitié du quinquennat qui s’achève. Du point de vue de la concentration des contribuables, le quinquennat qui débute serait donc dans la continuité du précédent.

Dans ce contexte, pourquoi afficher une mesure dont l’attractivité électorale engage dangereusement ? On ne veut pas croire qu’il s’agirait seulement de séduire les classes moyennes, sur le thème subliminal des « riches paieront » ou de « l’État paiera » (l’État, c’est-à-dire la masse indifférenciée des autres… ou le déficit budgétaire).

L’allégement n’en serait pas moins optique, puisque, comme on le verra ci-dessous, les classes moyennes se verraient reprendre en tant que contribuables nationaux la largesse qu’on leur aurait octroyée en tant que contribuables locaux.

Outre les effets délétères qu’il produirait sur la démocratie locale et la difficulté de financer une compensation de l’État au profit des communes, ce projet suscite plusieurs critiques du point de vue constitutionnel.

I – L’exonération serait-elle compensée par l’État et comment ?

Quatre options seraient envisageables : pas de compensation ; compensation sur des bases historiques éventuellement indexées (à l’image de ce qui s’est fait en matière de transferts de compétences) ; compensation intégrale du manque à gagner annuel ; compensation d’un dégrèvement égal au montant dû la première année par les foyers bénéficiaires.

Les trois premières posent de sérieux problèmes de constitutionnalité. La quatrième est critiquable en opportunité et soulève de toute façon la question de l’effet de seuil.

A – L’absence de compensation romprait l’égalité devant les charges publiques aux dépens des contribuables non exonérés

En l’absence de compensation par l’État, et compte tenu de la faible compressibilité des dépenses locales, la mesure provoquerait une hausse forte et brusque de la contribution acquittée par les ménages qui restent assujettis.

À dépenses constantes et en moyenne nationale, la pression fiscale sur ces ménages, qui assurent près de la moitié des recettes, doublerait.

Mais elle serait beaucoup plus forte dans les communes où les ménages disposant d’un revenu fiscal de référence par part supérieur à 20 000 € sont très minoritaires.

Prenons l’exemple d’une commune qui, l’année antérieure à l’application de l’exonération, pratique un taux de 10 % sur une assiette totale de 1 000 (répartie de la façon suivante : 400 pour les ménages au-dessus du seuil, 600 pour les autres ménages). Les ménages les plus aisés paient 40 (400 x 10 %), les autres 60 (600 x 10 %). Au total, la commune perçoit 40 + 60 = 100. Supposons qu’elle n’ait pas de besoin de financement nouveau l’année suivante. Elle doit donc toujours percevoir 100. Mais, du fait de l’exonération, elle ne perçoit plus rien des ménages situés en dessous du seuil. Pour compenser cette perte de 60, elle doit imposer les ménages restants à concurrence de 40 + 60 = 100, soit une augmentation de 150 % (100 au lieu de 40).

Cette hausse considérable et brusque (même si elle était étalée sur deux ou trois ans) porterait une atteinte excessive à la règle de proportionnalité, qui ne permet de mettre à contribution une catégorie particulière de la population qu’à la double condition de l’intérêt général qui s’attache à la mesure et de l’absence de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques1.

Aucune de ces deux conditions ne serait ici remplie.

L’intérêt social qui s’attache à l’exonération des ménages connaissant les conditions de vie les plus difficiles est incontestable. Mais en quoi le fait de décharger les quatre cinquièmes des foyers fiscaux présente-t-il un intérêt public ? Ne doit-on pas penser au contraire que la participation à l’impôt, fût-il d’un montant modique, est une composante de la citoyenneté, nécessaire à la bonne santé d’une société démocratique ?

Et comment le soudain doublement (ou plus encore) de la taxe d’habitation acquittée par les foyers restés assujettis, à niveau de services publics inchangé ou – plus vraisemblablement – revu à la baisse, ne heurterait-il pas les exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789 (« Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ») ?

Par ses effets sur le marché immobilier, le report de la charge sur une minorité de ménages pourrait également porter atteinte au droit de propriété, au moins dans certaines hypothèses d’occupant propriétaire, donnant matière à « question prioritaire de constitutionnalité ».

