Premières réflexions sur le fonctionnement de la Ve République six mois après la dissolution du 9 juin 2024

Publié le 04/12/2024
Premières réflexions sur le fonctionnement de la Ve République six mois après la dissolution du 9 juin 2024
Danielle Bonardelle/AdobeStock

Il semble possible, d’ores et déjà, de tirer quelques réflexions et enseignements des évènements constitutionnels qui se sont déroulés ces derniers mois. On peut même, sans doute, à leur analyse, en tirer des conclusions sur le fonctionnement actuel et futur de notre Constitution. On retiendra huit points.

I – De la dissolution

La dissolution est un pouvoir non contresigné du président de la République prévu à l’article 12 de la Constitution1. Ses conditions de mise en œuvre sont très légères. On ne reviendra pas sur les consultations que ledit article rend obligatoires. Depuis longtemps déjà on sait qu’il s’agit d’un exercice de pure forme ; il suffit de se souvenir de la consultation de Gaston Monnerville par le général de Gaulle en 1962. Consulter consiste davantage à informer qu’à demander un avis qui, en toute hypothèse, n’a aucune importance comme le confirme celui, négatif, de Jacques Chaban-Delmas (alors président de l’Assemblée nationale) en 1981.

On tirera, en revanche, deux réflexions de ce nouvel emploi d’un pouvoir si longtemps refusé aux exécutifs des troisième et quatrième Républiques.

Tout d’abord, on vient d’avoir la confirmation que la dissolution de confort ne fonctionne pas. On se souvient de celle prononcée en 1997 par Jacques Chirac pour éviter la défaite annoncée aux législatives normalement prévues en 1998. Elle devait déboucher sur l’élection d’une majorité hostile au président de la République et sur la troisième cohabitation (1997-2002). La dissolution de 2024 (avec des nuances sur lesquelles nous reviendrons) n’est pas loin d’avoir la même histoire. Décidée pour clarifier la situation issue des législatives de 2022, elle devait permettre de donner une nouvelle majorité au président de la République pour pallier les inconvénients de la majorité relative le soutenant jusqu’alors. Elle a débouché sur plus de relativité encore et sur la nécessité de faire appel, pour diriger le gouvernement, à un homme issu d’un parti opposé à la politique présidentielle. On glosera beaucoup sur la nature de la situation : quatrième cohabitation ou première « coalitation », selon la formule employée parfois à l’Élysée ? Peu importe, le fait est là. Les urnes ont donné le résultat inverse à celui attendu par la dissolution.

Si 1997 avait rangé la dissolution au rayon des accessoires, celle de 2024 l’a rangée au rayon des produits dangereux ou, du moins, à manipuler avec précaution.

La seconde réflexion est relative au calendrier. Prononcée le 9 juin 2024, la dissolution a conduit à organiser les élections législatives les 30 juin et 7 juillet. On le sait, appliquant l’adage « dissolution sur dissolution ne vaut » qui nous vient de la fin du règne de Charles X, il n’est plus possible de prononcer une nouvelle dissolution pendant un an. Quand donc précisément, le président de la République retrouvera-t-il ce droit pour l’instant interdit ? L’article 12C le précise : « Il ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l’année qui suit ces élections », c’est-à-dire les élections consécutives à la dissolution. Autrement dit, la prochaine dissolution ne pourrait intervenir qu’à partir du 8 juillet 20252.

Si tel était le cas, le même article prévoyant que « les élections générales ont lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution », les élections devraient se tenir en août 2025. On imagine bien la chose impossible.

Il est donc logique de penser qu’aucune dissolution ne sera prononcée avant le mois de septembre3 2025. Cette remarque n’est pas sans importance. Nous serons alors à quelque 18 mois de l’élection présidentielle !

II – De la nature de la Constitution du 4 octobre 1958

La situation qui résulte de cette dissolution a en tous les cas le mérite de montrer que notre Constitution reste un régime parlementaire. Elle en a tous les caractères.

La Constitution prévoit bien un gouvernement responsable devant le Parlement (art. 20, al. 3C). En l’espèce, l’Assemblée nationale (et elle seule) peut renverser le gouvernement, obligeant, par le vote d’une motion de censure ou en désapprobation du programme ou d’une déclaration de politique générale, le Premier ministre à remettre au président de la République la démission du gouvernement (art. 50C).

Pour que l’Assemblée n’ait pas la tentation d’engager cette responsabilité engagée sans limite, la dissolution est fixée comme contrepoids dans les limites que nous venons d’exposer.

Ces deux mécanismes sont la base même du régime parlementaire et de son équilibre : toute Constitution qui les prévoit institue un régime parlementaire. Reste que, sur cette base générale, deux variantes existent :

• ou bien la responsabilité du gouvernement devant le Parlement est la seule responsabilité envisagée et le régime est alors dit « moniste » ;

• ou bien cette responsabilité du gouvernement devant le Parlement se double d’une responsabilité du gouvernement devant le chef de l’État. Il y a alors deux responsabilités et le régime est dit « dualiste ».

Ces choses sont connues. Pourtant, il n’est pas inutile de les rappeler lorsqu’on veut analyser la réalité de la pratique passée et actuelle de la constitution.

C’est qu’en fait, comme cela a été dit il y a quelques années déjà4, la Ve République est un régime parlementaire àgéométrie variable. Autrement dit, elle est, selon les circonstances, dualiste ou moniste. Et les circonstances déterminantes sont celles qui découlent du résultat des élections législatives et donc de la majorité qui en résulte.

Lorsque la majorité présidentielle trouve à l’Assemblée nationale une large majorité parlementaire pour soutenir l’action du président de la République, autrement dit lorsque majorité parlementaire et présidentielle concordent, le président de la République peut choisir un Premier ministre sans véritable volonté politique propre, si ce n’est celle de mettre en œuvre le programme présidentiel. Le Premier ministre est alors davantage le « collaborateur5 » du Président qu’un véritable chef du gouvernement. Le chef de l’État impose sa politique et ses vues ; bref le Président gouverne. Le Premier ministre reste responsable devant le Parlement mais cette responsabilité ne jouera pas ; le Premier ministre est soumis au président de la République. Qu’il vienne à déplaire et la rupture de leur accord ne peut qu’entraîner le départ du Premier ministre. Le régime reste parlementaire, il ne peut en être autrement, mais le Premier ministre est en outre responsable devant le chef de l’État, la clef de voûte du système est le président de la République : nous sommes dans un régime parlementaire dualiste.

