Une nouvelle lecture de la loi

Publié le 16/06/2016

Camby J.-P., La loi, 2015, LGDJ, 192 p., 25 ¬.

Depuis vingt ans, la loi est devenue un objet éditorial autonome, une singularité qu’il convient désormais de bien identifier par le livre, dans un univers juridique en expansion qui la déborde de toutes parts.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Les publications, au demeurant capitales consacrées à la loi dans les trois derniers tiers du XXe siècle – les noms de Carré de Malberg, Burdeau ou Carbonnier viennent à l’esprit – s’inscrivaient dans les cadres préétablis de la théorie et de la philosophie du droit. Elles abondaient dans le genre du commentaire et se répartissaient dans les publications en respectant la summa divisio entre droit public et droit privé.

C’était au temps, sinon de la splendeur – elle était révolue – du moins du règne encore dominant de la loi dans la formation et l’application du droit. Si son étude était dispersée, c’est qu’elle occupait encore l’horizon juridique. Pour le juge administratif, la loi nationale restait un « écran » et pour le juge judiciaire le fondement généralement respecté de ses décisions. La doctrine, pourtant à l’affût de ses faiblesses, n’osait pas encore la placer en chambre d’isolement. Ce fut chose faite après que le Conseil d’État, jusque-là modèle de respect au contentieux, eut déclaré en substance dans son rapport public de 1991, que décidément, la vieille dame disait maintenant n’importe quoi.

Un examen clinique s’imposait. Un premier bilan aussi global que possible, qui rendait compte de son histoire, de ses forces, de ses faiblesses, de ses modes de formation et d’expression fut dressé par Jean-Claude Bécane et l’auteur de ces lignes dès 1994. En 1996, Bertrand Mathieu procédait à son tour à un examen doctrinal : il replaçait la loi dans la hiérarchie des normes, détaillait précisément sa « pathologie » actuelle et concluait par le diagnostic de son « déclin » définitif. Diminuée dans ses aptitudes, elle conservait toutefois l’usage de quelques fonctions essentielles.

L’ouvrage de Jean-Pierre Camby s’inscrit dans cette double lignée. Enseignant universitaire, mais aussi fonctionnaire parlementaire rompu à la délibération législative et à l’exercice du contrôle, l’auteur joint à l’acuité critique d’un publiciste fécond l’empathie de celui qui vit, par l’expérience, la difficulté contemporaine de légiférer. On ne le voit donc pas entonner le péan de tant de constitutionnalistes devant le spectacle de la loi enfin vaincue par la Constitution et du législateur politique heureusement livré au pouvoir du juge.

D’emblée, au-delà des références aux étymologies et à l’Antigone de Sophocle, l’auteur place son propos sous le signe de l’inquiétude. Cette inquiétude – on est tenté de dire cette intranquillité – est celle du citoyen dont la déception à l’égard de la loi est à la mesure, considérable, de ce qu’il en attend.

Pour mieux ancrer l’analyse juridique dans la finalité sociale de la loi, Jean-Pierre Camby n’hésite pas à en appeler directement à la conception thomiste du « bien commun ». La hardiesse de ce saut historique permet à l’auteur (qui appelle d’ailleurs Jean-Jacques Rousseau à la rescousse) de remettre la loi au centre du lien social. Le « paradoxe » de la loi contemporaine est ainsi mis en évidence. Toujours attendue par les citoyens, sinon comme garantie du bonheur, du moins comme conjuration du malheur, elle manque son but et détruit la « croyance » dont elle est l’objet chaque fois qu’elle répond à des besoins contingents et immédiats dans un monde en perpétuel mouvement.

Le plan de l’ouvrage suit un schéma éprouvé. Au rappel (assez bref) de la toute-puissance passée de la loi, succède le tableau de son abaissement dans la hiérarchie des normes, tableau enrichi des conquêtes récentes du pouvoir juridictionnel sur le législateur (partie I « De la loi souveraine à la loi hiérarchisée »). La seconde partie est consacrée aux nouvelles conceptions de la loi et à ce que l’on pourrait appeler l’automutilation du législateur qui participe lui-même à son abaissement par les excès, les insuffisances ou les malfaçons de son œuvre (partie II « Du « bien commun » à la loi polysémique ».) L’ensemble se caractérise par la richesse des citations doctrinales qui stimulent la réflexion et par l’abondance des références jurisprudentielles.

Dans la première partie, l’auteur fait revivre opportunément la controverse doctrinale sur la valeur juridique de la Déclaration des droits de 1789, tout particulièrement illustrée par Duguit, Hauriou et Carré de Malberg et à l’orée de la IVe République par René Capitant ou François Gény. D’où il ressort que « c’est par les juristes que le contrôle de constitutionnalité est né en France ». Parallèlement, est retracée « la lente reconnaissance de la valeur de la Déclaration par la jurisprudence ». La création du Conseil constitutionnel par la Constitution de 1958 va permettre d’opérer la « rupture » au terme de laquelle « la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Jean-Pierre Camby consacre un premier développement à la « révolution de 1971 » par laquelle le Conseil constitutionnel incorpore le Préambule et les textes auxquels il se réfère au bloc de constitutionnalité. Sur ce point, on ne résiste pas au plaisir de faire observer que c’est le Créon parlementaire de la IIIe République qui, par la loi de 1901, a permis à terme, de protéger le droit d’association comme « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». La loi terrestre de la cité n’a pas toujours eu besoin des leçons d’Antigone.