Pour maintenir des taux acceptables, les communes seraient plus tentées encore qu’aujourd’hui de sélectionner les habitants des nouveaux programmes immobiliers. La mixité sociale, déjà si difficile à obtenir dans les conditions actuelles, en pâtirait.

B – Une compensation sur des bases historiques et forfaitaires méconnaîtrait les règles constitutionnelles et organiques relatives aux ressources propres des collectivités territoriales

1. Une compensation calculée sur des bases historiques (taux et assiettes de l’année de référence), comme en matière de transfert de compétences, même assortie d’un mécanisme d’indexation (prix, population…), poserait, de façon moins accusée certes, le même type de problème que précédemment lorsque la commune voudrait ou devrait augmenter ses ressources.

Reprenons notre exemple chiffré précédent. L’année d’entrée en vigueur de la réforme, et à dépenses inchangées, les ménages situés au-dessus du seuil paient toujours 40. Les autres ménages ne paient plus rien. L’État compense à hauteur de 60. Supposons maintenant que, l’année suivante, des besoins nouveaux conduisent la commune à augmenter de 10 % ses recettes de taxe d’habitation. Le produit total de celle-ci devra donc être porté de 100 à 110. L’État continuera à compenser à hauteur de 60. Les ménages situés en dessous du seuil continueront à ne rien payer puisqu’ils sont exonérés. Ce sont les ménages non exonérés qui devront faire l’appoint en payant non plus 40 mais 50, soit une augmentation de 25 % d’une année sur l’autre. Une telle augmentation, fût-ce dans une mesure moindre que dans le cas d’absence totale de compensation par l’État, est politiquement indigeste et pose elle aussi un problème d’égalité devant les charges publiques.

2. Par ailleurs, une compensation calculée sur une base historique, alors que l’exonération serait, quant à elle, définitive, serait trop rigide par rapport à l’évolution future des capacités contributives locales (valeurs locatives), des besoins locaux et de la volonté gestionnaire des élus locaux pour pouvoir être regardée comme une « ressource propre » de la collectivité au sens de l’article 72-2 de la Constitution.

Dès lors, la mesure dégraderait le ratio d’autonomie financière au-delà de ce que permettent les textes constitutionnels et organiques applicables à la matière.

a. Rappel des textes constitutionnels et organiques sur l’autonomie financière des collectivités territoriales

Aux termes des trois premiers alinéas de l’article 72-2 de la Constitution (dans leur rédaction issue de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003) :

« Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi.

Elles peuvent recevoir tout ou partie du produit des impositions de toutes natures. La loi peut les autoriser à en fixer l’assiette et le taux dans les limites qu’elle détermine.

Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l’ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en œuvre ».

C’est en application de cette dernière disposition qu’ont été adoptés les articles LO 1114-1 à LO 1114-4 du Code général des collectivités territoriales (CGCT).

L’article LO 1114-2 définit la notion de ressources propres des collectivités territoriales en prévoyant que ces ressources :

« (…) sont constituées du produit des impositions de toutes natures dont la loi les autorise à fixer l’assiette, le taux ou le tarif, ou dont elle détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d’assiette, des redevances pour services rendus, des produits du domaine, des participations d’urbanisme, des produits financiers et des dons et legs.

Pour la catégorie des communes, les ressources propres sont augmentées du montant de celles qui, mentionnées au premier alinéa, bénéficient aux établissements publics de coopération intercommunale ».

Aux termes du dernier alinéa de l’article LO 1114-3 : « Pour chaque catégorie, la part des ressources propres ne peut être inférieure au niveau constaté au titre de l’année 2003 »2.

Les articles LO 1114-1 à LO 1114-4 CGCT ont été validés par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2004-500 DC du 29 juillet 20043.

Dans le dernier état de sa jurisprudence4, le Conseil constitutionnel entend de façon large les recettes fiscales entrant dans la catégorie de ressources propres :

« (…) les recettes fiscales qui entrent dans la catégorie des ressources propres des collectivités territoriales s’entendent, au sens de l’article 72-2 de la Constitution, du produit des impositions de toutes natures non seulement lorsque la loi autorise ces collectivités à en fixer l’assiette, le taux ou le tarif, mais encore lorsqu’elle en détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d’assiette ».

