Caroline Soppelsa : « La Santé, dernière prison pour peine, pour hommes, intra muros »
Caroline Soppelsa est historienne de l’architecture, autrice d’une thèse intitulée : « Le XIXe siècle et la question pénitentiaire : un siècle d’expérimentations architecturales dans les prisons de Paris », soutenue à Tours en 2016. Maître de conférences associée en histoire et culture architecturales à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon, elle a notamment réalisé une exposition virtuelle, disponible sur le site Criminocorpus, sur la maison d’arrêt de la Santé. Inaugurée en 1867 et conçue par l’architecte Émile Vaudremer, cette prison est située dans le XIVe arrondissement de Paris. La Santé a été fermée entre 2014 et 2019 pour travaux de rénovation. Retour sur son histoire.
Actu-juridique : Quel était le but de votre thèse ?
Caroline Soppelsa : Il s’agissait de considérer l’évolution des formes architecturales de la prison à Paris, à partir du moment où la peine privative de liberté devient le châtiment principal au sein de la société. Les juristes savent que ce grand changement s’opère avec la Révolution française, en germe depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle. Qui dit peine privative de liberté, dit bâtiment dans lequel on va loger le prisonnier durant le temps de la peine. On parle d’architecture fonctionnaliste. Pour les prisons modernes, tout reste à faire. Car enfermer des gens a des conséquences : comment enfermer sur de longues périodes ? Beaucoup de scientifiques vont se pencher sur le berceau des prisons modernes.
AJ : Vous avez donc choisi de travailler sur les prisons parisiennes…
C.S. : Oui, l’idée était de les considérer toutes ensemble par rapport à l’évolution de la doctrine. On écrit souvent l’histoire de la maturation du projet en architecture, mais on se désintéresse du bâtiment par la suite. Je voulais les étudier sur le temps long, avec leurs interactions, comme les transferts d’un bâtiment à un autre. Pendant le XIXe siècle, Paris compte jusqu’à plus d’une dizaine de lieux d’enfermement en activité en même temps : certaines sont conçues comme des modèles, d’autres sont devenues des prisons. Le problème de transformation du bâtiment se pose pour les deux. Une prison modèle ne le reste jamais très longtemps. Elle devient vite obsolète avec l’évolution des usages et il faut parfois en modifier les dispositions architecturales. La Santé a dû subir ce type de modifications au cours de son histoire.
AJ : De quels changements majeurs parlez-vous ?
C.S. : On passe d’un enfermement en commun à un enfermement individuel. Alors qu’avant, la prison avait un fonctionnement de petite ville dans la ville, dans un système cellulaire, vous devez tout amener jusqu’à la cellule : toilettes, hygiène, nourriture, chauffage… La prison se transforme aussi avec l’évolution des normes du confort dans la société. Ce qui est considéré comme un minimum évolue au cours du temps. Au XIXe siècle, la douche n’existe pas, le détenu a accès à des bains de temps en temps, parfois une seule fois à son entrée.
AJ : Comment la prison de la Santé est-elle devenue votre objet de recherche ?
C.S. : Mon travail de thèse a croisé une demande de l’administration pénitentiaire lors de l’opération ambitieuse de réhabilitation et de reconstruction de la prison de la Santé. L’administration a senti qu’il y avait des enjeux de mémoire, une dimension symbolique forte. En reconstruisant la prison de la Santé sur elle-même, il s’agissait de continuer à affirmer la puissance de la justice au cœur de la capitale, plutôt que d’aller s’installer en grande banlieue, comme cela a souvent été le cas en France ces dernières décennies. Une étude historique a été commandée et j’ai été missionnée pour écrire cette histoire. J’ai écrit cette étude en 2011-2012. Elle a ensuite été publiée en 2017.
AJ : La prison a été inaugurée en 1867. Dans quel contexte s’inscrit sa création ?