Que majorité présidentielle et majorité parlementaire s’opposent et les choix laissés au Président sont limités. S’il vient d’être élu, il peut tenter par la dissolution (1981 ou 1988) de rétablir l’adéquation manquante et, en cas de succès, le régime reste dualiste. Si en revanche les législatives viennent d’avoir lieu, il n’a d’autre solution que de se soumettre en nommant un Premier ministre qui a la confiance de l’Assemblée nationale (1986, 1995 ou 1997), sauf à courir à une démission certaine en prononçant (lorsque c’est possible) une dissolution suicide. Le Premier ministre n’est alors plus responsable que devant l’Assemblée nationale : nous sommes dans un régime parlementaire moniste.

On pourrait objecter que la situation actuelle est différente dès lors qu’il n’y a pas de majorité à l’Assemblée nationale. Il n’en est rien. La question de la concordance ou de la divergence garde toute sa pertinence même face à un résultat dans lequel il n’existe pas de majorité (absolue ou relative). Il s’agit alors simplement d’une version minoritaire6 du phénomène précédent.

Si la minorité capable de gouverner (que nous appellerons donc « minorité gouvernante ») soutient le président de la République, celui-ci garde la possibilité d’intervenir même si son Premier ministre doit l’y aider. Le Premier ministre utilisera tous les articles que la Constitution met à sa disposition pour domestiquer l’Assemblée et permettre la mise en œuvre de la volonté présidentielle. Cela s’avère plus difficile et le rôle du Premier ministre apparaît plus déterminant, mais il reste à la merci de la volonté présidentielle ; la position d’Élisabeth Borne et de Gabriel Attal en témoigne. Néanmoins, le fonctionnement de la Constitution reste dualiste.

À l’inverse, si la minorité gouvernante ne soutient pas le président de la République, celui-ci perd toute possibilité d’intervention et le Premier ministre n’a plus à se soucier que de la seule solidité de sa minorité législative. Le fonctionnement de la Constitution est alors moniste. C’est la situation actuelle.

III – Du choix du Premier ministre

Faut-il déduire du caractère parlementaire de la Constitution que, lorsque le président de la République nomme le Premier ministre, il exerce une compétence liée ? Le Président est-il tenu de choisir le Premier ministre dans le groupe (ou la coalition) majoritaire ou dans le groupe (ou la coalition) le plus important de l’Assemblée, fût-il minoritaire ? C’est ce qu’a tenté de faire croire le Nouveau Font Populaire (NFP) en proposant (non sans difficulté d’ailleurs) la candidature de Lucie Castets.

La Constitution indique simplement que « le président de la République nomme le Premier ministre » (art. 8C) sans autre précision. On fera deux remarques.

Comme dans de nombreuses dispositions constitutionnelles, l’usage dans cet article du présent de l’indicatif indique une obligation de faire mais celle-ci n’est pas enfermée dans un délai (à comparer avec l’article 10C). C’est ce que l’on appelle le choix du moment. Certes le président de la République doit nommer mais il peut le faire quand il veut. Compte tenu du fait que, par le passé, la situation à l’Assemblée nationale donnait clairement (ou assez clairement) le champ politique dans lequel devait s’exercer le choix du Président, la nomination du Premier ministre était toujours intervenue rapidement. La tripartition de l’Assemblée résultant des élections de 2024 rendait le choix présidentiel plus difficile et donc, nécessairement, le délai s’est allongé7.

Si la Constitution ne fixe pas de délai, c’est justement parce qu’il convient de s’assurer que le Premier ministre (et par la suite son gouvernement) est capable de gouverner ; qu’il ne sera pas renversé sitôt après son entrée en fonction. C’est là la conséquence naturelle du caractère parlementaire de la Constitution : le gouvernement est responsable devant l’Assemblée. En effet, au-delà du choix du moment laissé au Président, sa marge de manœuvre est limitée ; le Premier ministre doit normalement être choisi dans la majorité parlementaire (et c’est alors un simple choix de personne) ou dans la minorité disposant des plus grandes chances de ne pas coaliser contre elle tous les autres partis. Choisir un Premier ministre dans les extrêmes de l’Assemblée (dans notre cas au sein du Nouveau Front Populaire ou du Rassemblement National (RN)) conduisant nécessairement à la censure, la seule solution ouverte était de tenter de fédérer les centres et la droite dite de gouvernement (Les Républicains – ci-après « LR ») sans heurter les extrêmes pour qu’ils ne s’allient pas. Outre le fait qu’il s’agit d’un choix de personne (rejet par le RN de Xavier Bertrand et par le NFP de Bernard Cazeneuve), il fallait donc parvenir à satisfaire ces centres et LR, pourtant opposés au Président. La seule solution possible restait de choisir chez LR (bien qu’il s’agisse de la plus petite formation) celui ou celle qui dirigerait le gouvernement8.

En fait, il n’y a là que l’application encore une fois classique du régime parlementaire : la recherche de la coalition la plus stable, fût-elle minoritaire. On retrouve cette situation dans toutes les grandes démocraties et, parfois, la recherche de cette combinaison est longue. Ainsi, en Belgique, cette recherche se poursuit-elle après les élections législatives du 9 juin 2024 soit depuis plus de cinq mois9.

Reste que cette recherche, dans la plupart des pays parlementaires, est opérée par les partis politiques eux-mêmes et non par le chef de l’État. Celui-ci se contente en général de nommer une personnalité chargée de cette recherche, personnalité désignée parfois sous l’appellation de « formateur » ou « conciliateur ». La IVe République avait ce mode de fonctionnement10.

Notre Constitution donne une telle importance au président de la République que c’est lui-même qui s’est, en l’espèce, chargé de ce travail de conciliation.

De cette pratique, nouvelle sous la Ve République, naît encore une différence essentielle avec les autres pays à régime parlementaire. L’accord s’est davantage fait sur le choix d’une personne et de quelques grandes orientations politiques que sur la détermination d’un véritable programme de gouvernement négocié entre les partis de la coalition. Il s’est agi ici de trouver la personnalité capable de fédérer la minorité centriste sans courir le risque de coaliser contre elle les deux extrêmes de l’Assemblée.