Si large soit-elle, cette définition ne va tout de même pas jusqu’à englober les dotations budgétaires de l’État.

Or le Conseil constitutionnel censure des dispositions législatives ayant pour conséquence nécessaire de porter atteinte au caractère déterminant de la part des ressources propres d’une catégorie de collectivités territoriales, tel qu’il est défini par les dispositions organiques des articles LO 1114-1 à LO 1114-4 du CGCT.

Ainsi, saisi de l’article 85 de la loi de finances pour 2006, qui réformait le régime de plafonnement de la taxe professionnelle en fonction de la valeur ajoutée et déterminait les modalités de prise en charge par l’État du dégrèvement accordé, le Conseil constitutionnel a vérifié qu’il n’emportait pas, de son seul fait, des conséquences d’une ampleur telle que le degré d’autonomie financière d’une catégorie de collectivités territoriales se dégraderait dans une proportion incompatible avec l’article LO 1114-3 CGCT. Il a même émis la réserve d’interprétation suivante : si, au vu du rapport que le Gouvernement doit transmettre au Parlement en vertu de l’article LO 1114-4 du CGCT, il apparaissait que, en raison de l’évolution des circonstances, et notamment par l’effet de l’article 85, éventuellement conjugué à d’autres causes, la part des ressources propres dans l’ensemble des ressources d’une catégorie de collectivités territoriales devenait inférieure au seuil minimal déterminé par le dernier alinéa de l’article LO 1114-3 CGCT, il appartiendrait à la loi de finances pour la deuxième année suivant celle de ce constat d’arrêter les mesures appropriées pour rétablir le degré d’autonomie financière de cette catégorie au niveau imposé par le législateur organique5.

b. Conformité à ces textes d’une compensation calculée sur des bases historiques, même indexées

Tant par l’importance de la part que représente la taxe d’habitation dans les ressources propres des communes (en 2015, elle constituait 40 % des impôts locaux perçus par elles) que par l’ampleur de la réduction envisagée (le produit des taxes d’habitation payées aujourd’hui, lorsqu’ils n’en sont pas déjà exonérés, par les ménages dont le revenu fiscal de référence par part est égal ou inférieur à 20 000 €, soit une dizaine de milliards d’euros), une compensation fixée de façon rigide, indépendamment des taux votés année après année par le conseil municipal, abaisserait très probablement le ratio d’autonomie financière de la catégorie « communes » en dessous de ce que permet la Constitution (ratio de 2003).

3. La compensation de l’exonération de taxe d’habitation pour 80 % des ménages serait en outre à la merci des vicissitudes budgétaires et des ajustements résultant des lois de finances successives.

Elle pourrait pénaliser certaines communes placées dans des situations atypiques (par exemple : besoins de financement inédits et pas (ou très peu) de ménages du premier quintile), au point d’entraver leur gestion et de mettre en péril la continuité de leurs services publics, ce qui entacherait la constitutionnalité de la mesure à un autre titre que celui du respect global (pour toute la catégorie) de la part déterminante des ressources propres.

Qui plus est, comme indiqué ci-dessus (v. infra 1), l’insuffisance de la compensation obligerait certaines communes à élever la contribution attendue des foyers restant assujettis à la taxe d’habitation qui, comme il a été dit, peuvent être peu nombreux. On retrouverait alors, dans ces communes, les problèmes de surpression fiscale examinés ci-dessus à propos de la première option.

Des mécanismes correctifs devraient donc être trouvés au-delà de la simple compensation des recettes perdues lors de l’entrée en vigueur de l’exonération.

Mais ces mécanismes soulèveraient à leur tour de redoutables problèmes de calcul, de suivi, de compréhension et de contentieux, engendrant une de ces terribles usines à gaz dont est malheureusement familier notre droit des finances locales, alors pourtant que la démocratie locale appelle des règles claires, conformes aux principes d’autonomie, de responsabilité et de transparence.

