De l’effet de distanciation dans le théâtre brechtien à la distanciation sociale ou physique dans la lutte contre le Covid-19

Publié le 02/07/2020

Que peut-il y avoir de commun entre le théâtre brechtien et l’une des méthodes de protection contre le Covid-19 ? Un instrument, un moyen, une notion : la distanciation. Certes, la distanciation permettant de définir le théâtre épique de Brecht est préexistante et évidemment indépendante de la lutte contre le virus, mais en cette période de post-confinement, laissant toujours les arts, et en particulier le spectacle vivant, en quarantaine prolongée, il est intéressant de revenir sur cette notion centrale du théâtre moderne, afin d’en tirer, si ce n’est des enseignements, tout du moins une source de réflexion pour penser la distanciation telle que nouvellement appréhendée par le droit.

La distanciation est un substantif qui jusqu’à la crise sanitaire mondiale du coronavirus n’était pas d’un usage courant. Son origine aurait pu être déterminée par la préexistence du mot « distance » (dès le XIIIe siècle), venu lui-même du latin distare et distantia, dont le préfixe « di » indique la séparation1, mais il semble que ce soit davantage une traduction du terme allemand Verfremdung qui fait apparaître la « distanciation » dans la langue française, à la fin des années cinquante seulement. Tandis que le dictionnaire Larousse la définit synthétiquement comme le « fait de créer une distance entre soi et la réalité », le dictionnaire de l’Académie française ne la caractérise qu’en référence à la « technique théâtrale, prônée » par Brecht2.

De fait, en français, le terme est quasi exclusivement utilisé pour caractériser le théâtre brechtien. « Verfremdung » est le concept clef que l’on attribue au dramaturge allemand pour définir son théâtre épique, et traduit par « distanciation » en français, qui rend bien compte de l’idée d’éloignement présente dans le terme allemand originel. Brecht exigeait que ce qui se déroule sur scène laisse un espace entre le plateau et le spectateur. Ce dernier doit être un observateur non passif en considérant « ce qui se déroule sur la scène d’un œil investigateur et critique »3, et il doit appréhender l’histoire qui lui est présentée sans pour autant s’identifier à celui qui la présente. C’est une opposition radicale avec la classique vision aristotélicienne du théâtre, un rejet partiel de la fameuse catharsis créée par l’empathie éprouvée par le spectateur, immergé dans le récit et ressentant des émotions instinctives ou immédiates. La distanciation concerne également l’acteur, qui doit être lui-même suffisamment éloigné de son personnage4.

En réalité, les choses sont un peu moins schématiques, car l’auteur et metteur en scène berlinois a évolué tout au long de ses pièces dites épiques, dans « sa rébellion contre les formes du drame ancien »5 et son rejet de la catharsis d’Aristote. Certains travaux ont même démontré, à travers l’observation des relations polémiques entre Brecht et Lukács et l’étude critique par ce dernier de l’œuvre du premier, qu’il « est arrivé avec le temps à modérer sa position et à affirmer explicitement que le “théâtre de la distanciation” n’exclut nullement les émotions »6.

Que peut-il donc y avoir de commun entre cette conceptualisation dramaturgique de la distanciation et l’utilisation massive du terme dans le contexte de la crise pandémique inédite du Covid-19, qui a traversé la planète et a fait entrer dans le débat politique, les textes juridiques et les discussions populaires un mot jusqu’alors inconnu de tous, à l’exception des gens de théâtre, s’imposant comme une nouvelle technique sanitaire ?

De l’effet de distanciation dans le théâtre brechtien à la distanciation sociale ou physique dans la lutte contre le Covid-19
Unclesam / AdobeStock

La distanciation, initialement qualifiée de « sociale », finalement devenue « physique », fait partie avec les mesures d’hygiène des gestes dits barrières.