C.S. : Lorsqu’on décide de construire une nouvelle prison, nous sommes au début des années 1850, dans le Paris du préfet Haussmann. Le département de la Seine (aujourd’hui Paris), a besoin d‘une nouvelle prison. Les Madelonnettes, un ancien couvent du XVIIe siècle transformé en prison au moment de la Révolution, se trouve dans l’actuel IIIe arrondissement mais n’est plus aux normes. Le bâtiment est dégradé et trop petit. La décision de la détruire et de la remplacer par une prison moderne est accélérée par la création à venir, sur son emplacement, de la rue de Turbigo, une de ces fameuses « percées haussmanniennes ». Mais cette prison est destinée à accueillir des prévenus qui doivent pouvoir être facilement conduits au Palais de justice pour leur procès. Le boulevard Arago permet de rejoindre rapidement le boulevard Saint-Michel. Du point de vue de la sécurité, une caserne est installée dans la rue de Broca, toute proche. Cette zone, rue de la Santé, est, comme son nom l’indique, une zone occupée, depuis plusieurs siècles, par des institutions hospitalières. On choisit donc cet emplacement, dans le XIVe arrondissement, dans un quartier déjà marqué par d’autres activités indésirables que l’on a soin de tenir à distance, pour y construire la nouvelle maison d’arrêt. Les propriétaires riverains, évidemment, ne verront pas d’un très bon œil cette installation.
AJ : À quoi ressemblait le quartier à cette époque ?
C.S. : Au moment de sa construction, la prison s’élève, presque solitaire, au sein d’une zone peu urbanisée, mais la densification du quartier est déjà en marche, favorisée par son intégration au Paris intra muros agrandi par Haussmann en 1860. Le terrain appartenait à la ville de Paris, ce qui permettait d’éviter le recours à l’expropriation. Le département échangeait la prison des Madelonnettes contre le terrain de la prison de la Santé. Une bonne opération puisque, bien que quatre fois plus petit, le terrain très central de la vieille prison valait quatre fois plus que celui de la Santé. Aujourd’hui, ce dernier terrain a lui aussi pris une valeur considérable avec l’extension urbaine de la capitale. La valeur foncière des terrains de ces anciennes prisons désormais situées dans les centres-villes explique les nombreuses destructions des deux dernières décennies.
AJ : Quelles sont les spécificités de la prison de la Santé ?
C.S. : Le système est cellulaire, et non plus collectif, mais avec une subtilité. Il existe en effet plusieurs façons d’isoler individuellement les détenus. La capacité est prévue à 1 000 (quand les Madelonnettes était à 500), divisée en deux catégories : des prévenus et des condamnés. C’est cette spécificité qui donne à la Santé sa forme architecturale : deux prisons en une, au sein d’une enceinte trapézoïdale.
E. Gaudrier, Prison de la Santé. Vue générale à vol d’oiseau
Félix Narjoux
AJ : Comment évolue l’organisation des prisons au cours du XIXe siècle ?
C.S. : Comme je le disais, la mutation majeure est celle de l’isolement individuel. Inspiré de l’isolement monastique, il doit inciter le détenu à réfléchir sur ses actes, sous l’œil de Dieu, à l’abri de la « contamination morale » des autres prisonniers, endurcis dans le crime. La prison moderne s’est construite en contrepoint d’une prison d’Ancien Régime marquée par le mélange, la saleté, la promiscuité et les châtiments corporels. C’est ici que la morale chrétienne rejoint l’humanisme des Lumières : offrir aux condamnés la possibilité d’une réhabilitation morale au-delà de la seule punition et en finir avec des pratiques désormais jugées barbares.
AJ : Quelle est la différence entre un système auburnien et un système pennsylvanien ?
C.S : Il s’agit de deux manières de concevoir l’enfermement individuel qui ont été imaginées et expérimentées aux États-Unis au tournant des XVIIIe et XIXe siècles alors que ce pays neuf met en place son système juridique. Dans le système pennsylvanien (testé dans l’État de Pennsylvanie), l’isolement individuel est permanent, pendant toute la durée de la peine. Le prisonnier est seul dans sa cellule pour tous les aspects de sa vie quotidienne. Dans le système auburnien (de la prison d’Auburn), il n’est seul que la nuit, les activités de la journée se déroulant en commun. On parle parfois de « cellulaire mixte ». La contrepartie est le silence absolu. Ces deux manières de concevoir l’enfermement cellulaire vont produire des formes architecturales différentes, plus ou moins complexes.