Comme l’expose l’Association des maires de France : « En privant de manière autoritaire les collectivités d’un tel montant de ressources propres, l’État remettrait en cause leur libre administration et leur capacité d’assurer les services publics essentiels attendus par la population, de l’école à la solidarité ».

C – La compensation resterait constitutionnellement critiquable si elle se faisait non sur une base historique ou forfaitaire, mais de façon à couvrir « à l’euro près » le manque à gagner annuel de l’exonération pour les communes

Supposons que, comme le suggèrent les propos de Gérard Collomb rapportés par la presse pendant la campagne présidentielle, la dotation soit conçue de manière à compenser exactement le manque à gagner annuel de chaque collectivité, calculé par rapport au taux annuellement voté par elle, sur la base des valeurs locatives cadastrales courantes (et révisées).

Supposons aussi que, malgré les déplorables précédents de la vignette automobile et de la taxe professionnelle, l’État honore année après année son engagement.

Ceci se traduirait comme suit dans notre exemple chiffré. La première année, les ménages non exonérés paient 40, les autres ménages rien du tout et l’État 60. L’année suivante, la commune ayant décidé d’augmenter ses recettes de taxe d’habitation de 10 %, les ménages non exonérés paient 44 (soit la même augmentation de 10 % que si les autres ménages n’étaient pas exonérés), les ménages exonérés toujours rien du tout et le concours de l’État est de droit porté de 60 à 66 (total : 44 + 0 + 66 = 110). C’est l’État qui fait l’appoint et il le fait « automatiquement ».

Les communes conserveraient alors, il est vrai, la maîtrise du montant de la taxe d’habitation (la seule différence avec le passé étant que ce montant serait payé par l’État au lieu de l’être par leurs contribuables désormais exonérés). Mais qu’en serait-il du respect de l’autonomie financière au sens des textes rappelés ci-dessus ? Et de celui des autres exigences constitutionnelles ?

Dans sa rédaction actuelle, l’article LO 1114-2 CGCT interdit de qualifier une dotation de l’État, quel qu’en soit le mode de calcul, de ressource propre des collectivités décentralisées. En effet, une dotation budgétaire n’est ni le produit d’une imposition « dont la loi autorise les communes à fixer l’assiette, le taux ou le tarif », ni le produit d’une imposition « dont la loi détermine, par collectivité, le taux ou une part locale d’assiette ». Une dotation d’État n’est pas non plus au nombre des « redevances pour services rendus, des produits du domaine, des participations d’urbanisme, des produits financiers et des dons et legs ».

Cet article pourrait-il être modifié, sans violer l’article 72-2 de la Constitution, de manière à faire entrer dans la notion de « ressource propre » une dotation de l’État compensant le manque à gagner résultant de l’exonération d’un impôt local ?

Dans la négative, la troisième option examinée se ramène à la deuxième et appelle la même conclusion.

Sauf à dénaturer la notion constitutionnelle de « ressource propre », une réponse affirmative ne serait possible que pour une dotation de montant strictement égal à celui de la taxe qu’aurait librement arrêté la commune en l’absence de réforme. Cette condition est en effet remplie par une dotation compensant exactement le manque à gagner résultant, année après année, de l’exonération (ce manque à gagner étant lui-même calculé par rapport à ce qu’aurait perçu la collectivité locale, en l’absence d’exonération, selon les bases et taux courants).

Une définition ainsi élargie des ressources propres par la loi organique ferait sans doute tomber le grief d’atteinte à la libre administration, tant sur l’aspect « dégradation du ratio de ressources propres » (dans la mesure où la compensation ainsi calculée deviendrait une ressource propre) que sur l’aspect « entrave à la gestion de certaines communes » (une commune pourrait en effet encore ajuster à des dépenses imprévues ses recettes de taxe d’habitation, y compris la partie compensée par l’État de ces recettes).

