Des plongeons et des hommes

Publié le 15/06/2017

Corniche Kennedy, de Maylis de Kérangal.

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À l’occasion de la récente sortie de Corniche Kennedy sur les écrans, nous avons décidé, à l’instar de ses protagonistes, de nous plonger dans l’œuvre de Maylis de Kérangal. Corniche Kennedy est peut-être moins connue que son grand frère Réparer les vivants, mais il s’agit pourtant d’une œuvre à ne pas manquer.

Si vous êtes un peu enfermés dans la réalité du quotidien. Si vous avez oublié le goût de l’eau quand on boit la tasse, oublié la brûlure du sel dans les yeux quand on veut les ouvrir sous l’eau, oublié l’odeur de la ville qui cuit sous un soleil de plomb, alors munissez-vous rapidement de Corniche Kennedy !

Maylis de Kérangal a donné des corps à la liberté et alors, la magie opère, on se souvient de tout. L’aura de la ville de Marseille rayonne, cette ville si particulière, semblable à aucune autre, difficile à comprendre, intransigeante mais parfois si généreuse. Sous le regard bienveillant de Maylis de Kérangal, la ville nous adopte, on entre à corps perdu dans la bande d’Eddy, roi des plongeons sauvages.

Corniche Kennedy conte la fracture qu’il existe entre les jeunes des cités et les hommes politiques déconnectés qui souhaitent redorer l’image de la cité phocéenne. Une bande de jeunes qui, tout au long de l’été, squattent les abords de la Corniche Kennedy, grande ceinture qui marque la frontière avec la mer, et ils y plongent à tour de bras. Seul problème, ces plongeons sont dangereux, certains de ces jeunes pourraient même se tuer, une cheville qui se tord au départ, une trajectoire mal évaluée, d’autant que certains se lancent depuis le plongeoir renommé « Face to face », si escarpé qu’il est impossible de reculer une fois en haut. Seule issue : le saut ! La catastrophe pourrait vite arriver et c’est ce que souhaitent éviter à tout prix les élus locaux qui interdisent formellement toute activité depuis la Corniche. Mot d’ordre : tolérance zéro. Une brigade est même affectée à ces rochers pour rétablir l’ordre. Sylvestre Opéra, commissaire de police, bataille avec cette bande d’irréductibles qui nargue les autorités en s’élançant à qui mieux mieux depuis la Plate, le Just do it, ou le Face to face, autant d’étapes qui prouvent leur virilité, leur intensité.

Depuis son bureau, en aplomb de la Corniche, le commissaire regarde, de son œil fatigué, les gamins sauter. Ces jeunes qui bravent l’autorité et les lois de la gravité mais pas seulement. Lui, le flic, l’uniforme trop serré pour son corps trop développé, trop fatigué, trop lourd, regarde ces élans de folie, de vie. Pourtant leur vie, elle défile au rythme des heures cramées sur la Plate, ce rocher où ils ont établi leur territoire, et des clopes fumées en écoutant la musique qui sort des hauts parleurs grésillants des téléphones portables tombés du camion. Et ils plongent inlassablement pour meubler le temps. Ils sont maîtres, ici, sur ce petit morceau de pierre.

L’auteur nous embarque dans le baptême du feu de Suzanne, enfant des beaux quartiers attirée par la force brute des plongeurs, ainsi que dans le bras de fer qui s’établit entre Sylvestre Opéra, tiraillé entre les ordres venus d’en haut et l’envie de protéger, ne serait-ce qu’un instant, ces enfants qui s’amusent, et la bande de la Plate, qui redouble d’ingéniosité pour ridiculiser les autorités.

Mais si l’histoire nous emporte, il faut voir plus loin, car l’enjeu véritable dépasse, de loin, le simple défi des règles. L’enjeu, c’est aussi celui de vies déjà condamnées à la médiocrité par une société qui ne laisse pas leur chance à toutes ses composantes. L’enjeu, c’est celui d’une ville qui ferme les yeux sur ses oubliés, sauf quand il faut faire un coup d’éclat.

Le cœur de ce récit revient à comprendre comment, à cet instant, dans ces calanques, ces gamins paumés, dont le chemin est tout tracé, car tout le monde le sait et cela n’étonne personne, de toute façon, ils ne feront rien de leur vie ; comment ils deviennent roi, et comment leur avenir se dilate et leur promet autre chose qu’un boulot minable ou qu’un peu de trafic jusqu’à ce que la violence de la cité les rattrape. Sous la plume de Maylis de Kérangal, cette jeunesse peut rêver de lendemains brillants. Ils peuvent se redresser et étaler leur savoir-faire devant les regards admiratifs de ceux qui les entourent. Et l’auteur nous rappelle le chemin qu’il reste à parcourir sous les rayons accablants du soleil méditerranéen pour sortir de notre torpeur sociale. En ces temps de discours électoraux inspirés, Corniche Kennedy éclabousse les mots creux.

LPA 15 Juin. 2017, n° 126z2, p.30

Référence : LPA 15 Juin. 2017, n° 126z2, p.30

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