AJ : C’est-à-dire ?
C.S. : Les cellules de nuit uniquement peuvent être relativement petites, tandis que les activités de la journée se déroulent dans de vastes salles rectangulaires d’une conception très simple. Espaces diurnes et nocturnes peuvent alors être juxtaposés ou superposés. Les prisons conçues pour l’isolement absolu sont uniquement constituées de rangées de cellules accessibles depuis un couloir central ou latéral. Plus grandes, elles deviennent aussi progressivement plus techniques : guichet dans la porte pour la distribution des repas, mobilier escamotable, siège d’aisance, chauffage central, lumière artificielle, boutons d’appel, plus tard alimentation en eau… Le maintien de l’isolement dans tous les aspects de la vie quotidienne conduit également à la création de courettes individuelles de promenades directement accolées aux cellules, afin d’éviter les déplacements. Impliquant un développement de plain-pied des bâtiments, ce dispositif sera très rarement repris en Europe : afin d’économiser le foncier, les galeries cellulaires seront superposées sur plusieurs niveaux – jusqu’à quatre à Fresnes à la fin du XIXe siècle – et les promenoirs individuels déconnectés des cellules, comme c’est le cas à la Santé.
AJ : Vous disiez que la prison de la Santé avait une subtilité et mélangeait les deux ?
C.S. : Au moment où le projet de construction de la Santé est lancé, cela fait une vingtaine d’années que l’enfermement individuel est expérimenté en France et une décennie que fonctionne à Paris la première grande prison conçue spécifiquement pour l’isolement cellulaire absolu : la prison de Mazas (1 200 cellules). L’établissement fait la fierté du département de la Seine mais suscite aussi l’inquiétude de certains médecins par rapport aux effets de l’isolement sur la santé des détenus. Afin de rassurer les plus inquiets, on décide de limiter le temps d’isolement des prisonniers en ne soumettant que les prévenus au cellulaire continu. Devant accueillir prévenus et condamnés, la nouvelle prison de la Santé articule donc un quartier cellulaire absolu (réservés aux premiers) à un quartier « mixte » (prévu pour les seconds). On obtient deux architectures différentes : on a du côté de la rue de la Santé, une partie en étoile, avec le quartier des prévenus, et au fond de la parcelle, des bâtiments démolis récemment, élevés sur cours. Les détenus se retrouvent notamment au moment de la promenade, même s’ils ne se parlent pas. Le « quartier haut » a eu des arbres, avec du gazon, à la manière de ce qui existait dans les anciens couvents.
AJ : D’où vient cette configuration en étoile qu’on peut observer sur les gravures du XIXe siècle ?
C.S. : C’est la transcription la plus courante du principe de surveillance « panoptique ». Cette forme architecturale renvoie, en effet, à un système d’organisation de la société mis au point par un philosophe utilitariste anglais, Jeremy Bentham : à partir d’un point central, on peut facilement surveiller des individus. Son panopticon est une tour qui permet à une personne qui se situe au dernier étage de surveiller un bâtiment, un anneau, divisé en cellules. L’idée, très importante, est que ce gardien, en faisant simplement un tour sur lui-même est capable de surveiller un grand nombre d’individus sans que ceux-ci puissent savoir si et quand ils sont surveillés, ce qui fait qu’ils finissent par ajuster eux-mêmes leur comportement. À l’origine, conformément aux principes utilitaristes, il s’agit de réfléchir à l’organisation spatiale idéale d’une manufacture dans laquelle les ouvriers seraient les plus rentables possibles, constamment placés sous l’œil des contre-maîtres, eux-mêmes surveillés par le patron au sommet de la tour centrale. Une surveillance généralisée et invérifiable : c’est ce qui a fasciné le philosophe Michel Foucault, qui a pris le panoptique comme point de départ pour écrire Surveiller et punir.
AJ : La prison de la Santé n’est pas tout à fait un panoptique, pourquoi ?
