Le CESE s’habille en Prada…
Le gouvernement imagine vaguement une nouvelle institution dont il ignore encore, au moment du dépôt du projet de loi constitutionnelle, quels sont les contours et la composition qu’il convient de lui donner, de telle sorte que la rédaction est défectueuse et que la dénomination même de l’institution n’est pas bien calée.
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a fait l’objet de tant de critiques depuis sa création en 1958 et sa transformation ratée en 2008, que l’on s’attendait logiquement à ce que le « nouveau monde », incarné par Emmanuel Macron, propose d’en finir une fois pour toutes avec cette institution inutile1. Organe constitutionnel marginal, en permanence « doublé » par une kyrielle d’autres officines consultatives qui occultent ses rapports et rendent ses travaux superfétatoires, le Conseil s’est de surcroît illustré par une nette propension à la gabegie, à l’absentéisme et au dilettantisme. Les coups de semonce de la Cour des comptes sur le coût de l’institution, les privilèges de ses membres et le temps de travail de son personnel n’ont pas manqué, de même que les railleries médiatiques sur les personnalités prétendument « qualifiées » désignées par le gouvernement2. L’institution a même décroché le bonnet d’âne institutionnel en méritant une sanction du juge administratif pour incompétence négative avérée lors de sa première pétition citoyenne3.
La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 avait en effet déjà prétendu redorer le blason de cette institution contestée en l’investissant d’une nouvelle compétence consistant à recevoir et examiner des pétitions de citoyens, censée renforcer la démocratie directe dans un pays où les gouvernés auraient perdu confiance dans leurs représentants.
Le comité Balladur avait seulement proposé d’étendre les attributions du Conseil économique et social à la préservation de l’environnement sans en changer le nom ni suggérer un quelconque droit de pétition. C’est l’article 29 du projet de loi constitutionnelle de 2008 qui avait intégré celui-ci, tandis que l’adjectif « et environnemental » fut rajouté en cours de débat parlementaire. L’exposé des motifs du projet décrivait ce droit de pétition comme une « profonde réforme » et il était ressorti des débats parlementaires dans sa rédaction initiale, sans avoir été discuté, tant il faisait l’unanimité (ou suscitait l’indifférence…).
L’article 69 actuel de la constitution contient donc déjà un troisième alinéa indiquant : « Le Conseil économique, social et environnemental peut être saisi par voie de pétition dans les conditions fixées par une loi organique. Après examen de la pétition, il fait connaître au gouvernement et au Parlement les suites qu’il propose d’y donner ». La loi organique n° 2010-704 du 28 juin 2010 n’est pas très détaillée sur la marche à suivre et prévoit seulement que le Conseil peut être saisi « de toute question à caractère économique, social ou environnemental » par une pétition présentée par au moins 500 000 citoyens.
C’est peu dire que la « profonde réforme » n’a pas été au rendez-vous et que le CESE n’a pas amélioré sa réputation en dix ans. Il n’a, en effet, été saisi que de trois pétitions. La première, concernant le coût économique et social de l’autisme, a été transformée en saisine parlementaire avant d’avoir atteint le seuil de signatures et a fait l’objet d’un avis en date du 9 octobre 2012. La seconde, relative à la politique de l’éducation écologique, n’a pas atteint le nombre de signatures requis mais le CESE s’est cependant autosaisi du sujet et a voté un avis en assemblée plénière, le 26 novembre 2013. Enfin, la saisine sur le mariage homosexuel qui avait recueilli 700 000 signatures a été rejetée pour irrecevabilité par le bureau du CESE au prétexte que la loi organique ne prévoit la saisine citoyenne que sur une « question » et non sur un projet de loi en cours. La décision du bureau a été annulée pour erreur de droit le 30 juin 2014 par le tribunal administratif de Paris. Celui-ci a jugé que « la décision par laquelle le bureau du CESE statue sur la recevabilité d’une pétition présentée sur le fondement de l’article 69 de la constitution, qui concerne les conditions d’ouverture d’un droit accordé aux citoyens et non les relations du Conseil avec d’autres pouvoirs publics constitutionnels, a le caractère d’une décision administrative ».
Face à un tel échec, l’on semblait se résigner à ce que le Palais d’Iéna ne soit plus guère utilisé que pour les défilés de mode de la styliste italienne Miuccia Prada qui affectionnait son architecture4, mais le président Emmanuel Macron, tout à son éloge de la « société civile », a rapidement annoncé vouloir transformer le CESE en « chambre du futur » pour servir de « carrefour des consultations publiques et de la participation citoyenne ».
L’article 14 du projet de loi constitutionnelle réécrit donc entièrement le titre XI de la constitution consacré au CESE qui devient désormais « La chambre de la société civile » alors que l’avant-projet de loi avait initialement préféré l’expression « chambre de la participation citoyenne ». Si ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, force est d’admettre qu’une institution aussi difficile à baptiser ne doit pas être bien pensée sur le fond (I). En outre, si les compétences de cet organisme sont substantiellement élargies (II), le nombre de ses membres est cependant revu à la baisse tandis que sa composition exacte reste à déterminer (III).