C’est que, en effet, notre Constitution permet à une minorité de gouverner.

IV – Du gouvernement minoritaire

Depuis les législatives de 2022, il n’y a plus au Parlement de majorité absolue. On peut peut-être admettre que de 2022 à 2024, il y avait une majorité relative. En fait, cette analyse n’est pas pertinente. L’essentiel, avec la Ve République, est qu’un parti (ou plutôt une coalition de partis) puisse se former au centre et que cette coalition soit coincée entre deux blocs hostiles qui souhaitent la détruire sans pouvoir s’unir eux-mêmes et atteindre la majorité absolue des sièges de l’Assemblée nationale (soit 289 voix). Tant que cette union reste lettre morte, la minorité ainsi flanquée peut gouverner.

Il y a à cela deux dispositions constitutionnelles protectrices :

• d’une part l’absence d’obligation faite au gouvernement de prouver qu’il est majoritaire. C’est-à-dire l’absence d’investiture. En effet, si les termes du premier alinéa de l’article 49C, utilisant le terme « engage » par opposition à « peut engager » utilisé à l’alinéa 3 ou « a la faculté de demander » mentionné à l’alinéa 4, montrent bien qu’il ne s’agit pas pour le Premier ministre d’une simple faculté mais d’une obligation, celle-ci n’est pas soumise à un délai. Le Premier ministre dispose du choix du moment pour engager sa responsabilité. Il n’est pas tenu d’obtenir un vote de l’Assemblée nationale pour entrer en fonction et exercer la plénitude des pouvoirs que la Constitution lui accorde. Sa seule nomination par le Président suffit. La preuve de la validité de cette interprétation est apportée par la proposition de révision faite en 1995. Le comité présidé par le doyen Georges Vedel proposait alors de modifier l’alinéa 1 de l’article 49 en ajoutant au début : « Dans les quinze jours qui suivent sa nomination… »11. Cette révision n’a pas eu lieu et il faut donc admettre que ce n’est pas au Premier ministre de faire la preuve qu’il dispose d’une majorité mais à l’Assemblée, par le dépôt d’une motion de censure, de faire la preuve qu’il n’en dispose pas. Nombreux du reste sont les gouvernements qui n’ont pas demandé un vote d’approbation de leur programme ou d’une déclaration de politique générale12 ;

• d’autre part, c’est l’alinéa 3 du même article 49C qui assure la stabilité d’un gouvernement même minoritaire. Selon le même principe, il appartient à l’Assemblée de montrer par l’adoption d’une motion de censure que le gouvernement n’a pas la confiance de l’Assemblée et que son texte est dès lors rejeté.

Ce mécanisme de l’article 49, alinéa 3C est particulièrement intéressant. Il consiste à faire en sorte que les abstentionnistes s’allient aux parlementaires qui soutiennent le gouvernement et non à ceux qui s’opposent à lui. Du reste, dans la pratique, seuls votent les partisans de la motion de censure, les autres (députés appartenant à des partis représentés au gouvernement ou ceux qui, alors même qu’ils ne soutiennent pas le gouvernement, ne souhaitent pas le renverser) ne prenant pas part au scrutin.

L’idée de base de ce mécanisme consiste à vouloir éviter la coalition des extrêmes qui, si souvent sous les IIIe et IVe République, avait emporté les gouvernements dans le cadre de la procédure dite de la question de confiance. La motion de censure vise en fait à montrer qu’il existe à l’Assemblée une majorité absolue de députés souhaitant remplacer le gouvernement actuel. Tant que cette démonstration n’est pas faite, un gouvernement, même minoritaire, peut gouverner.

C’est donc sur la fiabilité de ce mécanisme que s’appuie un gouvernement pour obtenir les textes qu’il souhaite ou que le président de la République souhaite. Son emploi est donc tout aussi fréquent quand la majorité parlementaire soutient le Président mais est relative13 ou frondeuse14, quand la minorité gouvernante soutient le Président ou lorsque la minorité gouvernante est hostile à la majorité présidentielle.

V – De l’article 49, alinéa 3C

On vient de le voir, cette disposition constitutionnelle est la base de la stabilité politique dans le cadre de la Constitution de 1958. Très contestée, la disposition est encadrée par la Constitution depuis la révision de 2008. Pourtant, cet encadrement n’a pas vraiment limité son importance.

Depuis 2008, il y a une limite à l’usage de cet article : il peut être mis en œuvre sur un projet ou une proposition de loi par session parlementaire. Le principe est donc qu’un seul texte par session peut être adopté selon cette procédure. Dès lors que la session ordinaire du Parlement s’étend du premier jour ouvrable d’octobre au dernier jour ouvrable de juin, l’article 49, alinéa 3C ne peut être mis en œuvre que sur un seul texte pendant ce laps de temps. Sur un seul texte et non une seule fois. Cela veut dire que, dès lors qu’il s’agit d’un même texte, l’article peut être mis en œuvre à chaque lecture devant l’Assemblée nationale.

Évidemment, si des sessions parlementaires extraordinaires sont ouvertes, le gouvernement retrouve pour chacune d’elles un droit d’usage de l’article. On peut donc imaginer que le gouvernement utilise cette possibilité pour multiplier le nombre de recours possible à l’article 49, alinéa 3C. Cependant, ces sessions extraordinaires étant ouvertes et closes par le président de la République, il est peu probable qu’elles se multiplient en période de divergence des majorités ; le cas de l’année 2024 en est un exemple parfait. Alors qu’en général une session extraordinaire précède la session ordinaire, il n’en a pas été ouvert cette année.

Reste que cette limitation à un texte par session ne concerne pas les lois de finances ou de financement de la Sécurité sociale.

On sait l’importance des lois de finances pour le fonctionnement d’un gouvernement et pour le pays. Il est donc logique que l’usage de l’article 49, alinéa 3C soit illimité dans ce cadre. Reste que, à travers ces lois, il est possible de faire adopter des dispositions bien plus variées que celles auxquelles on pense habituellement. On se souvient que c’est dans ce cadre que la réforme des retraites fut adoptée l’an dernier. Certes, le Conseil constitutionnel veillerait sans doute à ce que des cavaliers budgétaires ou sociaux ne puissent pas se glisser. Néanmoins l’étendue des dispositions qui, selon les différentes lois organiques, sont partagées entre les lois de finances ou de financement et les lois ordinaires, permettrait sans doute qu’une grande partie de la législation soit ainsi adoptée sans vote parlementaire.