Il est intéressant de s’arrêter sur l’entrée « distanciation sociale » ajoutée à celle de « distanciation » en mai 2020 dans le dictionnaire précité de l’Académie française, dont il dit qu’elle ne serait qu’« une transcription de l’anglais social distancing »7, précisant qu’elle « est assez peu heureuse », et date sa première utilisation par des sociologues français, en 1966, se référant aux phénomènes de ségrégation sociale qui ont pu être décrits par Zola8. Il a été maintes fois souligné que l’expression de distanciation « sociale » n’était pas adéquate pour caractériser ce qui est prescrit et attendu des citoyens français à l’occasion de la crise sanitaire de 2020 et qui n’est autre qu’une distanciation « spatiale ». Toutefois, cette injonction à l’éloignement opérée à partir de l’arrêté du 14 mars 20209, arrêté précédé d’une déclaration du Premier ministre renvoyant la paternité de cet emploi aux « scientifiques » pour excuser ce terme qui n’est pas « joli » (sic) et qui « rebute » les Français, a (eu) un impact sur les relations sociales. Ainsi, le respect des « règles de distance dans les rapports interpersonnels » est  présenté comme « l’une des mesures les plus efficaces pour limiter la propagation du virus », et, pour favoriser « l’observation » de ces mesures, il y a lieu de fermer un certain nombre d’endroits « accueillant du public » considérés comme « non indispensables à la vie de la nation », tels ceux favorisant les relations sociales, à l’instar des bars, mais aussi de culture, tels les cinémas et théâtres, mais également d’interdire les rassemblements de plus de 100 – puis dix – personnes. Le Conseil d’État a toutefois jugé en référé que l’interdiction générale et absolue des manifestations sur la voie publique était disproportionnée par rapport à l’objectif de préservation de la santé publique, sauf si « les mesures barrières », c’est-à-dire implicitement la distanciation physique, ne peuvent être respectées10.

La distanciation physique s’est ajoutée à la distanciation sociale dans les décrets adoptés en mai 2020 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire11, la première étant présentée comme une composante de la seconde et consistant en fait en une mesure métrique (« au moins un mètre entre deux personnes »), devenant alors synonyme de la distanciation spatiale.

L’application de traçage numérique StopCovid, disponible en France depuis le 2 juin 2020, dernier outil proposé par les pouvoirs publics pour faciliter le contrôle du respect de la distanciation, aurait pu autoriser une approche plus théorique pour une mise en perspective de la notion de distanciation brechtienne dans le contexte actuel, par cette idée sous-jacente de mise à distance de l’Autre, un Autre stigmatisé, un Autre qui peut présenter un danger, qui s’approche de l’« étranger », de l’adjectif allemand fremd, composant le terme Verfremdung cité plus haut. La parenté avec « l’effet de distanciation » n’est toutefois que limitée, même si pour Brecht il s’agissait d’éviter un danger qui était selon lui, au moins un temps, quasi vital à l’essence de son théâtre.

Finalement, l’utilisation dans le contexte de lutte contre la pandémie de la notion de distanciation a produit un affranchissement total de son sens originel ; dans cette mesure, un autre terme plus concret, tel « éloignement corporel », aurait dû être préféré à cette notion brechtienne intransposable dans la vie courante.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Pruvost J., « “Distanciation sociale” : de quoi parle-t-on ? », Le Figaro, 5 avr. 2020.
  • 2.
    https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D2789.
  • 3.
    Brecht B., Écrits sur le théâtre, 1, 1972, L’Arche, p. 320.
  • 4.
    Sur cette notion, v. not. Naugrette C., L’esthétique théâtrale, 3e éd., Armand Colin, p. 282 et s.
  • 5.
    Tertulian N., « Distanciation ou catharsis ? », Europe n° 856-857 (Bertolt Brecht), août 2000, p. 63.
  • 6.
    Tertulian N., « Distanciation ou catharsis ? », Europe n° 856-857 (Bertolt Brecht), août 2000, p. 72.
  • 7.
    Pruvost J., « “Distanciation sociale” : de quoi parle-t-on ? », Le Figaro, 5 avr. 2020, où le linguiste indique que cette expression anglo-saxonne a été utilisée à l’occasion de l’expansion dans le Missouri en 1918 de la grippe espagnole, conduisant à l’interdiction « de rassemblements de plus de 20 personnes ».
  • 8.
    https://www.dictionnaire-academie.fr/article/DNP0947. Cette utilisation est également mentionnée dans le dictionnaire CNRTL : https://www.cnrtl.fr/definition/distanciation.
  • 9.
    A., 14 mars 2020, portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus Covid-19, NOR:SSAZ2007749A : JO n° 64, 15 mars 2020, texte n° 16.
  • 10.
    CE, ord., 13 juin 2020, nos 440846, 440856 et 441015, pt 14, M. A., LDH, CGT et a.
  • 11.
    D. n° 2020-548, 11 mai 2020, prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire : JO n° 116, 12 mai 2020, texte n° 6 – abrogé par D. n° 2020-663, 31 mai 2020 : JO n° 133, 1er juin 2020, texte n° 1.
LPA 02 Juil. 2020, n° 155b2, p.23

Référence : LPA 02 Juil. 2020, n° 155b2, p.23

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