I – La dénomination
Pour justifier le maintien de cette institution décriée il convenait donc de la rhabiller complètement en novlangue en abandonnant le trop classique et austère « conseil » pour le remplacer par une « chambre », sans doute jugée plus festive et « moderne ». Mais une chambre de quoi ?
La participation citoyenne initialement retenue avait des chances de ne pas tenir ses promesses tant l’on a bien compris, à travers le cloaque du « référendum d’initiative conjointe » introduit en 2008 et le rétropédalage de Notre-Dame des Landes, que nos dirigeants sont atteints d’une sévère allergie à l’égard de la véritable démocratie directe. Il ne pouvait donc s’agir que d’associer à la décision publique, non pas les citoyens réunis en corps, mais seulement quelques militants et responsables associatifs et entrepreneuriaux motivés ou start-uppers, défendant des intérêts catégoriels ou sectoriels. Il s’agit au fond de recopier au niveau national l’idée déjà présente dans le traité de Lisbonne selon laquelle « Les institutions entretiennent un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les associations représentatives de la société civile ». En d’autres termes, le projet présidentiel consiste simplement à institutionnaliser le lobbying dans le cadre d’une post-démocratie assumée5.
La co-construction des politiques publiques avec la société civile est, en effet, un mantra du nouveau couple exécutif et de sa majorité parlementaire. Une toute récente résolution de l’Assemblée nationale, en date du 30 novembre 2017, emboîte ainsi le pas au traité européen en prônant une initiative « visant à repenser la place de l’action associative dans les politiques publiques afin d’expérimenter dans ce cadre une véritable co-construction avec le monde associatif ».
Tel est donc en réalité le rôle attendu de la nouvelle « chambre de la société civile » : permettre aux lobbies et intérêts divers d’influer sur les décisions et politiques publiques. Cette idée ne va pas sans entrer en contradiction avec ce qui fût apparemment la première préoccupation du nouveau gouvernement issu des élections de 2017, c’est-à-dire la moralisation politique, la restauration de la confiance dans la vie publique et la prévention des conflits d’intérêts. Si l’on prétend empêcher ceux-ci, mieux vaut éviter, en effet, de faire entrer des représentants d’intérêts privés et catégoriels dans les circuits de décision publique. L’absence de réflexion approfondie sur la nature et la signification de la démocratie obscurcit la réforme institutionnelle.
La constitutionnalisation du terme « société civile », dont personne n’a jamais su exactement ce qu’il recouvrait, n’a pas manqué d’interpeller le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle. Celui-ci a constaté que si le terme est fréquemment utilisé dans le langage courant et en science politique, il ne fait l’objet d’aucune définition juridique et désigne vaguement « tout ce qui n’est pas l’État et les institutions ». L’objectif du gouvernement, à travers la création d’une « chambre de la société civile » serait donc de faire entrer dans une institution étatique tout ce qui n’en relève pas normalement. C’est évidemment confus et intellectuellement discutable. Observant le contenu donné à cette notion de « société civile » par le Livre blanc sur la gouvernance européenne, le Conseil d’État se croit autorisé, dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle, à « estimer que l’expression « société civile » peut être comprise comme incluant notamment les organisations syndicales et patronales ainsi que les associations qui défendent les intérêts et les valeurs de leurs membres dans tous les domaines de la vie civile, y compris religieux ». On devine à travers les termes « intérêts et valeurs » et l’allusion aux religions que, selon le Conseil d’État, les sujets « sociétaux » sont également appelés à être évoqués par la future chambre.
Le Conseil d’État déduit aussi de cette réflexion personnelle que « dès lors que cette nouvelle chambre est exclusivement composée de représentants de la société civile, elle ne peut comprendre de personnalités désignées en fonction de leurs seules compétences ou expériences individuelles, comme c’est le cas du Conseil économique, social et environnemental ». Il présume donc que les anciennes « personnalités qualifiées » nommées par le gouvernement sont appelées à disparaître de la nouvelle institution, ce qui restera à vérifier.
II – Les fonctions
Si les compétences de la chambre de la société civile restent purement consultatives, leur domaine est en revanche considérablement élargi, dans des termes dont la rédaction laisse à désirer.
Le projet de loi constitutionnelle indique d’abord, dans le nouvel article 69, que la chambre « éclaire le gouvernement et le Parlement, après avoir organisé la consultation du public, sur les enjeux économiques, sociaux et environnementaux et sur les conséquences à long terme des décisions prises par les pouvoirs publics ». Si on lit bien ce charabia, ladite chambre doit « éclairer » les pouvoirs publics sur des « enjeux » et sur les « conséquences » de leurs propres décisions après avoir consulté « le public » ! On se demande vraiment quel est le niveau de formation en français des fonctionnaires de la Chancellerie qui sont censés rédiger les textes. D’un point de vue chronologique, on croit comprendre que la consultation publique (dont on ignore les modalités) doit intervenir avant l’éclairage sur des enjeux ainsi que sur les conséquences de décisions… déjà prises. La logique aurait pourtant voulu que l’éclairage intervienne avant la décision, mais la lumière semble avoir manqué aux rédacteurs du texte.