Une telle compensation prêterait en revanche le flanc à deux griefs constitutionnels, tous deux liés à ce qu’on financerait des dépenses locales par un droit de tirage de la commune sur le contribuable national :

  • atteinte au principe de l’égalité devant les charges publiques, car la taxe d’habitation serait remplacée par une ressource fiscale moins respectueuse des exigences de l’article 13 de la Déclaration de 1789 ;

  • et surtout méconnaissance du principe du consentement à l’impôt énoncé par son article 14 (« Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée »), car une collectivité publique voterait, pour couvrir ses propres dépenses, des charges pesant sur une autre collectivité publique.

Les recettes de l’État étant essentiellement composées de TVA, on financerait les dépenses locales par un impôt à deux titres plus contestable constitutionnellement que la taxe d’habitation actuelle :

  • Tout d’abord, il est moins proportionné aux capacités contributives. Le contribuable national ne peut être réputé disposer de plus de facultés contributives que le contribuable local dès lors que la TVA est acquittée par tous et que son poids est sans lien avec les capacités contributives ;

  • En outre, il est sans rapport avec les avantages tirés par les usagers de leurs services publics.

Il faut bien comprendre en effet que les contribuables locaux sont également des usagers de services publics locaux et des citoyens qui débattent des affaires locales et élisent le conseil municipal.

Ces contribuables/citoyens/électeurs/ usagers locaux ont vocation à participer à la gestion locale par leur taxe d’habitation, celle-ci étant au demeurant, compte tenu de son assiette et des mécanismes d’allégement existants, et même si ses bases cadastrales doivent être rafraîchies, indirectement proportionnée aux capacités contributives…

La taxe d’habitation, comme la taxe foncière, est un impôt de répartition. Le conseil municipal vote le montant total attendu de la taxe, compte tenu des dépenses à couvrir, et ce montant total est acquitté par les contribuables de la commune.

Ces deux caractéristiques sont démocratiquement saines, car elles font reposer sur les membres de la collectivité locale, directement ou par l’intermédiaire de leurs représentants, à la fois la détermination et la charge des dépenses locales. C’est le ressort intime de la gouvernance démocratique, ce qui lui permet de fonctionner de façon responsable. Déconnecter la fixation de l’impôt de l’effort fiscal, c’est briser ce ressort

Bien sûr, comme pour tout impôt de répartition, la pression fiscale de la taxe d’habitation sur chaque citoyen/contribuable est fonction des bases cadastrales. Or celles-ci, faute d’être tenues à jour, vieillissent inégalement. Il peut en résulter des disparités choquantes, y compris au sein d’une même commune. Si quelque chose est à réformer c’est cela. Il est long et compliqué de le faire après avoir tant attendu, car le réajustement fait des perdants (qui protestent) et des gagnants (qui ne clament pas leur enthousiasme pour autant).

Mais exonérer les quatre cinquièmes des ménages de taxe d’habitation parce que les bases sont mal actualisées, c’est rapprocher le piano du tabouret. Cela ne dispenserait même pas de réviser les bases puisque un cinquième des foyers continuerait à payer la taxe d’habitation et que les valeurs locatives des autres devraient être assez homogènes et assez à jour pour calculer la compensation sans avantager telle commune par rapport à telle autre, ainsi que pour asseoir la taxe d’un nouvel occupant s’il n’est pas exonéré.

La compensation intégrale par l’État de l’exonération de taxe d’habitation, en introduisant un facteur d’irresponsabilité dans la chaîne décisionnelle fiscale, porte atteinte au principe constitutionnel du consentement à l’impôt qui, s’agissant de finances locales, s’apprécie dans le cadre local.

Le contribuable national, à l’inverse du contribuable local, ne bénéficie pas des services locaux. Avec une compensation intégrale du manque à gagner de l’exonération, les contribuables de l’État devraient donc, année après année, payer des impôts dont le produit, qui ne leur bénéficie pas, serait arrêté, de façon unilatérale, par une autre collectivité publique que l’État.

En mettant à contribution l’ensemble des ménages sur le plan national, on n’aurait guère allégé leur charge fiscale, on aurait probablement abaissé le niveau des services publics locaux et on aurait cassé un élément essentiel de la démocratie décentralisée : le consentement local à l’impôt au vu de la gestion locale et dans la perspective des futures élections locales.