Avec la QPC, née de la révision constitutionnelle de 2008, qui instaure un contrôle a posteriori de la loi ouvert aux citoyens, la révolution est achevée. Jean-Pierre Camby interroge les conséquences de la réforme. Il mobilise la jurisprudence la plus récente pour tenter de mesurer le champ de plus en plus étendu du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel et se demande quel pouvoir d’appréciation est laissé au législateur. Que reste-il de la « sacralisation » de la loi ? Une loi validée en sort renforcée. Mais les autres ne deviennent-elles pas des « suspectes » aux yeux des citoyens ?

Pour complexe et « diffus » qu’il soit, le contrôle de conventionalité exercé par les juges ordinaires est devenu aussi marqué que le contrôle de constitutionnalité. Même si, selon l’auteur, le législateur national en ressent moins la menace immédiate, il est de plus en plus contraint par les normes internationales. On notera la remarque nuancée sur la prétendue soumission massive de la loi française aux directives européennes qui peuvent être « l’occasion de « tentatives créatrices » pour le législateur national »…

Le tableau de la place de la loi dans la hiérarchie des normes ne serait pas complet s’il omettait le rapport en trompe-l’œil que la loi entretient avec le règlement. Jean-Pierre Camby l’analyse classiquement en quatre temps… La compétence d’attribution introduite par l’article 34 de la Constitution de 1958, cantonnant la loi à fixer les règles et à déterminer les principes en certaines matières, n’est qu’une novation apparente. « La révolution n’a pas eu lieu » (Rivero). Les pratiques antérieures sont confirmées, les procédures qui permettent de faire respecter le domaine de la loi sont à la discrétion du Gouvernement, enfin les deux domaines sont très imbriqués. La souplesse de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et surtout l’introduction volontaire par le Gouvernement de dispositions règlementaires dans ses propres projets autorisent la législation « à descendre très bas dans le détail ». Nouveau paradoxe : la loi qui devait être renforcée par cette extension en sort durablement affaiblie.

Sous le vocable de « loi polysémique », le second volet de l’ouvrage analyse précisément ce phénomène d’affaiblissement, mais aussi l’émergence d’une nouvelle conception de la loi, puis les remèdes essayés pour enrayer son déclin. Le rappel de la sévérité des jugements portés sur la loi impuissante qui « menace l’état de droit » est accablant. Juristes et politiques (présidents de la République compris) sont unanimes à condamner l’inflation législative galopante dont on découvre les mesures les plus récemment chiffrées, notamment par le nombre d’amendements. Mais au-delà du mal quantitatif, l’auteur distingue deux grandes tendances législatives.

La première procède d’une « volonté de changement, de perfectionnement, de spécialisation » pour prendre en compte la modernité. Les lois désormais « fragmentées » subissent des dizaines de modifications en quelques années les exemples donnés de lois fiscales ou sociales sont éloquents. Les alternances politiques, la survenance d’événements catastrophiques, l’influence de la jurisprudence ou la pression directe de l’opinion sont à l’origine de cette « précarité législative ». La spécialisation extrême des lois se traduit par la prolifération des lois organiques, par les lois de validation et en dernier lieu par des lois mémorielles.

La nouvelle tendance de la législation, à laquelle la doctrine est attentive, consiste à diriger sans prescrire, à affirmer sans contraindre. L’auteur passe la revue de ces nouvelles formes. À la loi souple qui vise à orienter ou modifier les comportements et trouve à s’appliquer dans l’entreprise ou en matière d’environnement, à la loi floue qui laisse au juge le soin de définir le contenu (droit de l’habitat) on reconnaît le mérite « d’oxygéner » le droit (C. E). Mais les lois déclaratoires, qui ne répondent qu’à un souci d’affichage politique, n’apportent le plus souvent rien au droit en vigueur.

Au chapitre traditionnel des remèdes, l’auteur est obligé de convenir qu’ils se sont révélés le plus souvent peu efficaces pour redonner sa qualité à la loi. Ainsi de la recherche d’amélioration des procédures : sincérité du débat, chasse aux cavaliers budgétaires et législatifs, allongement des délais d’examen, introduction des études d’impact pour mieux informer le Parlement. La responsabilité en incombe largement au Gouvernement qui abuse de la procédure accélérée, recourt aux ordonnances et gonfle lui-même ou laisse gonfler le texte de dispositions étrangères. Le Conseil constitutionnel, de son côté, cherche à rendre la loi mieux applicable en exigeant – avec plus ou moins de constance – qu’elle soit impérative, intelligible, que le législateur ne reste pas en deçà de sa compétence et qu’il respecte la stabilité des situations juridiques. Il reste que la loi est aussi affectée de ce que l’auteur appelle une « applicabilité incertaine » dont la rétroactivité et surtout la longueur des délais d’application sont les principales causes.

Mais on saura gré à Jean-Pierre Camby de rendre justice au Parlement et de montrer, par exemple, que le droit d’amendement, expression du travail législatif, permet de préciser la portée d’un texte et que la longueur des débats contribue à assurer la clarté de la loi. Le Gouvernement est également crédité de ses efforts récents pour publier plus rapidement les décrets d’application. Pourtant, conclut l’auteur, la loi reste toujours prisonnière de cette contradiction entre « thesmos et nomos » : poser une règle impérative ou prétendre englober et façonner l’ensemble des relations sociales.

Malgré des décennies de mises en garde, il nous apparaît évident que la loi s’épuise et épuise son crédit à vouloir tout dire. On s’accordera avec l’auteur sur la constatation alarmante que la stabilité politique ne suffit pas nécessairement à recréer du lien social et à redonner au citoyen confiance dans ce qui devrait redevenir sa loi.

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