Pour faire fi de nombreuses critiques généralement développées sur le nombre de fois où le gouvernement engage sa responsabilité, tout particulièrement sur la loi de finances, on rappellera que celle-ci est constituée de deux parties et qu’il n’est possible d’engager la discussion sur la seconde partie qu’après l’adoption de la première. Ceci conduit donc le gouvernement, si cela s’avère nécessaire, à devoir engager sa responsabilité sur la première partie puis à l’engager à nouveau sur l’ensemble du texte. Il peut donc être amené à engager six fois sa responsabilité pour obtenir l’adoption de la loi de finances.

La combinaison de l’importance des lois financières et de l’article 49, alinéa 3C permet donc bien des possibilités. En particulier, les débats parlementaires peuvent conduire au fait que l’Assemblée modifie considérablement le texte du gouvernement. Ce comportement peut être aussi bien celui d’un des partis extrêmes encadrant la majorité relative ou la minorité gouvernante, que venir de certains membres de la majorité si elle existe ou de la minorité gouvernante elle-même. Le débat budgétaire sera donc âpre et difficile pour le gouvernement. Mais en fait, peu importe. Tout, et l’on oserait dire même nimporte quoi, peut être adopté ; ces adoptions ne sont que provisoires. In fine, le gouvernement peut engager sa responsabilité sur le texte qu’il recompose, soit en retenant les seuls amendements qu’il retient parmi ceux adoptés, soit qu’il ajoute lui-même en dernière minute. Les députés de tous bords peuvent donc s’en donner à cœur joie dans les critiques, modifier le texte par des amendements ou des articles additionnels, refuser de voter certaines dispositions. Rien n’y fait. Le gouvernement peut obtenir le budget qu’il souhaite tant qu’une majorité absolue de députés n’a pas décidé de voter la censure.

Affirmer que le budget est mauvais, qu’on ne le votera pas, qu’on s’y oppose, qu’on mettra tout en œuvre pour qu’il ne soit pas adopté sans pour autant aller jusqu’à renverser le gouvernement veut dire en réalité qu’on ne fera rien et que le budget sera adopté tel que le gouvernement le souhaite. On se souvient des débats houleux pendant la discussion du budget pour 1980 présenté par Raymond Barre, Premier ministre issu d’un mouvement minoritaire au sein de la majorité soutenant le gouvernement. On se souvient des critiques portées contre ce texte par Jacques Chirac, Premier ministre sortant, et par les autres députés du RPR, groupe le plus important de la coalition soutenant le gouvernement. Rien ne trouve grâce aux yeux de ces élus. Mais on se souvient aussi que le budget a été adopté par l’article 49, alinéa 3C, exactement comme le souhaitait Raymond Barre.

Il est intéressant de noter ici les explications du RPR à l’époque. Philippe Séguin indiquait la position du parti : « Entre la censure ou la soumission, il y a une stratégie. Ce n’est pas celle de l’Aventin ». Il s’agissait donc de s’abstenir comme l’indiquait plus clairement encore Michel Debré : « La fidélité à la majorité impose de dire la vérité (par) l’abstention ».

On pourrait raisonnablement penser qu’il en ira de même cette année, même si la situation politique est différente de celle de 1979.

VI – Des particularités de la situation actuelle

Nous avons déjà dit que la spécificité de la période actuelle tenait à la tripartition de l’Assemblée nationale. Pour la première fois sous la Ve République, c’est un gouvernement minoritaire dirigé par un Premier ministre issu du plus petit groupe composant la minorité gouvernante qui détermine la politique de la nation en faisant en sorte que ses choix ne fédèrent pas les extrêmes dans une coalition du non qui pourrait le renverser.

Mais il est une autre particularité de la situation actuelle qui commande en grande partie le fonctionnement actuel du système.

Pour la première fois, cette cohabitation se déroule alors que le président de la République est élu pour cinq ans et ne peut pas se représenter. Que ce soit en 1986 ou en 1997, les cohabitations avaient eu lieu pendant le premier mandat d’un Président élu pour sept ans. En 1993, même si l’on pouvait bien penser que François Mitterrand ne briguerait pas un troisième mandat, rien, juridiquement, ne l’interdisait. De plus, les deux cohabitations de l’ère mitterrandienne étaient le résultat d’élections législatives inter-mandat, ayant eu lieu à leur date normale, sans intervention d’une dissolution. Elles apparaissaient logiques dans un système où la durée des mandats présidentiel et parlementaire étant différente, il était évident qu’une telle situation pouvait logiquement se produire15.

Dans l’exemple actuel, la situation est tout à fait différente. La cohabitation découle d’une dissolution décidée au cours du second quinquennat d’un Président qui est juridiquement interdit de briguer à nouveau la magistrature suprême. Qui plus est, même sur le plan strictement politique, les choses diffèrent. Certes, comme en 1997, le Président a perdu le pari fait par la dissolution mais il l’a doublement perdu puisque cette dissolution fait suite à des élections européennes qui furent également perdues par le camp présidentiel. En fait, il l’a même triplement perdu puisqu’il lui fut impossible d’obtenir une majorité à l’Assemblée aux élections législatives qui suivirent sa réélection en 2022. Bref, le Président est plus affaibli que ne le furent en leur temps Mitterrand ou Chirac, et la preuve en est bien apportée par la difficulté qu’il eut à trouver un candidat pour Matignon qui ne se serait pas transformé en comète. Il lui a fallu composer avec les anathèmes des uns et des autres.

Dans ces conditions, quelles sont les possibilités d’action restant au Président ? On fera tout d’abord litière de l’idée selon laquelle le Président pourrait mettre en œuvre les pouvoirs exceptionnels de l’article 16C. D’une part, il est peu vraisemblable que les conditions imposées par cet article soient réunies ; d’autre part, le Parlement siégeant alors de plein droit, il y a fort à parier qu’une procédure de destitution serait enclenchée et que, cette fois16, elle pourrait prospérer si ce n’est aboutir. Aucun Président ne se lancerait dans cette voie dans une situation de ce type.