D – La mesure échapperait aux critiques précédentes si elle se présentait non comme une exonération, mais comme un dégrèvement égal au montant de la taxe d’habitation dû la première année par les ménages bénéficiaires. Mais elle serait contestable en opportunité et soulèverait elle aussi la question de l’effet de seuil

Selon ce système, qui semble privilégié au moment où ces lignes sont écrites, l’État compense non plus une exonération de taxe d’habitation, mais un dégrèvement bénéficiant, à concurrence de ce qu’ils auraient dû payer la première année d’application de la réforme, aux ménages dont le revenu de référence est inférieur au seuil.

Reprenons notre exemple chiffré de la commune pratiquant un taux de 10 % en 2018 sur une assiette totale de 1 000 (toujours répartie entre 400 pour les ménages au-dessus du seuil et 600 pour les autres). La première année, les ménages les plus aisés paient 40 (400 x 10 %), les autres rien du tout (dégrèvement intégral) et l’État complète à hauteur de 60. Au total, la commune perçoit 40 + 60 = 100, somme égale à ce qu’elle aurait perçu dans les conditions antérieures avec un taux de 10 % (1000 x 10 % = 100). Supposons que la seconde année, la commune augmente son taux d’un dixième (de 10 % à 11 %) pour faire face à l’accroissement des dépenses. Les ménages aisés paieront 400 x 11 % = 44 (au lieu de 40 l’année précédente), les autres ménages 600 x (11 % – 10 %) = 6 (au lieu de zéro) et l’État continuera à payer 60. Total : 44 + 6 + 60 = 110, ce que la commune aurait perçu dans les conditions antérieures avec un taux de 11 % (1 000 x 11 % = 110).

Un tel système ne serait inconstitutionnel qu’en raison de ses effets de seuil (v. II ci-dessous). Mais il serait critiquable en opportunité.

Tout d’abord, il y aurait tromperie sur la marchandise, car il ne s’agirait plus d’une exonération définitive, mais d’un dégrèvement. Les ménages bénéficiaires seraient certes « exonérés » la première année, mais ils seraient rattrapés au coin de la rue par la suite, puisque mis à contribution en cas d’augmentation future du taux. Le dispositif présenterait de ce fait une forme d’illisibilité, sans parler de sa complexité. Ainsi, il faudrait conserver quelque chose de l’actuel dispositif d’exonération et de dégrèvement pour éviter par exemple qu’un foyer aujourd’hui exonéré ait à payer un supplément de taxe. Il se traduirait en outre par une surcharge pour l’État, au-delà même de la couverture du dégrèvement initial (60 dans notre exemple), en raison de la nécessité dans laquelle il se trouverait de verser à la commune les taxes d’habitation dont seraient théoriquement redevables les foyers bénéficiaires lorsqu’elles seraient de trop faible montant pour être recouvrées.

II – Les effets de seuil

À une différence de revenus minime près, et pour le même niveau de services locaux, deux ménages paieraient l’un une taxe d’habitation, l’autre pas.

Cet effet de seuil serait d’autant plus virulent que la compensation de la mesure reposerait en tout ou partie sur les ménages restés assujettis : pour un écart dérisoire de revenu fiscal de référence, et toutes choses égales par ailleurs, le ménage A (revenu fiscal de référence : 20 000 €) se verrait exonéré de taxe, alors que le ménage B (revenu fiscal de référence : 20 001 €) verrait doubler la sienne…

Par leur brutalité, de tels effets de seuil seraient contraires au principe de proportionnalité aux capacités contributives posé par l’article 13 de la Déclaration de 1789.

III – Comment financer la compensation ?

Comment financer par ailleurs la compensation de l’exonération, qui pèsera dix milliards d’euros en année pleine, peut-être plus ? Par une moindre réduction des dotations de l’État ? En tablant sur les économies budgétaires réalisées par l’État en cours du quinquennat ? Par une hausse des impôts d’État ?

La moindre réduction de la dotation globale de fonctionnement n’est évidemment pas un apport financier. Nous serions dans l’hypothèse A examinée ci-dessus.

Les 60 millions d’économies prévues au cours du quinquennat sont incertaines et gagent d’autres dépenses nouvelles (le programme de 50 millions d’investissements notamment).