C.S. : Au départ, le panoptique est effectivement circulaire, mais il n’était pas évident à l’époque de le construire. Au-delà de quelques dizaines de cellules, l’augmentation du diamètre du bâtiment rend difficile sa couverture avec les moyens techniques du début du XIXe siècle, de même que les possibilités de chauffer un si vaste espace vide intérieur. Il a fallu trouver une solution moins chère. C’est ainsi qu’on glisse vers la surveillance du couloir : on passe du cercle à l’étoile. On connecte à cette tour centrale des galeries de détention. Tout passe par le centre et les gardiens surveillent ce qui se passe dans les couloirs.
AJ : La maison d’arrêt a-t-elle été moteur de changement de la Santé ?
C.S. : Le choix est fait au XIXe siècle d’intégrer des institutions hospitalières dans les prisons en essayant d’éloigner les malades. La Santé a été une étape. Dans les années 1870, l’infirmerie centrale des prisons de la Seine est créée et tous les détenus du département souffrant de pathologies lourdes y sont envoyés… Dans les années d’entre-deux-guerres, un premier quartier spécifique pour les détenus atteints de maladies mentales est imaginé. On a testé quelque chose. À nouveau, dans les années 1960, on repense la prise en charge de la maladie mentale et on crée les centres médicaux psychologiques régionaux. C’est une réflexion conduite au niveau national mais c’est à la Santé qu’il y a eu l’un des premiers essais. Enfin, depuis une réforme nationale en 1996, les médecins des hôpitaux parisiens interviennent dans une unité de la prison de la Santé (unité de consultation et de soin ambulatoire), gérée par l’hôpital public.
AJ : Comment cette prison devient-elle célèbre ?
C.S. : Il y a un tournant en 1900 parce qu’il y a beaucoup de travaux de transformation. En 1896 trois prisons sont détruites : Mazas, Sainte-Pélagie et la Grande Roquette. Fresnes est construite en périphérie, mais elle ne suffit pas. Il faut garder la Santé, dernière prison pour peine, pour hommes, intra muros, dès 1900. C’est un moment important parce qu’elle va changer de dimension. Elle va être convertie totalement au système cellulaire absolu. Les grands ateliers disparaissent et sont transformés en cellules. Les détenus des prisons détruites, les condamnés à mort qui se trouvaient à la Grande Roquette et les détenus politiques à Sainte-Pélagie, rejoignent la Santé. Mazas était la grande prison du XIXe siècle : toute l’attention de la presse était sur elle. Lorsque la Santé récupère les détenus, elle récupère l’imaginaire de ces prisons. La Santé fait un bond dans l’imaginaire en 1900. Des écrivains commencent à parler d’elle, avec Arsène Lupin ou Fantomas, par exemple. Les détenus célèbres sont aussi les personnages publics emprisonnés : des communistes, des leaders des ligues d’extrême droite, les personnes accusées d’être des alliés de l’ennemi lors des conflits du XXe siècle ou au contraire des résistants sous l’Occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, etc. Plus récemment, dans les années 1980, les activistes indépendantistes antillais, que l’État voulait couper de leur base, ont été généralement transférés en métropole et ont pu subir leur peine à la Santé. À l’inverse, il ne faut pas oublier le statut principal de maison d’arrêt de la Santé : le moment médiatique est celui du procès, qui met en lumière les prévenus des grandes affaires jugées dans la capitale.
AJ : Pourquoi a-t-on l’image d’une prison « VIP » ?
C.S. : Le fait qu’il y ait des quartiers spécifiques destinés à des individus célèbres existe depuis longtemps. Sous l’Ancien Régime, les détenus les plus à l’aise financièrement avaient la possibilité de payer pour être mieux logés. Avec la Révolution française, ce privilège tend à disparaître. Mais le regroupement et l’isolement des personnages publics au sein de la détention – dans des conditions sensiblement identiques de confort désormais – subsiste car ils peuvent subir des violences par les autres détenus. Il est plus facile de gérer la détention en les extrayant de la population pénale plus anonyme. La cellule est globalement la même mais ils jouissent d’une capacité financière leur permettant d’améliorer l’ordinaire (nourriture, télévision…). Si l’on peut avoir l’impression d’un regroupement de célébrités à la Santé, c’est d’abord parce qu’il s’agit de la prison de la capitale et que les célébrités ont tendance à vivre et à travailler à Paris !
Référence : AJU001t5