Il faut donc s’intéresser aux autres pouvoirs présidentiels. Quels sont-ils ?

• la dissolution : elle est constitutionnellement impossible avant juillet 2025 et techniquement difficile avant septembre de la même année ;

• le référendum : il ne peut être décidé que « sur proposition du Premier ministre ou de la majorité des députés » ;

• la révocation du Premier ministre : elle est impossible en période de cohabitation ; le Premier ministre n’est plus responsable devant le Président ; la Constitution s’applique dans sa version moniste. Selon l’expression souvent utilisée depuis, le Premier ministre est « indéboulonnable17 » ;

• le droit de message au Parlement : qu’il soit écrit ou oral (devant le Congrès), on voit mal ce que le Président pourrait annoncer et surtout obtenir ;

• le refus de signer des ordonnances : il est peu vraisemblable que le Parlement, dans sa configuration actuelle, accorde au gouvernement le pouvoir d’agir par ordonnances et, en toute hypothèse, un refus présidentiel peut être surmonté par le vote du même texte sous la forme d’une loi18. Cela retarde mais n’empêche pas ;

• le refus de convoquer le Parlement en session extraordinaire : là encore, c’est un moyen de ralentir en non de s’opposer ;

Bref, il semble bien que le Président ne dispose plus dun réel pouvoir ; le pouvoir est désormais à Matignon.

• l’exercice d’un domaine réservé : on parle du domaine réservé comme étant le seul domaine dans lequel le Président disposerait encore de la possibilité de décider. Tout d’abord, on rappellera que la Constitution ne prévoit pas une telle réserve. Le domaine réservé est une formule que Jacques Chaban-Delmas employait pour parler des matières19 pour lesquelles Charles de Gaulle prenait lui-même les décisions, sans nécessairement que le Premier ministre soit d’accord ou même au courant. Ce domaine est aujourd’hui compris comme essentiellement constitué des Affaires étrangères et de la Défense. S’il put y avoir dans les premiers temps du premier septennat de De Gaulle un tel partage des tâches, les choses ont depuis totalement changé. Certes, il fut encore question de ce domaine lors de la première cohabitation de 1986 ; le président de la République pouvait ainsi justifier qu’il gardât sur le choix des ministres de la Défense et des Relations extérieures un véritable droit de veto. Mais le président Sarkozy, dont on sait qu’il était attentif à décider très largement seul, affirmait pourtant : « Je ne crois pas au domaine réservé ». L’actuel Premier ministre le confirme d’ailleurs : « Il n’y a pas de domaines réservés mais des “domaines partagés” »20. La Constitution ne dit pas autre chose. L’article 21C dispose que le Premier ministre « est responsable de la défense nationale » et si l’article 52C affirme que « le président de la République négocie et ratifie les traités », le pouvoir ainsi exercé est soumis au contreseing du Premier ministre. On ne sait pas encore si Emmanuel Macron a participé au choix des ministres dans ces deux domaines. On peut simplement noter que Sébastien Lecornu, ministre des Armées, occupait déjà ce poste dans les deux gouvernements précédents et que Jean-Noël Barrot, actuel ministre de l’Europe et des Affaires étrangères était, dans le gouvernement Attal, ministre délégué chargé de l’Europe ;

• la démission spontanée ou du moins, même à bas bruit, le chantage à la démission : là encore on peut douter de l’efficacité d’une telle menace : le Président ne peut pas se représenter21. Il semble donc acquis que le second quinquennat du Président Macron sera de facto aussi court que le premier septennat du Président Chirac : deux ans.

Que reste-t-il donc au Président en dehors du « ministère du verbe » ? Peu de choses à vrai dire : car ne croyez pas que le président de la République ait, dans la Constitution, les moyens de s’opposer à la mise en œuvre du programme d’un gouvernement dès lors que celui-ci n’est pas contesté par une majorité absolue de députés22.

Comment en est-on arrivé à une telle situation ?

VII – De l’avenir de la Constitution

La Constitution de 1958, qui était un îlot de stabilité constitutionnelle dans notre histoire politique, semble aujourd’hui échapper à toute cohérence. Certes, comme on vient de le montrer, le système peut fonctionner mais à quel prix ? Le gouvernement minoritaire de Michel Barnier va devoir passer son temps à éviter que les extrêmes ne s’unissent et, dans la configuration actuelle, cela veut dire qu’il doit s’assurer que le RN ne votera pas une motion de censure déposée par le NFP23. Or le nombre des usages de l’article 49, alinéa 3, indispensable à souder une minorité que peu de choses unissent, va multiplier les risques et donc les nécessités de ne pas déplaire au RN. Le gouvernement est ainsi sous surveillance de l’Assemblée nationale et, au sein de celle-ci, d’un des deux extrêmes qui y siègent. Bref, la Ve République n’est définitivement plus le gage de stabilité qu’elle était jusqu’alors.

Les raisons de cet affadissement du régime mis en place en 1958 sont nombreuses et, évidemment, l’attitude des partis et des hommes et femmes qui les composent n’est pas négligeable dans ce changement. Il n’en reste pas moins que trois réformes cumulées ont sapé les bases de ce régime.

On l’a dit, le quinquennat (et donc la coïncidence de la durée des mandats présidentiel et parlementaire) est sans doute l’élément déclenchant. Ce qui était présenté comme une modernisation de nos institutions, comme une démocratisation du régime par un appel plus fréquent au peuple, s’avère être une erreur majeure24. On pensait à l’époque faire disparaître les cas de cohabitation en donnant à coup sûr au Président une majorité parlementaire. On a vu en 2022 ce qu’il en fut. Et pourquoi ? Parce que le Président fut réélu alors même que, en réalité, le peuple ne souhaitait pas vraiment qu’il le soit. Au second tour de la présidentielle, devant les deux candidats en lice, nombre d’électeurs ont fait un choix par défaut. Ce n’est pas celui que les Français voulaient qui fut élu mais celle que les Français ne voulaient pas qui fut battue. Aussi, lors des législatives, ont-ils confirmé leur vote de la présidentielle en ne donnant pas de majorité au Président.