Il n’est pas question d’augmenter le barème de l’impôt sur le revenu, de l’ISF ou de la TVA. Quant à l’idée de faire concourir la CSG à la compensation de l’exonération de taxe d’habitation, évoquée un moment dans la campagne présidentielle, elle est ahurissante. C’est toute l’économie générale de la CSG qui serait remise en question. La CSG est une recette fiscale de l’État certes, mais elle n’a pas vocation à devenir une recette fiscale ordinaire de l’État. Son produit doit aller intégralement à la sécurité sociale. Par ailleurs, l’augmentation de CSG envisagée ne peut servir à compenser à la fois l’exonération de taxe d’habitation et la baisse des cotisations salariales d’assurance maladie et d’assurance chômage prévue dans le programme présidentiel.

Alors finance-t-on par l’accroissement du déficit ?

Conclusion

Un des fondements majeurs de la démocratie (locale ou non) est le vote de l’impôt et du budget. Le citoyen-contribuable décide, par l’intermédiaire de ses représentants, à la fois ce qu’il veut faire et les sacrifices qu’il consent pour le faire.

On ne peut avoir à la fois la décentralisation (pouvoir de décider des recettes et des dépenses au plan local) et l’égalité des impôts et des services publics d’une collectivité locale à l’autre. Les assiettes fiscales, les besoins, les aspirations des citoyens et de leurs élus quant aux équipements locaux sont en effet très inégalement distribués territorialement. Refuser les écarts de taxe d’habitation ou de taxe foncière d’une ville à l’autre c’est refuser la décentralisation.

On peut corriger ces écarts, pour des raisons de justice sociale ou d’aménagement du territoire, par des mécanismes de subvention ou de péréquation. On ne peut les résorber, car ils sont inhérents à la démocratie décentralisée. Ceux qui s’en offusquent, en assimilant hors de propos taxes locales et impôts d’État, sont des naïfs ou des cyniques.

Tout mécanisme d’exonération d’impôts locaux (compensé par l’État) porte atteinte à la démocratie locale et incite à l’irresponsabilité des élus comme des citoyens. Si l’atteinte est parfois légitime, elle doit toujours être cantonnée.

Notes de bas de pages

  • 1.
    La jurisprudence est constante à cet égard. Ainsi, « si l’article 13 de la Déclaration de 1789 n’interdit pas de faire supporter des charges particulières à certaines catégories de personnes pour un motif d’intérêt général, il ne doit pas en résulter de rupture caractérisée de l’égalité devant les charges publiques » (Cons. const., 29 juill. 1998, n° 98-403 DC, cons. 8 ; Cons. const., 10 janv. 2001, n° 2000-440 DC, cons. 6 ; Cons. const., 12 janv. 2002, n° 2001-455 DC, cons. 91, 94 et 95 ; Cons. const., 20 nov. 2003, n° 2003-484 DC, cons. 10 ; Cons. const., 27 févr. 2007, n° 2007-550 DC, cons. 4 ; Cons. const., 3 mai 2007, n° 2007-1 LOM, cons. 4 ; Cons. const., 29 déc. 2009, n° 2009-599 DC, cons. 72 ; Cons. const., 20 janv. 2011, n° 2010-624 DC, cons. 17 ; Cons. const., 20 mars 2014, n° 2014-691 DC, cons. 8, 11, 12 et 16 ; Cons. const., 23 mars 2016, n° 015-529 QPC, cons. 1 et 11 à 13).
  • 2.
    L’auteur de ces lignes ignore si le ratio ressources propres sur total des ressources (par catégorie de collectivités territoriales) est tenu officiellement à jour, comme il devrait l’être dans le rapport annuel prévu par l’article LO 1114-4 du CGCT.
  • 3.
    L. org. n° 2004-758, 29 juill. 2004, relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales, cons. 9 et 10.
  • 4.
    Cons. const., 29 déc. 2009, n° 2009-599 DC, cons. 61, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises.
  • 5.
    Cons. const., 29 déc. 2005, n° 2005-530 DC, cons. 90 et 93 à 98.