Le nouvel article 70 confirme, sans aucune précision supplémentaire par rapport à la rédaction de 2008, la possibilité d’une saisine de la chambre par voie de pétition, en ajoutant simplement que la loi organique « détermine les conditions dans lesquelles les assemblées parlementaires prennent en considération ces pétitions et les suites que la chambre propose d’y donner ». Le mystère plane donc encore sur les effets normatifs potentiels des pétitions citoyennes.
Le Conseil d’État a préféré ignorer la mission générale décrite au nouvel article 69 et les pétitions de l’article 70 pour concentrer exclusivement son attention sur les projets de textes normatifs mentionnés à l’article 71. La consultation de la chambre de la société civile sur les normes est, en effet, considérablement développée puisqu’elle devient obligatoire sur tous les « projets de lois ayant un objet économique, social ou environnemental », tandis qu’elle reste facultative sur les projets de lois financiers, les projets de loi d’habilitation et de ratification d’ordonnances ou de mesures législatives ultra-marines, d’autorisation de ratification de traités, ou tout autre projet de loi, d’ordonnance ou de décret. La chambre peut aussi être consultée par les assemblées parlementaires sur les propositions de loi, et par le gouvernement et le parlement sur toute question à caractère économique social ou environnemental. L’article 71 précise enfin que les consultations de la chambre sur les projets de texte doivent intervenir avant leur examen par le Conseil d’État.
On le voit donc, malgré le changement de dénomination de l’institution, le champ de compétence reste circonscrit aux domaines économique, social et environnemental. Toutefois, l’extension des consultations obligatoires à tous les projets de loi ayant ce caractère laisse présager un ralentissement substantiel de la procédure législative que le projet de révision se propose pourtant globalement d’accélérer. Cette contradiction, inhérente au « en même temps » macronien, n’a pas échappé au Conseil d’État qui a exprimé son inquiétude et proposé de rendre la consultation seulement facultative sur les projets de loi économiques, sociaux et environnementaux (évalués à 30 ou 40 % de l’activité normative annuelle). Le gouvernement n’a cependant pas voulu revenir sur ce renforcement, annoncé à grands renforts de communication, de la co-production des normes avec la société civile. Le législateur organique va donc devoir tenir compte de cette charge nouvelle pour réorganiser une institution dont les effectifs seront de surcroît réduits et à laquelle il faudra désormais prescrire des délais pour ne pas trop retarder le débat parlementaire.
III – La composition
L’article 14 du projet indique seulement que la chambre de la société civile « est composée de représentants de la société civile dont le nombre ne peut excéder cent cinquante-cinq ». Le nombre maximum actuel étant de deux cent trente-trois, le coup de rabot n’est pas négligeable et les places vont assurément devenir plus chères, tandis que la quantité de travail devrait s’accroître. Le mystère demeure cependant total sur la composition de la chambre puisque le projet de loi constitutionnelle comme son exposé des motifs restent prudemment muets sur ce point. Le Conseil d’État s’est essayé à faire des projections en envisageant les organisations syndicales et patronales ainsi que les associations intervenant « dans tous les domaines de la vie civile y compris religieux » mais cela ne renseigne pas sur les modalités de sélection des 155 représentants des innombrables groupes d’intérêt qui se disputeront les places.
La lecture de l’article 14 du projet de loi constitutionnelle donne exactement le même sentiment que celui des dispositions du projet de 2008 sur le Défenseur des droits. Le gouvernement imagine vaguement une nouvelle institution dont il ignore encore, au moment du dépôt du texte constitutionnel, quels sont les contours et la composition qu’il convient de lui donner, de telle sorte que la rédaction est défectueuse et que la dénomination même de l’institution n’est pas bien calée. Il restera aux parlementaires à tenter d’améliorer tout cela, dans la mesure de leurs propres capacités et en supposant qu’ils connaissent à l’avance les intentions de l’exécutif sur les dispositions organiques.
Notes de bas de pages
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1.
« CESE : La chambre inutile de la République », France Inter, 16 sept. 2017.
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2.
V. notamment « Les charmes douillets du Palais d’Iéna », Le Monde, 5 janv. 2006 ; Cour des comptes, Rapport public annuel 2015, p. 249 et s ; « Le coût affolant d’un rapport du CESE », Capital, 7 août 2017 ; « Pourquoi réformer le CESE ? », Le Monde, 4 juill. 2017.
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3.
TA Paris, 30 juin 2014, n° 1305796/6, Brillault P. ; Uguen B., « Le scandale du CESE », Médiapart, 28 juin 2013.
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4.
V. « Voir et être vu - La soirée Miu Miu au Palais d’Iéna », Vanity Fair, 2 sept. 2014.
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5.
V. Le Pourhiet A.-M., « Qui veut de la post-démocratie ? », Le Monde, 12 mars 2015 ; Chevallier J., L’État post-moderne, 5e éd., 2017, LGDJ.