« Cinq ans, ça suffit ! », pourrait-on dire. Nicolas Sarkozy fut battu après son quinquennat ; François Hollande ne tenta même pas de se représenter. Le quinquennat rend très hypothétique la possibilité de faire un second mandat. Le septennat a moins cet effet car, une cohabitation précédant la nouvelle élection, le Président apparaît comme un opposant. Ce n’est plus lui qui est contesté mais le gouvernement en place, gouvernement hostile au Président. La cohabitation redonne au Président une virginité qui lui permet de se présenter à sa réélection comme un homme neuf. Le quinquennat interdit cette possibilité25.

La deuxième réforme contestable fut celle conduisant à l’inversion des scrutins. Pour être certain (croyait-on) que les législatives donnent une majorité au Président, il fallait que ces élections interviennent après l’élection présidentielle. On décalait donc les législatives de mars (date traditionnelle depuis 1958) à mai. Comme on vient de le montrer, le phénomène d’entraînement qui suit la présidentielle, s’il existe, ne fonctionne que lors du premier mandat. Et même dans ce cas, peut-on être certain qu’il fonctionne à coup sûr ? N’est-il pas possible qu’après l’élection d’un Président issu d’un parti extrême les autres partis se liguent pour l’empêcher d’avoir la majorité parlementaire lui permettant de mettre en œuvre son programme ? On imagine la situation politique qui en résulterait et le sentiment de frustration des électeurs du Président.

La troisième réforme, celle qui vient sceller les défauts des deux autres, est l’interdiction de pouvoir prétendre à exercer plus de deux mandats présidentiels consécutifs. Même si, comme on vient de le dire, ce second mandat est difficile à obtenir, il apparaît très vite comme une fin de règne. Les candidats à la succession ne tardent pas à faire savoir qu’ils sont prêts ; même ceux issus des partis soutenant le Président en place. Celui-ci se retrouve donc avec une opposition naissante au sein de ses propres troupes et, plus s’écoule le temps et s’approche la fin inexorable de sa présidence, plus il est contesté, critiqué26 et donc affaibli.

Que faire face à cet affadissement progressif de la Constitution ?

VIII – Des sorties de crise envisageables

Il y a évidemment la réaction la plus forte, prônée par certains partis extrémistes : passer à une VIe République. Mais sans aller jusqu’à cette solution ultime au contenu à définir et d’ailleurs impossible dans la configuration actuelle des pouvoirs publics constitutionnels, deux hypothèses sont envisageables dont l’une reste un non-dit : la démission du président de la République.

Attention, ici, il ne s’agit pas, contrairement au cas précédant, d’une démission spontanée dont le Président se servirait comme d’une arme et que nous avons envisagée plus haut. Non, il s’agit bien de le pousser à la démission dans le but de provoquer une élection présidentielle anticipée. Il s’agit en fait de donner vie à la formule de Gambetta : « Il faudra se soumettre ou se démettre », sachant qu’en fait, comme pour Mac Mahon en 1877-1879, il est possible que, s’étant soumis dans un premier temps, il soit forcé de se démettre dans un second.

Si personne ne dit ouvertement qu’il y aurait là (peut-être) une solution de sortie de crise c’est tout d’abord parce que les choses ne sont pas nécessairement mûres dans tous les camps.

Pour certains, le temps n’est pas encore venu car il n’y a pas de présidentiable évident. Ce n’est point qu’il y ait pénurie. Bien au contraire ! Il y a pléthore. On pense ici aux partis composant la minorité gouvernante. Parmi les macronistes (ou du moins ceux qui le furent un temps), on compte au moins trois (peut-être quatre) candidats putatifs dont l’un s’est déjà déclaré27. Quant au parti du Premier ministre, il a lui aussi son lot de présidentiables28.

Pour d’autres, les choses semblent plus claires. Aux extrêmes, personne ne doute des futurs candidats. Reste que, pour l’instant, l’un des camps est occupé par une affaire judiciaire et l’autre par une fronde partielle d’une partie de ses troupes contre ce candidat par trop automatique.

Dans ces conditions, il n’y a, ni pour l’instant ni pour personne, nécessité à réclamer la démission du Président. Cette situation peut rapidement se décanter et les appels à la démission surgir.

L’autre proposition, quant à elle ouvertement réclamée par presque tous les partis représentés à l’Assemblée, est la mise en œuvre du scrutin proportionnel. L’avantage non négligeable de cette formule29, outre l’unanimité qu’elle semble recueillir, est qu’elle ne nécessite pas de révision constitutionnelle. Souvent promise30, l’introduction de la proportionnelle dans le cadre des élections législatives n’est jamais mise en œuvre. Ou plus exactement, elle ne le fut qu’une fois pour les législatives de 1986. Le reproche généralement fait à ce mode de scrutin est de ne pas permettre de dégager une majorité alors que le scrutin majoritaire y parviendrait. En fait, cela n’est pas vrai. La preuve en est apportée par l’exemple. Le scrutin proportionnel de 1986 a permis, à l’époque, la formation d’une majorité alors que le scrutin majoritaire n’a pas permis d’en faire émerger une en 2022 et le permit encore moins en 2024. Mieux, le résultat des dernières législatives est proche d’un mécanisme proportionnel puisque la tripartition de l’Assemblée nationale est à peu près représentative de la répartition partisane dans le pays. Reste que presque tous les courants politiques, même dans la minorité gouvernante31, soutiennent qu’il faut réformer le mode de scrutin actuel.

On peut pourtant penser que cette volonté aura du mal à se transformer en réalité. C’est que, sous cette apparente unité, se cachent en réalité des volontés très différentes.

Tout d’abord, il y a des partisans de l’introduction d’une simple dosede proportionnelle. Autrement dit, seul un pourcentage des députés serait élu à la proportionnelle, les autres continuant de l’être au scrutin majoritaire. On comprend bien qu’ici, toute la question est dans la dose qui serait retenue. Dès lors qu’il y a 577 députés à l’Assemblée, la situation ne sera pas la même selon que 10, 30 ou 50 % sont élus à la proportionnelle. Relève de ce système ce que l’on appelle parfois la proportionnelle avec prime majoritaire32, qui accorde suffisamment de députés au parti arrivé en tête pour lui permettre d’avoir une majorité assez forte et de pouvoir ainsi gouverner sans risque33.

Ensuite, la question se pose de savoir si l’on applique la proportionnelle dans le cadre de circonscriptions (le département, comme en 1986) ou si la Nation tout entière constitue une unique circonscription. En effet, plus la circonscription est grande et plus les élus sont éloignés de leurs électeurs, faisant disparaître tout ancrage territorial, plus les partis jouent un rôle prépondérant dans le choix des futurs députés, faisant progressivement de l’Assemblée un repaire d’apparatchiks.

Ensuite encore, le résultat sera également différent en fonction du seuil de représentativité retenu. Il s’agit en fait de fixer le pourcentage minimum à atteindre pour qu’un parti puisse prétendre participer à la répartition des sièges et donc obtenir des élus. Là encore, en fonction de ce seuil, on peut éliminer du jeu des partis plus ou moins importants, ce qui augmente mécaniquement le nombre d’élus des grands partis.

Enfin, une fois même la dose et la circonscription déterminées et le seuil de représentativité fixé, reste à savoir quel scrutin proportionnel est retenu. Il existe au moins deux grands mécanismes de scrutin proportionnel selon que l’on répartit les restes (c’est-à-dire les sièges non pourvus par l’application stricte du pourcentage obtenu par chaque parti) au plus fort reste (ce qui favorise les petits partis politiques) ou à la plus forte moyenne (appelée aussi méthode par diviseur) ce qui favorise les grands partis. Et là encore au sein même de ces méthodes par diviseur, le résultat ne sera pas le même si on applique le « système d’Hondt »34 favorisant les très grands partis ou le « Système Sainte-Laguë modifié »35, favorisant les partis de taille moyenne.

Bref, si la formule du sénateur Hervé Marseille « Il ne suffit pas de dire “proportionnelle”, il y a 500 sortes de proportionnelles… » est sans doute excessive, il n’en reste pas moins que chacun peut avoir en vue une proportionnelle différente de celles des autres. Si le Premier ministre s’engage dans la voie de cette réforme36, les débats risquent d’être houleux à l’Assemblée et de déboucher sur une proposition quine contentera que certains et pas d’autres. Peut-être là encore, alors que chacun s’accorde sur une même idée, l’usage de l’article 49 alinéa 3C pourrait permettre de faire adopter la proportionnelle retenue, contentant les uns mais mécontentant les autres.

IX – Conclusion

On le voit, les prochaines semaines apporteront leur lot de surprises et de nouveautés. Elles donneront un nouvel éclairage sur la réalité de la pratique constitutionnelle : comment notre Constitution fonctionne-t-elle en période de cohabitation minoritaire ? Reste qu’elles confirmeront à n’en point douter que notre régime est incontestablement parlementaire et que le Premier ministre est bien, sauf s’il ne le souhaite pas, la clef de voûte des institutions. La Constitution résistera-t-elle à ce nouveau défi ? La réponse est moins constitutionnelle que politique. Nous venons de montrer que, même en mode dégradé, les dispositions constitutionnelles peuvent permettre de gouverner. Mais, comme en tout, il y a une limite. En fait cela dépendra surtout des appétits des uns et des autres pour la magistrature suprême, qui sont sans doute le plus grand danger auquel elle devra faire face. Si l’un des extrêmes se sent prêt, il poussera les exigences législatives au-delà du raisonnable37 pour trouver une justification au vote de la censure déposée par d’autres et rendra alors impossible la constitution d’un nouveau gouvernement minoritaire. Le plus probable est que la situation se tende avant que le Président ne puisse à nouveau dissoudre. Mais même si la dissolution est prononcée, ces législatives donneront-elles la stabilité attendue ? Il faut en tous les cas s’interroger sur la pertinence des dernières modifications qui ont affecté le fonctionnement pour éviter qu’une autre modification ou qu’une dissolution hasardeuse ne vienne rendre inéluctable un changement politique plus profond, voire un changement de République.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Nous noterons les articles de la Constitution en indiquant « C » après le numéro de l’article ou de l’alinéa de l’article.
  • 2.
    C’est-à-dire après la fin de la session ordinaire du Parlement, qui se termine le dernier jour ouvrable de juin (art. 28C).
  • 3.
    Il est en effet peu vraisemblable que la dissolution soit prononcée en août, même si, pour un prononcé dans la seconde quinzaine d’août, les élections auraient lieu début septembre. Pour autant la campagne électorale devrait en grande partie se dérouler pendant ce mois de congé et pendant la période de rentrée scolaire.
  • 4.
    M. Lascombe, « Géométrie variable, réflexions naïves sur la Ve République », LPA 1985, p. 14.
  • 5.
    « Le Premier ministre est un collaborateur, le patron, c’est moi ». N. Sarkozy, Discussion avec des journalistes de la presse quotidienne régionale en août 2007.
  • 6.
    La solution est du reste assez voisine lorsqu’une fronde s’installe dans la majorité présidentielle et que celle-ci devient moins fiable ou incontrôlable (1979-1980 ou 2015-2016).
  • 7.
    La nécessité de nommer d’emblée le Premier ministre idoine était en 2024 d’autant plus grande qu’il n’est pas possible, en cas de censure, de dissoudre à nouveau l’Assemblée.
  • 8.
    Il est assez cocasse de signaler que le Premier ministre appartient donc à un parti dont les députés s’étaient, un temps, constitués en « groupe d’opposition » (art. 51-1C et AN, règl., art. 19), le groupe de la Droite Républicaine. Certes, il était précisé qu’il s’agissait d’un « groupe d’opposition responsable » ; le groupe a depuis modifié sa déclaration. On notera encore qu’onze des ministres ou secrétaires d’État du gouvernement Barnier appartiennent également aux Républicains. On notera, autre curiosité, que si, depuis 1958, la fonction de rapporteur général du budget et, à partir de 2017, celle de rapporteur général du budget de la Sécurité sociale, ont constamment été confiées à des députés appartenant à un des groupes de la coalition majoritaire de l’Assemblée, ce n’est plus le cas depuis la dissolution. Les deux postes sont désormais confiés à des députés appartenant à des groupes s’étant déclarés « d’opposition » : Charles de Courson (LIOT) pour le budget et Yannick Neuder (LR) pour la Sécurité sociale.
  • 9.
    On est encore loin du record de 541 jours sans gouvernement de plein exercice, record détenu justement par la Belgique en 2011.
  • 10.
    Le Président désignait un président du Conseil pressenti chargé d’entreprendre les négociations et d’indiquer au Président s’il avait des chances de fédérer autour de lui et de son programme suffisamment de députés pour pouvoir gouverner. Alors, et alors seulement, le Président nommait cette personnalité président du Conseil ; sinon un nouveau président du Conseil pressenti était désigné.
  • 11.
    M. Lascombe, « La responsabilité du gouvernement devant le Parlement dans le rapport Vedel », LPA 7 mai 1993, p. 4.
  • 12.
    Ce fut le cas des gouvernements Pompidou 3 (1966) et 4 (1967), Couve de Murville (1968), Messmer 1 (1972) et Messmer 3 (1974), alors même que ces gouvernements disposaient d’une majorité à l’Assemblée. Ce fut le cas encore des gouvernements Rocard 2 (1988), Cresson (1990) et Bérégovoy (1992), puis Borne (2022) et Attal (2024), qui eux ne disposaient que d’une majorité relative à l’Assemblée. Notons encore que le gouvernement Barre 1 en 1976 n’a pas demandé de vote, invitant explicitement les parlementaires à déposer au besoin une motion de censure.
  • 13.
    Citons le cas de Michel Rocard, détenteur du record de mise en œuvre (28 fois pour 13 textes) et d’Élisabeth Borne (2022-2024).
  • 14.
    Citons les cas de Raymond Barre (1976-1981) ou de Manuel Valls (2014-2016). Mais rappelons que même le gouvernement de Michel Debré y eut recours pour faire adopter un budget largement contesté par une partie des députés.
  • 15.
    On avait déjà craint qu’elle ne se produise en 1967 (il manquait deux sièges aux partis soutenant le président de la République ; l’apport des centristes d’alors était nécessaire, or beaucoup n’étaient pas favorables au Président) et surtout en 1977. C’est à partir de cette date qu’a été véritablement théorisé le mécanisme de la cohabitation : M. Lascombe, « Le Premier ministre, clef de voûte des institutions ? L’article 49, alinéa 3 et les autres… », RDP 1981, n° 97, p. 111.
  • 16.
    La procédure enclenchée par le NFP, en ce début de session parlementaire, n’avait de toute évidence aucune chance de prospérer. Même jugée recevable par le bureau de l’Assemblée nationale, la proposition de résolution a été rejetée par la commission des lois le 2 octobre et, le 8 octobre, la Conférence des présidents a refusé de l’inscrire à l’ordre du jour.
  • 17.
    V. Giscard d’Estaing, conférence de presse du 14 janvier 1986.
  • 18.
    Comme le fit Jacques Chirac face au refus de signer de François Mitterrand en 1986.
  • 19.
    Le domaine réservé comprenait, à l’époque, les affaires algériennes, les affaires africaines et malgaches, les questions de défense et de diplomatie.
  • 20.
    Intervention devant les parlementaires Les Républicains le 12 septembre 2024.
  • 21.
    On ne développe pas ici les arguments juridiques qui pourraient être utilisés pour permettre au Président de déposer sa candidature (l’existence d’un intérim ferait que le troisième mandat ne serait pas consécutif aux deux précédents) tant il nous semble que cette solution relève d’une exégèse juridique peu réaliste.
  • 22.
    Adaptation de circonstance de la formule de Valéry Giscard d’Estaing dans son discours de Verdun-sur-le-Doubs, le 27 janvier 1978.
  • 23.
    La situation inverse semble en effet peu probable. Reste que le dépôt d’une motion de censure par un groupe de députés centristes mais n’appartenant pas à la coalition de gouvernement peut permettre à l’extrême gauche de se fédérer plus facilement avec le RN.
  • 24.
    Beaucoup de constitutionnalistes l’avaient d’ailleurs annoncé au moment où la révision a été décidée. V. par ex. M. Lascombe et X. Vandendriessche, « Quinquennat : au-delà des apparences », Le Monde, 20 mai 2000.
  • 25.
    Sauf à dissoudre pendant le mandat mais alors, il faut le faire pendant le premier mandat…
  • 26.
    On se souvient des critiques de Nicolas Sarkozy à la fin du second mandat de Jacques Chirac qui pourtant pouvait se représenter (il faut dire que la probabilité qu’il le fasse était mince).
  • 27.
    Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Élisabeth Borne.
  • 28.
    Laurent Wauquiez ne fait pas mystère de ses ambitions. Xavier Bertrand ne semble pas avoir renoncé. Bruno Retailleau pourrait émerger, François Bayrou est en embuscade et le Premier ministre lui-même pourrait, même s’il s’en défend, jouer les Balladur contemporains.
  • 29.
    Dans l’Union européenne, seule la France pratique le scrutin majoritaire pour l’élection de 100 % de ses députés. Dans les autres le scrutin est proportionnel ou mixte, c’est-à-dire comportant une part de chacun de ces deux modes.
  • 30.
    Nicolas Sarkozy avait promis l’introduction d’une dose de proportionnelle dès 2007. Il réitère sa proposition en 2012 et François Hollande va dans le même sens. Emmanuel Macron en 2017 est également favorable à cette évolution et en 2022 va même jusqu’à envisager la proportionnelle intégrale, c’est-à-dire pour l’ensemble des députés.
  • 31.
    C’est le cas du MODEM.
  • 32.
    On a un exemple de ce système dans le cadre des élections municipales pour les communes de plus de 1 000 habitants.
  • 33.
    Cette proposition vise essentiellement à assurer au parti arrivé en tête de ne pas se trouver face à une cohabitation et à interdire la création d’un front républicain contre lui. Il s’agit encore de garantir au Président élu qu’il pourra mettre en œuvre son programme.
  • 34.
    Imaginée par le professeur Victor D’Hondt (université de Gand), cette méthode est la plus utilisée en Europe.
  • 35.
    Imaginée par Jean-André Sainte-Laguë, mathématicien français. On ne retient plus qu’une variante de la méthode de ce spécialiste, tant la méthode originelle provoquait une dispersion dans l’attribution des sièges.
  • 36.
    Il a annoncé qu’il ne se l’interdisait pas. Interview à TF1 le 6 septembre 2024.
  • 37.
    On peut voir une ébauche de cette surenchère dans la volonté du RN d’imposer le vote d’une nouvelle loi sur l’immigration en échange de sa non-opposition au budget présent par le gouvernement.
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